Par Darío Lara (Traduit de l’orginal en espagnol* par Catherine Lara)

Présentation

Première partie de l’article

Deuxième partie de l’article

Troisième partie de l’article

Quatrième partie de l’article

Après la sécession du Vénézuela et la démission de Bolivar, se produisit l’inévitable dissolution de la Colombie. C’est l’époque où le District du Sud vit arriver le moment de prendre en main sa complète autonomie. Buchet de Martigny écrit alors :

« Depuis quelque temps la grande majorité des habitants du Sud n’aspire à rien d’autre que de s’affranchir du gouvernement de Bogota. Cette mesure était surtout souhaitée par les plus remarquables d’entre eux car elle flattait leur amour propre et de nouvelles portes s’offraient à leur ambition » (page 17).

Et il ajoute comme conséquence naturelle :

« Ils répondirent donc à l’appel de Flores. Dans toutes les villes des assemblées populaires furent organisées et une voix unanime demanda que les trois Départements méridionaux constituent un Etat distinct qui fut nommé provisoirement Etat du Sud, et dans l’attente de la session d’un Congrès qui se chargerait de donner une Constitution à cet Etat, ils nommèrent le Général Flores chef suprême en mai 1830 » (page 33).

Buchet de Martigny n’ignore pas que l’assassinat du maréchal Sucre favorisa la désignation de Flores :

« … on pensait que le général Sucre, qui se trouvait alors au Congrès de Bogota, en qualité de représentant de la Province de Quito, reviendrait à temps pour lui disputer la Présidence lors du Congrès réuni à Rio Bamba afin de doter le Sud d’une organisation définitive, et nul ne doutait que Sucre l’emporterait contre Flores » (page 17).

Lisons donc le commentaire de Buchet de Martigny sur l’assassinat du maréchal Sucre :

« L’opinion publique se divisa alors, et le demeure encore, quant aux auteurs d’un si lâche et sombre attentat. Les uns accusent Obando et Lopez ; les autres le général Flores. Les informations que je suis parvenir à réunir tant à Bogota comme à Quito laissent entrevoir, sans faillir à l’impartialité historique, qu’aucun des trois accusés ne fut étranger à la mort de Sucre et que le général Flores si tant est qu’il n’y ait pas joué un rôle actif, aurait pu au moins l’empêcher » (page 18).

Les faits étaient encore brûlants et le temps suffisant pour atténuer les passions n’avait pas encore accompli son œuvre pour permettre d’examiner la situation plus sereinement. On ne doit pas oublier que Buchet de Martigny se trouvait à Bogota durant cette période convulsionnée autour de 1830 et qu’il fréquenta obligatoirement tous les ennemis de Bolivar (notamment Santander), les groupes qui attentèrent contre sa vie et préparèrent l’assassinat du maréchal Sucre. Il est possible qu’il se soit laissé influencer par cet « antibolivarianisme » qui se répandit même parmi les plus fidèles amis du Libertador, y compris chez le général Flores à qui Bolivar lui-même annonçait le danger qu’il encourait dans une lettre du 1er juillet 1830 :

« …vous serez une victime, mon cher Flores : Sucre fut surnommé l’homme de la chance ; la vôtre ne vous sauvera pas et il est donc impératif que vous fassiez très attention tout comme le ferait une belle jeune fille… ».

Plus éloignés de ces événements et disposant de plus d’information à ce sujet, tous les diplomates français qui firent référence au crime de Berruecos exprimèrent des opinions plus raisonnées et qui peuvent être résumées dans les quelques lignes rédigées par le Consul De Mendeville qui dans une Note adressée au quai d’Orsay le 13 avril 1840 désigne les véritables coupables et mentionne les noms d’Obando, Lopez et Morillo. Voyageur et remarquable connaisseur de cette époque Lafond de Lurcy écrivit dans une de ces œuvres majeures :

« Cet homicide fut préparé avec préméditation ; les journaux de l’époque allèrent même jusqu’à prédire la mort du général et indiquaient que JOSE MARIA OBANDO serait l’assassin…il tenta de salir le nom du général Flores en l’associant à ce crime ; mais l’opinion publique condamnant les véritables coupables a désigné Obando et le général Lopez… » (48)

Je ne m’attarderai pas à analyser cette page de l’histoire du 19ème siècle qui a tant intéressé de nombreux historiens. La responsabilité des véritables coupables de ce crime affreux a été prouvée de manière définitive et le général Flores n’y a exercé aucune responsabilité. Ces dernières années, l’œuvre réalisée dans ce sens par le « Centre d’Etudes Historiques de l’Armée » sous l’avisée direction du général Marcos Gandara Enriquez est digne d’éloges, notamment grâce à la publication de 4 livres de grande valeur que j’eus la chance de recevoir et de lire à Paris : Le Général Juan José Flores, fondateur de la République de l’Equateur, par le professeur Jorge Villalba F., S.J ; Histoire Critique de l’assassinat du Grand Maréchal d’Ayacucho, par Antonio José de Irisarri ; Le Grand Maréchal d’Ayacucho, par Antonio Flores Jijon ; et Le criminel de Berruecos, par le professeur José Le Gouhir, S.J.

La lecture de ces ouvrages offre une information complète, de valeur et irréfutable sur ce chapitre de l’histoire. Comme l’a écrit le général Gandara lors de la publication d’un de ces livres, le désir de la « Bibliothèque de l’Armée Equatorienne » est de « …tracer le chemin d’une saine révision historique. Un révisionnisme basé sur des documents dignes de foi qui nous rapprochent chaque fois plus de la vérité » (49) . Lorsqu’il présenta l’ouvrage du Professeur José Le Gouhir « chercheur honnête et avisé », le distingué militaire et historien de valeur exprima le commentaire suivant :

« Les grands responsables de l’assassinat perpétré, dans le lieu nommé La Jacoba à Berruecos, contre l’héroïque et illustre général Antonio José de Sucre, Grand Maréchal d’Ayacucho…. ces responsables furent : le Club jacobin des conspirateurs libéraux, désigné comme un club d’assassins par Irisarri … et le général Obando, sinistre exécuteur de ce complot infernal avec ses séides scélérats » (50).

Cette affirmation est également reprise par le célèbre guatémaltèque, Antonio José de Irisarri – philologue et journaliste, historien et homme politique éminent – qui en défendant la mémoire du général Flores se référa à ceux qui après lui avoir donné « les titres de fondateur, défenseur et conservateur de la République sont les mêmes qui non seulement lui dénient les éloges exagérés qu’ils lui adressaient auparavant mais en outre le dépeignent comme l’homme le plus vil… » (51).

Le général Gandara ajoute : « Ce sont eux et leurs partisans en Equateur, Vicente Rocafuerte et Pedro Moncayo qui furent à l’origine de cette légende noire sur le général Flores qui a perduré jusqu’à notre époque » (52).

Ceux qui tentent de se remémorer ce chapitre de notre histoire à travers des sources dignes de foi trouveront dans ces quatre volumes que j’ai mentionnés un matériel d’une très grande qualité et seront convaincus qu’il est temps de cesser de souiller le nom du vainqueur de la bataille de Tarqui et de Miñarica avec des calomnies si éloignées de la vérité et de son honneur. (Cf. annexe n° 8).

Mais il est temps de revenir à notre chroniqueur, le diplomate français qui faisant référence au Congrès de Riobamba le présente en ces termes :

« Cette assemblée se réunit au cours du mois d’août 1830 ; elle officialisa ce qui jusque là n’avait été décidé que dans des réunions populaires, sans rompre totalement les liens qui unissaient encore récemment les trois Départements du Sud avec le reste de la Colombie ; elle fit de ces Départements un seul Etat distinct qui prit le nom d’EQUATEUR. En peu de jours elle le dota d’une Constitution démocratique qui diffère peu ou prou de celles des autres républiques américaines. » (page 18).

Ces mots de Buchet de Martigny alors qu’il se réfère à la composition de ce premier Congrès attirent notre attention :

« … Le Congrès de Rio Bamba – écrit-il – fut composé, pratiquement dans sa totalité, de ses créatures, d’hommes dévoués à sa volonté (en parlant de Flores)… » (page 18).

Il ignorait certainement que « entre autres membres se trouvaient : Antonio Ante patriote et héros du 10 août 1809, le prêtre Juan Pablo de Santa Cruz y Espejo, curé de Saquisili et frère de notre immortel Eugenio Espejo, Pedro Fermin Cevallos, le futur historien, Pedro Moncayo, etc… et pas uniquement une camarilla de Flores comme cela fut écrit » (53).

Cependant Buchet de Martigny reconnaît les conditions qui furent celles du général Flores :

« … mais, il était le principal artisan du changement qui se mettait en place… il avait entre les mains un pouvoir auquel nul ne pouvait faire contrepoids. Il était le seul général capable de s’opposer à la Nouvelle Grenade dans le cas ou refusant de reconnaître la transformation politique du Sud, elle aurait prétendu, comme on le craignait alors, revendiquer par la force un droit sur un territoire qui d’une certaine façon lui avait autrefois appartenu… Finalement il était parvenu à attirer dans son administration, pour son plus grand bénéfice, quelques hommes jouissant d’une grande influence dans le pays. Tous ces facteurs réunis contribuèrent à le maintenir provisoirement à la tête du nouvel Etat… » (page 17).

A partir de l’élection du général Flores « à la tête du nouvel Etat », Buchet de Martigny consacre 17 pages, sur les 44 que compte au total sa Notice, à décrire l’administration du Président de l’Equateur de 1830 jusqu’à la fin de son mandat constitutionnel, le 10 septembre 1834, après sa réconciliation avec Rocafuerte et l’accord signé quelques mois auparavant avec celui qui lui succéderait à la Présidence, en 1835.

Dès le début l’administration du général Flores se heurta à de graves difficultés tant d’ordre interne qu’externe. Le premier problème qui se présenta fut une conséquence du mouvement dirigé en Colombie par le général Rafael Urdaneta qui souhaitait remettre à nouveau le pouvoir dans les mains du Libertador Bolivar. Il chargea de la même mission à accomplir dans le Sud son cousin, le général Luis Urdaneta, héros du 9 octobre 1820 et de la victoire de Tarqui. Buchet de Martigny en parle ainsi :

« Le général Luis Urdaneta fut chargé de cette mission pour l’Etat de l’Equateur. A peine eut-il débarqué à Guayaquil, en novembre 1830, qu’il acclama le nom du Libertador. Aussitôt les troupes qui se trouvaient cantonnées dans la ville se placèrent sous ses ordres et en quelques jours, sans aucune violence, il en fut de même pour toutes les troupes jusqu’à Latacunga, à 15 lieues de Quito. Flores qui se trouvait alors à Pasto, se vit abandonné par tous les siens en peu de temps ». (page 20-21).

Mais à peine le décès de Bolivar le 17 décembre 1830 fut-il connu que Buchet de Martigny ajoute : « Dès que cette nouvelle se diffusa en Equateur, les choses changèrent immédiatement d’aspect. Flores fit là encore preuve de beaucoup d’habileté à cette occasion… De cette façon le Président redevint plus que jamais le maître absolu du pays, dont il expulsa tous les officiers qui avaient rallié la cause d’Urdaneta » (page 21).

Cependant il dut rapidement faire face à de nouvelles difficultés, cette fois-ci avec le voisin du Nord ou se trouvait réuni le « Congrès des Députés du Centre de la République » en septembre 1831 ; cette assemblée rendit son nom à la Nouvelle Grenade, en fit un Etat distinct, la dota d’une Constitution et d’un gouvernement propres. » Buchet de Martigny ajoute : « Une des premières actions du gouvernement de la Nouvelle Grenade fut de réclamer le Département du Cauca qui de tout temps et sous la domination espagnole avait fait partie de son territoire » (page 22).

Plus graves que les conflits avec la Nouvelle Grenade, les choses se détérioraient de jour en jour à l’intérieur du pays. Buchet de Martigny signale tout d’abord l’indiscipline et l’insubordination des troupes : « souvent instruments de révolutions » et dans les faits « la sécurité du pays et l’existence même du gouvernement reposaient sur elles » (page 22). Flores tentait de les maintenir satisfaites mais le manque de ressources économiques l’empêchait de verser le paiement des soldes et de leurs rations ; tout ceci occasionnait des rébellions sévèrement réprimées. Pire encore le mécontentement se fit également sentir, et beaucoup plus sérieusement, parmi la population civile. En premier lieu ce fut une conséquence du Traité signé en 1832 :

« Un grand mécontentement contre le Président se fit alors entendre dans tout le pays, surtout à quito. La perte des deux provinces ne fut cependant pas, loin sans faut, l’unique cause de cette désaffection ; elle venait de beaucoup plus loin… » (page 23).

Avant de se lancer dans une sévère critique du Président, Buchet de Martigny écrit : « Le général Flores, comme nous l’avons dit, est affable et persuasif ; en outre il a beaucoup de finesse et même de la générosité dans ses sentiments… mais, son ambition est si grande que durant son administration, il a souvent oublié non seulement ces dispositions naturelles, mais aussi les principes les plus inviolables de la justice… ». Tout ceci eut naturellement des répercutions sur :

« … la plupart des Equatoriens et particulièrement ceux des hautes classes qui se croyaient destinés à gouverner eux-mêmes le pays ; surtout ils ne lui pardonnaient pas de s’être arrogé l’autorité suprême… » (page 24).

Concernant la critique de l’administration du général Flores, une critique si souvent répétée et parfois alourdie par de nombreux historiens nationaux, une série d’observations s’impose. Cette critique est compréhensible pour le diplomate français, qui ne disposait ni du recul des années ni de nombreuses sources d’information, mais elle est moins justifiable pour ceux qui, en dépit du temps écoulé et de la richesse documentaire accessible n’ont pas su, pourrait-on dire, apprécier à sa juste valeur la terrible réalité et les graves problèmes que connurent les jeunes Nations qui se constituèrent alors qu’elles sortaient à peine d’une période de lutte pour leur émancipation. Comme l’écrit José Luis Salcedo Bastardo lorsqu’il interprète la pensée de Bolivar, il est probable que Buchet de Martigny et très peu de son époque prirent en compte que :

« L’Amérique se distrait de ses tâches essentielles pour se concentrer plutôt sur une série de minuscules problèmes de politique locale ; le continent oublie de s’occuper de lui-même, de consacrer son énergie à se construire, à édifier et exercer sa mission » (54).

Des mots qui nous rappellent certaines déclarations du Libertador, lorsqu’il s’adressait par exemple à Pedro Gual :

« Persuadez-vous que nous sommes au bord d’un abîme, ou plutôt sur un volcan prêt à exploser…Je crains plus la paix que la guerre et en affirmant ceci je donne l’idée de tout ce que je ne dis pas et qui ne peut se dire » (55).

Bolivar est plus réaliste et perspicace lorsqu’il se réfère à la désastreuse situation en Colombie, identique à celle de l’Equateur :

« J’ai constaté avec douleur que la plupart du peuple colombien souffre et se plaint de maux qu’il attribue à de nombreuses causes… L’ensemble de la république offre le spectacle d’une misère générale car il n’existe ni fonds publics ni fonds privés. La confiance, l’amour des lois et le respect aux magistrats sont inexistants. Le mécontentement est général… (56).

Dans ces conditions, il fut facile (et cela l’est encore) d’accuser et de rendre l’administration responsable, en oubliant bien souvent que « les sociétés sont les auteurs responsables de leurs propres victoires et de leurs malheurs ». Le Libertador lui-même reconnaissait que : « C’est une stupidité pernicieuse que d’attribuer aux hommes publics la responsabilité des vicissitudes que l’ordre des choses produit dans les Etats » (57).

On pourrait penser que Buchet de Martigny avait compris cette pensée de Bolivar puisqu’il nous rappelle tout d’abord, comme s’il voulait justifier ou pour le moins expliquer les causes d’une si lamentable situation dont il était le témoin à l’époque de Flores :

« Le général Flores, qui n’avait reçu qu’une éducation très ordinaire et n’avait à ses côtés personne capable de l’aider, n’était pas à la hauteur d’une telle charge malgré son talent naturel, et le rôle de réformateur qui requiert de la sévérité, de l’ordre et de la rigueur était en totale opposition avec un homme au caractère si condescendant que cela en devenait une faiblesse, indifférent et prodigue ». (page 25).

D’un autre côté il n’oublie pas que :

« … les frais extraordinairement élevés causés par l’invasion de la 3ème Divion auxiliaire colombienne, les troubles dus au conflit avec le Pérou et l’établissement du nouvel ordre des choses en Equateur… n’avaient pas tardé à creuser un grand déficit dans les caisses du Trésor… (page 26).

Et comme conséquence inévitable :

«Le gouvernement s’était finalement retrouvé sans ressources et ne pouvait même plus subvenir aux besoins les plus urgents : l’armée, les fonctionnaires de l’administration, les créanciers de l’Etat n’étaient pas payés ou ne percevaient que de petits acomptes. Les conséquences : le soulèvement de deux bataillons, la perte de deux provinces, la misère et le mécontentement général » (page 26).

Ayant visité d’autres pays, Buchet de Martigny avait connu des circonstances analogues et il en tire cette réflexion qui mérite toute notre attention :

« Les circonstances difficiles auxquelles le général Flores dut faire face presque constamment auraient dû plaider en sa faveur ; mais généralement, les peuples et surtout les peuples ignorants savent à peine prendre en compte les obstacles que doit surmonter le gouvernement qui les dirige ; ils ne le jugent qu’en fonction des résultats dont ils peuvent tirer profit. Cela dit, nul ne pouvait nier que depuis le début de l’administration du général Flores, la situation des Equatoriens n’avait en réalité que peu empiré ». (page 26-27).

Parvenu à ce stade de son récit, Buchet de Martigny nous présente deux personnalités qui interviendront de manière importante dans la vie politique à l’époque de Flores et dans l’histoire de l’Equateur. Il s’agit du vénézuelien Juan Garcia del Rio, déjà cité auparavant, et de Vicente Rocafuerte, originaire de Guayaquil.

La présentation de Garcia del Rio est courte et précise ; il apparaît dans les moments les plus difficiles de l’administration de Flores alors que le pays est grevé de contributions extraordinaires, de réquisitions de toutes sortes, d’emprunts successifs à des taux exorbitants ; à cette époque l’augmentation du nombre de billets de banque en circulation donnait lieu à une spéculation effrénée et finalement : « la banqueroute était à la porte et, pour comble de malheur, un véritable déluge de fausse monnaie inondait le pays » (page 26).

Buchet de Martigny présente Juan Garcia del Rio (personnage qui fut qualifié comme « l’un des américains les plus illustres tant pour ses services lors de l’Indépendance que pour ses écrits politiques » en ces termes :

« Monsieur Garcia del Rio, qui avait pris une part très active en 1830 à Bogota dans les affaires de Colombie, débarqua alors à Paita, port du Pérou, voisin des côtes de l’Equateur. Il annonça qu’il se dirigeait à Lima pour y traiter quelques affaires : en réalité nul ne sait s’il fut celui qui sollicita un emploi au général Flores, au parti duquel il avait appartenu sous le gouvernement de Bolivar, ou si ce fut le Président qui, ayant eu vent des éloges quant à ses talents, ses activités et son énergie, l’appela spontanément auprès de lui dans l’espoir de trouver là l’homme dont il avait besoin pour mettre en œuvre la réforme qu’il projetait. Ce qui est certain c’est que Monsieur Garcia del Rio ne tarda pas à s’installer à Quito à la fin de l’année 1832 et à être nommé Ministre des Finances, avec comme mission spéciale l’introduction d’une réforme complète en la matière » (page 27).

Nous savons que le général Flores connaissait depuis années Garcia del Rio, précisément alors que ce dernier était chargé en 1830 de rédiger pour le Congrès de Bogota les bases d’une nouvelle Constitution, celle là même que Flores publia alors plein d’éloges. Le Professeur Jorge Villalba F. (58), historien érudit, écrit d’ailleurs que « s’il y a quelque chose que souhaitait Flores c’est bien que la Constitution semi-bolivarienne rédigée par Garcia del Rio soit approuvée par le Congrès mais il n’avait alors aucun appui ». Nous savons également que lorsqu’en 1839 le maréchal Santa Cruz abandonna la Bolivie et vint résider à Guayaquil durant ses années d’exil, Antonio de Irisarri et Garcia del Rio faisaient partie des personnalités qui le fréquentaient. Comme je l’ai rappelé auparavant son nom est présent dans un document important du Ministère équatorien des Affaires Etrangères puisque c’est en tant que Ministre des Finances qu’il signa avec Buchet de Martigny le projet d’une Convention provisoire entre Sa Majesté le Roi des Français et l’Etat de l’Equateur en 1834.

Selon Buchet de Martigny, Garcia del Rio montra qu’il avait des connaissances en finances et il émet le commentaire suivant :

« Monsieur Garcia del Rio avait entrepris avec sérieux et ardeur la tache que lui avait confié le chef du Gouvernement ; il avait mené à bien de très utiles réformes et était même parvenu à rétablir un certain ordre dans les finances » (page 29).

Cependant, il se heurta comme tout réformateur à des difficultés insurmontables dues à des personnes qu’il n’aurait jamais soupçonnées puisqu’elles avaient collaboré, ou allaient le faire, avec le général Flores, d’où l’explication de Buchet de Martigny :

« …afin de lui confier le poste de Ministre des Finances il avait été nécessaire de renvoyer un des hommes les plus riches de Quito, Monsieur Valdivieso qui, bien qu’incapable et connu pour être un gaspilleur effronté, avait fait preuve d’un grand mécontentement et y avait fait participer ses concitoyens. Finalement, le Ministre des Finances avait dû, pour corriger les abus commis, se heurter à de nombreux intérêts puissants. Bientôt une clameur générale se fit entendre contre lui dans tout le pays. Monsieur Olmedo, entre autres, alors Préfet de Guayaquil, démissionna de son poste suite à un ordre qu’il reçut de Monsieur Garcia del Rio et lança en même temps une sorte de manifeste non seulement contre le Ministre mais contre la politique générale du gouvernement » (page 29).

Cependant l’opposition la plus violente contre Garcia del Rio vint de la part de Vicente Rocafuerte qui, en février 1833, était revenu en Equateur après 14 années d’absence. Il n’avait pas participé aux campagnes pour l’Indépendance et n’avait pas été présent le 9 octobre 1820 lors de la formation de la République. Il venait avec un énorme prestige d’homme connu, foncièrement républicain, désireux de contribuer au progrès matériel et intellectuel du pays. Buchet de Martigny nous le présente en ces mots :

« Peu de temps après (l’arrivée de Garcia del Rio), Monsieur Vicente Rocafuerte revint également à Guayaquil, en mars 1833. Ce personnage appartient à une des familles les plus anciennes et respectées de Guayaquil ; après des études en Europe, il a résidé quelques temps en Angleterre puis à Mexico où il fut ministre et ensuite revint en Equateur. Il semble que partout où il ait été, il se soit fait remarquer par l’exaltation de ses principes démocratiques et par sa violence de caractère. On lui attribue de l’esprit mais un esprit qui frise la folie et beaucoup d’idées inapplicables dans les nouveaux Etats d’Amérique. Un homme jouissant de sa position, résidant dans son pays au milieu de gens ignorants, ne pouvait manquer d’exercer par sa seule présence une grande influence sur les événements politiques et le général Flores, particulièrement dans ces circonstances, avait des raisons de craindre son inimitié… » (page 27-28).

Il est intéressant de voir l’opinion de tous les diplomates français de cette époque qui après Buchet de Martigny rencontrèrent et connurent de près Rocafuerte : le Consul de Mendeville , Levraud Iturburu coïncident quant à cet illustre homme de Guayaquil. Tous lui reconnaissent son intelligence, sa préparation intellectuelle, hors du commun pour l’époque : ils soulignent son patriotisme et le processus de progrès qu’il développa dans le pays. Mais tous coïncident également sur les aspects négatifs qui se révélèrent à plusieurs reprises : durant les quelques mois de son amitié avec Flores, lorsqu’il était dans l’opposition et alors qu’il dirigeait les combats des chihuahuas ; après sa réconciliation avec Flores et sa collaboration (1835 – 1843), et à nouveau durant ses campagnes dans l’opposition jusqu’à sa mort en 1847.

Après avoir évoqué son éducation à Madrid et surtout le Collège de Saint Germain en Laye, Washington de Mendeville le présente comme un « libéral exalté » ; il lui rend justice pour « s’occuper de ce qui peut apporter le bonheur au pays » mais ajoute :

« … Le président est un homme aux vives passions, au caractère irascible mais faible et hésitant lorsqu’on le flatte ; têtu et ferme lorsqu’on le contrarie ouvertement ce qui lui donne l’aspect de la légèreté, de l’inconséquence voire de la folie aux yeux de certaines personnes… Il est regrettable qu’imbu de théories administratives qu’il a étudié en Europe, il ne sache pas distinguer celles qui conviendraient au peuple encore très arriéré qu’il gouverne ; ses tentatives pour les appliquer sont pour lui source de découragement et naturellement il est plus triste encore qu’elles constituent une arme contre le développement futur entre les mains des nombreux ennemis du progrès du pays » (59).

Face à la crainte de voir le général Flores à la tête d’une armée victorieuse et bien préparée, et à l’opposition de Rocafuerte, le Consul de France, Léonce Levraud, informe le Ministère français des Affaires Etrangères :

« On attribue cette résistance obstinée de Rocafuerte à l’envie qu’il ressent envers le général Flores appelé à jouer un rôle brillant et à la crainte de ce que son retour en Equateur à la tête d’une armée victorieuse et fidèle ne soit à l’origine d’un régime militaire absolutiste » (60).

Nous verrons cette opinion confirmée par Buchet de Martigny dans les pages qui suivent. Levraud, plus incisif encore, écrit dans son Rapport du 26 avril 1843, entre autres phrases :

« Monsieur Rocafuerte est effectivement un homme pour qui l’idée d’une vie tranquille et sans ambition est impossible. Il a besoin d’exercer une autorité absolue dans ce qui est de son ressort ou de lutter contre le pouvoir qui lui refuse une plus grande participation dans le gouvernement de l’Equateur. Les plaintes déposées contre lui, contre son caractère obstiné qui ne respecte ni les lois ni la Constitution ont sans aucun doute comblé le général Flores…Monsieur Rocafuerte était parvenu à faire de la Province de Guayaquil une sorte de petit Etat indépendant qu’il dirigeait selon ses caprices. Le caractère des habitants de cette province, habitués au joug des Gouverneurs d’autrefois, leur haine contre la Capitale qu’ils considèrent comme inférieure à leur port, servaient admirablement ses projets d’Indépendance… » (61).

Toutes ces opinions ne font que confirmer ce qu’exprimait Bolivar au général Flores dans l’historique lettre du 9 novembre 1830, la dernière qu’il écrivait depuis Barranquilla à son plus fidèle général, quelques semaines avant sa mort. Voici quelques lignes de cette si célèbre lettre :

« …Je vous avertis que Rocafuerte a été contraint de partir pour ce pays (l’Equateur) et que cet homme éprouve contre vous et mes amis les plus sinistres pensées. Il est capable de tout et en a les moyens. Il est si déséquilibré que bien qu’ayant été mon meilleur ami dans ma jeunesse et soutenu jusqu’à mon entrée à Guayaquil, il est devenu mon ennemi furieux car j’ai commis les mêmes délits que vous : avoir fait la guerre contre La Mar et ne pas être de Guayaquil, outre d’autres divergences d’opinion et autres choses. C’est le fédéraliste le plus enragé qui soit au monde, un antimilitariste acharné et un peu fou. Si ce gentilhomme met les pieds à Guayaquil, vous souffrirez beaucoup et le reste Dieu seul le sait. La Mar viendra car Olmedo l’idolâtre et n’aime personne d’autre que lui. Attendez vous donc aux conséquences de ces antécédents » (62).

Je me permettrai ici une brève digression personnelle qui a une relation directe entre Bolivar et Rocafuerte. Alors que j’étais en poste à Paris, le téléphone de mon bureau à l’Ambassade d’Equateur sonna. A l’autre bout de la ligne se trouvait l’Ambassadeur Francisco Cuevas Cancino, Délégué permanent du Mexique à l’Unesco. Comme nous maintenions des relations amicales et qu’il avait lu quelques uns de mes essais historiques, il me demanda, soit parce qu’il l’avait oublié, soit parce qu’il n’avait pas eu l’occasion de lire cette lettre de Bolivar à Flores, plein d’émotion et presque scandalisé s’il s’agissait véritablement d’une lettre authentique ou d’un document apocryphe. De toute façon cette lettre lui paraissait infamante pour Rocafuerte. Dans la mesure ou j’avais eu entre les mains les lettres écrites par Bolivar à Flores, qui étaient parvenues à l’Ambassade grâce à la donation des héritières du général Flores pour qu’elles soient transmises à l’Université Catholique de Quito (PUCE), et comme elles avaient déjà été publiées, il me fut facile d’assurer mon noble ami qu’il s’agissait là d’une lettre authentique sans que le moindre doute soit permis. J’entendis alors cette douloureuse confession : « Comme je n’ai pas le moindre doute quant à la personnalité de Bolivar, c’est aujourd’hui la fin de mon admiration à une idole » ; nous eûmes par la suite l’occasion de commenter à plusieurs reprises cet épisode.

*Lara, Darío, Histórica conmemoración: 40 años de la Primera Comisión Mixta franco-ecuatoriana, 19966-2006, Comisión Nacional Permanente de Conmemoraciones Cívicas. Quito, 2006. 

NOTES : 

(48) A. Darío LARA, Œuvre citée ; N°30.

(49) Antonio José de IRISARRI, Historia crítica del asesinato cometido en la persona del Gran Mariscal de Ayacucho (Histoire critique de l’assassinat du Grand Maréchal d’Ayacucho) ; (Introduction et notes biographiques du Général Marcos Gándara Enríquez) ; Centre d’Etudes Historiques de l’Armée ; Quito, 1994.

(50) Idem., (Introduction, page 1).

(51) Antonio José de IRISARRI, Œuvre citée ; N°49.

(52) Idem.

(53) A. Darío LARA, Œuvre citée ; N°16.

(54) José Luis SALCEDO BASTARDO, Œuvre citée ; N°47.

(55) Idem.

(56) Idem.

(57) Idem.

(58) P. Jorge VILLALBA F., S.J., Œuvre citée ; N°44.

(59) Washington de MENDEVILLE, «Biographie des Personnages notables». – (dans le «Rapport sur la situation politique de l’Equateur au Ministère français des Affaires Etrangères», 6 mai 1837.- Biographie reproduite dans l’œuvre mentionnée ; N°16).

(60) Léonce LEVRAUD, «RAPPORT du Consulat de Guayaquil au Ministère français des Affaires Etrangères», 14 décembre 1841).

(61) Idem., RAPPORT du 26 avril 1843.

(62)CORRESPONDANCE DU LIBERTADOR AVEC LE GENERAL JUAN JOSE FLORES (1825-1830) ; Banque Centrale ; Quito, 1977.

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