Par A. Darío Lara (traduit de l’espagnol* par Catherine Lara)

Claude Buchet de Martigny : précurseur des relations diplomatiques franco-équatoriennes (1795-1857), d’après les archives du Quai d’Orsay

L’Histoire ! A quoi sert l’Histoire ? Cette question qui peut paraître extravagante, risible, a été soulevée il y a de nombreuses années et les réponses qui y ont été apportées ne se sont pas toujours avérées adéquates. Je dois avouer que cette interrogation m’a semblé plus péremptoire après avoir lu l’ouvrage d’un des grands philosophes de notre époque (admis en juin 2005 au sein de l’Académie française), Jean François Revel. En 1957, comme s’il cherchait à enthousiasmer ses étudiants de philosophie de La Sorbonne, il ne trouva pas meilleur moyen que de leur livrer un livre : Pourquoi des philosophes ? dans lequel il s’ingéniait à démontrer que la philosophie flirtait assez bien avec le mot « la fumisterie » (c’est le mot exact qu’utilisa Revel), c’est-à-dire la farce, la blague.


Cependant, bien plus tôt que Revel, Marc Bloch (1886 – 1944) écrivit dans la première page d’un livre magistral en 1942, alors qu’il était prisonnier de guerre, privé de liberté, de sa bibliothèque, et avant d’être fusillé par les nazis en 1944 : Apologie pour l’Histoire ou Métier d’historien (9), brillante introduction à la Philosophie de l’Histoire ; ouvrage qui fut pour lui selon ses propres mots : « comme un simple antidote auquel je demande aujourd’hui un certain équilibre de l’âme » (10). Ce livre dans lequel le professeur d’histoire de La Sorbonne, fondateur de la revue Annales d’Histoire économique et sociale avec Lucien Febvre, résuma une vie consacrée à « une histoire plus large et humaine » débute avec la question d’un enfant à son père qui était historien : « Papa, explique-moi donc à quoi sert l’Histoire ? » Tout en nous rappelant « qu’il est très utile de se poser des questions mais très dangereux d’y répondre » (Charles Seignobos), Bloch ajoute qu’il souhaitait « que ce livre soit ma réponse ». Bien évidemment Bloch ne manque pas de souligner que la question de cet enfant même si elle semble ingénue est pertinente : en effet « le problème qu’elle pose, avec l’embarrassante droiture de cet âge implacable n’est rien de moins – ajoute l’historien français – que celui de la légitimité de l’Histoire. » en tant que science ; (page 9).


Dans cette question infantile Bloch attire l’attention sur l’importance du mot servir : « A quoi sert l’Histoire ? ». Après de sages réflexions il parvient à une conclusion pour le moins insolite : « Certes, même si l’histoire devait être jugée incapable d’autres services, il resterait à faire valoir, en sa faveur, qu’elle est distrayante. » Il l’explique en affirmant : «L’histoire, pourtant, on n’en saurait douter, a ses jouissances esthétiques propres, qui ne ressemblent à celles d’aucune autre discipline. » et poursuit « … C’est que le spectacle des activités humaines, qui forme son objet particulier, est, plus que tout autre, fait pour séduire l’imagination des hommes ». On comprend ainsi que Leibnitz, par exemple, abandonnant les spéculations mathématiques et la théodicée, découvrira « cette volupté d’apprendre des choses singulières en déchiffrant de vieilles chroniques de l’Allemagne impériale ». C’est sans aucun doute cette poésie que renferme l’Histoire ; cependant un tel pouvoir attractif sur la sensibilité ne quitte en rien à « la science sa forte capacité à satisfaire notre intelligence » (page 12), les intelligences les plus privilégiées de l’humanité.


En conclusion Bloch définit l’Histoire comme une science qui a « l’homme même et ses actes pour matière », ou plus brièvement : « qui étudie les hommes à travers le temps ». Ce concept du temps est fondamental aux yeux de Bloch qui cite ce proverbe arabe : « Les hommes ressemblent plus au temps que leurs pères ». De même, fidèle à Bachelet, à Fustel de Coullanges, il proclame que : « le propos de l’Histoire est essentiellement l’homme ; plus exactement les hommes ». C’est une distinction pleine de signification car « l’utilisation du pluriel (les hommes), mode grammatical correspondant à la relativité, convient plus à une science de la diversité que le singulier (l’homme), favorable à l’abstraction » (page 25).


Observation essentielle et qui préoccupe Bloch : cette science aura « quelque chose d’incomplet si elle ne doit pas, tôt ou tard, nous aider à mieux vivre.… puisque, selon la croyance répandue, elle est destinée à travailler pour le bénéfice de l’homme ». C’est « l’Histoire maîtresse de la vie » telle que la voyait les classiques. « L’étude des hommes et de leurs actes à travers le temps ». Il s’agit là d’une conception fondamentale mais qui laisse déjà entrevoir l’ensemble de difficultés et de problèmes inhérents que l’activité humaine doit surmonter. On comprend ainsi que des historiens comme Fustel de Coullanges (1830 – 1889) et avant lui Pierre Bayle (1647 – 1706) aient déclaré après de profondes études et des années d’enseignement dans les centres les plus célèbres de Paris que : « l’Histoire est la plus difficile de toutes les sciences car elle englobe tout ».


Parler de l’Histoire signifie, par logique et suite à une rigoureuse concaténation des idées, se référer à des documents. Non pas que « la découverte prédominante de documents (comme l’enseigne Fernand Braudel dans Les ambitions de l’Histoire [11]) puisse faire croire que toute la vérité se trouve dans l’authenticité documentaire » ; mais parce que, comme l’enseigne Bloch : « le vocabulaire des documents, à sa manière, n’est rien d’autre, qu’un témoignage. Précieux, sans nul doute, mais imparfait, comme tous les témoignages, c’est-à-dire sujet à critique » (page 130).


Le témoignage est ici un autre exemple de concept qui acquiert une valeur fondamentale lorsqu’il s’agit de l’Histoire puisqu’il constitue son fondement spécifique et indispensable. Tout d’abord se trouve le témoignage original de ceux qui furent les acteurs ou les témoins d’événements qu’ils ont consigné par la suite dans des documents irrécusables, matériaux qui s’accumulent constamment et qui font finalement l’objet de recherches permanentes de la part des historiens. Témoignages, documents, recherches : voici réunis là les éléments indispensables qui permettent de construire cette science que nous appelons l’Histoire.


En cette fin de siècle, « ce siècle de fer et de feu qui s’éloigne », comme l’écrit Henri Amouroux , nous avons assisté à une révolution qui bouleverse tout : la culture, les coutumes, la vie quotidienne, les idéologies politiques ; une révolution entraînée par l’irrésistible tourbillon scientifique et technique… L’Histoire, sereine, étend son regard avec la même préoccupation essentielle : c’est-à-dire préserver l’art et la culture ; l’évolution des coutumes et des religions ; les activités quotidiennes, les spectacles ; le sport, les relations internationales… et l’historien, « chroniqueur du siècle », porte-parole de l’humanité, continue à proclamer que :


« la sola contienda que vale es la del hombre ». « la seule querelle qui vaille est celle de l’homme ». (Charles de Gaulle)


Nous pouvons affirmer sans aucun doute que bien avant la création de « l’Etat de l’Equateur », en 1830, la Real Audiencia de Quito eut des contacts nombreux et directs avec le Royaume de France. Il suffit pour le confirmer d’évoquer la Mission historique des scientifiques français en 1736 qui choisirent de faire de Quito le centre de leurs travaux géodésiques et de leurs différentes activités scientifiques, illustrant ce siècle de si singulière manière que Jean Le Rond d’Alembert (1717 – 1783) déclara avec raison que cette Mission fut « l’entreprise la plus importante que les Sciences aient jamais mis en oeuvre ».


Que cette Mission ait conféré une gloire universelle à la France et aux Membres qui la composaient ne doit pas faire oublier que ce fut également pour Quito une consécration historique ; en effet selon l’Académie des Sciences de Paris il s’agissait alors de la ville, peut être la seule, offrant les meilleures conditions pour accueillir les Académiciens. Dans son livre Biographie des Andes, Emilio Romero, écrivain péruvien (qui n’était donc ni de Quito, ni équatorien) a d’ailleurs écrit :


« Ce fut une chance et un honneur pour l’Amérique que la ville de Quito ait alors été très développée et ait compté avec une société raffinée et capable de comprendre et d’accorder l’importance requise à l’arrivée d’une si brillante ambassade en provenance de France. Le Président de l’Audiencia, Don Dionisio de Alcedo y Herrera, la Real hacienda (autorités financières) et le Cabildo (autorités municipales) sortirent de la ville pour leur offrir une réception solennelle comme si ces savants avaient été des vice-rois ; Ils furent logés dans le Palais de l’Audiencia. Selon les récits de Jorge Juan et de Antonio de Ulloa, membres de l’expédition, tout ce que la ville comptait de gens illustres salua les scientifiques dans un défilé solennel de toutes les classes sociales (12)» .


Je dois mentionner que quelques années auparavant, François Coréal, appelé par d’autres Francisco Real, parcourut durant trente ans de 1666 a 1697 tout le continent, du Mexique à l’Argentine et à son retour en Europe en 1738 publia à Amsterdam, en français, son livre Relations de voyages de François Coréal aux Indes Occidentales(13). Il visita bien évidemment notre pays ; ses impressions furent excellentes comme l’on peut en juger par cette seule phrase : « Les montagnes de la province de Quito – écrit-il – produisent autant d’or que de terre ». Quelle belle époque et quels merveilleux siècles que ceux-ci !


S’il est vrai qu’au 16ème et 17ème siècle les colonies d’Amérique étaient étroitement surveillées par l’Espagne qui les considéraient comme un « terrain de chasse gardée », cela n’empêcha pas cependant que dès le milieu du 17ème siècle, se produise ce que l’on pourrait considérer comme la préhistoire des futures relations de la République de l’Equateur avec la France, avec la visite – pas très pacifique à vrai dire – du « Sieur de Raveneau de Lussan, enseigne de vaisseau de la marine française et membre de l’expédition commanditée par la Compagnie de navigation « Laurent et Michel » qui sous les ordres du Capitaine Laurent De Graff partit du port de Dieppe le 5 mars 1679. En 1684 l’expédition débarqua à Santiago de Guayaquil, alors le port le plus important de l’Océan Pacifique. Dans les premiers mois de 1686 ce port connut des jours tragiques à cause des attaques des flibustiers du Capitaine De Graff. A son retour en France en 1691, Raveneau de Lussan publia à Paris l’inédit récit de son voyage « dans lequel sont mentionnées les terres équatoriennes ». On y trouve mention des Iles Galapagos, de l’île Puna, de la péninsule de Santa Elena, de Porto Viejo, de Montecristi, du fleuve Esmeraldas et surtout de la ville de Guayaquil (14).


On ne doit pas non plus oublier que même avant le voyage de Raveneau de Lussan, Colbert, Ministre de Louis XIV eut connaissance en 1661 d’un document secret : le Mémoire rédigé par l’Inspecteur espagnol Pardo de Figueroa qui, mécontent des erreurs de l’administration espagnole, proposait à la France de prendre les rênes du Nouveau Monde à condition qu’elle soutienne et aide le soulèvement des colonies espagnoles. Les ports du Pacifique, tout particulièrement Guayaquil, auraient eu dans ce projet un rôle de première importance, « et la mise en oeuvre de ce plan aurait orienté l’histoire des Nations vers des chemins totalement distincts » (15).


Le 18ème siècle qui devait s’achever avec la prise de la Bastille et les canons de l’empire, s’était annoncé sur un énorme diptyque, où s’affichait sur le premier panneau Philippe II « ce moine couronné dans son palais-monastère de l’Escurial » et qui en 1598 terminait ses 42 ans de règne ; sur le deuxième panneau apparaît le palais du Roi Soleil et Louis XIV présente à la Cour son petit-fils le Duc d’Anjou comme le nouveau roi d’Espagne, Philippe IV. De cette façon, après la descendance des Habsbourg c’est celle des Bourbons qui s’installait à Madrid. Pour l’Amérique c’est le début d’une nouvelle étape de son histoire, marquée par de nouveaux systèmes de gouvernement introduits par les Français. Une des conséquences, et non des moindres, fut l’ample ouverture des portes de l’Amérique à d’autres pays européens, particulièrement la France.


Trente ans après l’arrivée à Quito de Godin, Bouguer, Jussieu, La Condamine, à bord du « San José », Amedée-François Frézier (1682-1773), gentilhomme et ingénieur breton fut envoyé en mission secrète vers les côtes du Pacifique (1712) en pleine guerre franco-britannique. Il réalisa de nombreuses observations scientifiques et a publié à Paris en 1718 Récit d’un voyage dans les mers du Sud … 1712, 1713, 1714. « Il ne se contenta pas de rédiger un simple récit de voyage, mais en plus il s’efforça de décrire les caractéristiques des habitants avec lesquels il était entré en contact… Son œuvre rédigée en début du siècle annonçait un nouvelle époque pour les études américanistes, époque qui sera une des plus brillantes de l’histoire des lettres » (16).


Grâce aux voyageurs et aux écrivains cités, et à beaucoup d’autres, les terres de la Real Audiencia de Quito commencèrent à apparaître de manière plus précise dans les livres, dans les connaissances des Européens ; en particulier les publications de la Mission Géodésique, « les Terres de l’Equateur » intéressèrent plus d’un auteur célèbre du siècle des Lumières. Il est également indéniable que les voyageurs des 17ème et 18ème siècles, les missions comme celle des scientifiques français, la présence de Humboldt et Bonpland augmentèrent les contacts de toute l’Amérique, de notre future République avec la France. Rien d’étonnant en relisant le chapitre de l’émancipation politique des colonies espagnoles, sans pour autant ignorer que ce ne fut ni la première ni la principale cause extérieure, à ce que des auteurs si différents aient émis des opinions que nous attribuons également à notre « Précurseur » Eugenio Espejo : « Il s’est consacré à diffuser les enseignements de l’Encyclopédie en Amérique. Il admirait Pascal, Voltaire, Rousseau et voyait dans leurs doctrines philosophiques un chemin salutaire pour l’homme du Nouveau Monde » (17).


Dans son livre « La Patria Heroica » (La Patrie Héroique), Jorge Salvador Lara, s’il reconnaît qu’une telle influence ne fut pas exclusive, ajoute par la suite :


« … une minorité efficace de révolutionnaires, parmi eux Miranda, Nariño, Bolivar lui-même, Mariano Moreno (notons qu’il s’agit d’une illustre minorité !) furent sous leur influence doctrinaire. Les œuvres de Montesquieu, Rousseau, Voltaire et même l’Encyclopédie avait circulé clandestinement à travers toute l’Amérique » (18).


Parmi des centaines d’autres, ces lignes peut-être inconnues de Germán Arciniegas, écrites à Paris en 1966 :


« Le Contrat Social de Rousseau fut publié en 1763. Il se diffuse alors en Amérique avec une telle rapidité et ampleur que même avant 1780 il est connu non seulement des lettrés mais également du peuple. Il finira par être la note dominante dans les discours de l’Indépendance… La révolution Américaine se construit sur les traces de cette philosophie à la fois si jeune et si ancienne. C’est en se basant sur elle que se rédigent les premières constitutions qui ressemblent parfois à de fidèles retranscriptions du Contrat » (19).


A l’occasion du bicentenaire en 1995 de la mort d’Espejo, j’ai rappelé durant le colloque qui s’est déroulé en son hommage à l’Université de Paris X Nanterre (14-15 mars) que « sans les encyclopédistes, sans la Déclaration des Droits de l’Homme, bref sans l’influence française, Espejo aurait-il trouvé tant d’éléments pour donner vie à sa lutte pour la liberté, pour l’émancipation de l’Amérique ? » (20). Il es indéniable qu’à partir du 18ème siècle, et même avant, la France a joué en Amérique un rôle prépondérant comme nation inspiratrice de l’humanisme, de la liberté et de la culture, de cette culture si bien définie par Paul Valéry : « qui fut à la fois inspirée par la culture grecque, le droit (l’ordre) romain et la foi chrétienne ».


La conséquence logique est que nous assistons au début du 19ème siècle à l’émancipation politique de l’Amérique Espagnole. L’Amérique avec son authentique personnalité vient s’intégrer dans le concert des peuples libres. Ce mouvement autonomiste qui lui permit de s’affranchir des siècles de colonialisme et d’accéder à sa liberté politique accorda à Quito grâce à son « cri » du 10 août 1809 le droit « d’être inclus dans les limites qui forment le territoire de l’Histoire : une sorte de titre de noblesse des peuples », ainsi que le rappelle Carlos de la Torre Reyes lorsqu’il écrit :


« Si le processus d’indépendance a construit l’Amérique, du point de vue historique c’est à Quito que revient l’immense prestige d’avoir fait le premier pas dans la mise en œuvre de ce processus » (21).


De cette façon, après les siècles des voyageurs, des précurseurs et la période historique des luttes pour la liberté, nous voyons émerger en Amérique l’organisation politique des nouveaux Etats, le début de leurs relations internationales. En un mot, l’époque des diplomates.


Jusqu’en 1830 l’Equateur fit partie de la Colombie et l’organisation interne et ses relations internationales dépendirent en fait de Bogota, capitale de la Confédération Bolivarienne. Une fois celle-ci dissoute, l’Equateur ayant conquis son autonomie, le « District du Sud » s’érigea en « Etat de l’Equateur », en un « Etat unitaire, républicain, présidentiel… caractéristiques qui correspondent à la réalité nationale et aux aspirations profondes du peuple, ou pour le moins des classes dirigeantes » (22). Il put alors de manière souveraine avec ses propres législateurs se doter d’une Constitution, d’une organisation interne et établir des relations internationales.


Dans une autre étude (23) j’ai évoqué la façon dont après la formation des Nouveaux Etats d’Amérique « chacun s’occupe d’établir ses relations, avant tout avec les pays du continent et ensuite avec les Etats Européens. L’Angleterre et la France furent naturellement les plus intéressées à établir des relations privilégiées avec l’Amérique » (24). La France grâce à ses émissaires, ses « mandataires » spéciaux, était bien informée de ce qui se passait sur notre continent bien avant qu’elle ne désigne ses Agents Commerciaux, puis ses Consuls, bien souvent Chargés d’Affaires et finalement, au 19ème siècle, ses Ministres Plénipotentiaires.


Parmi les émissaires les plus remarquables envoyés par la France et qui ont accompli des missions sur notre continent, j’ai cité les noms de Chaumette des Fossés au Pérou, le Conte Laforest au Chili, Alexandre Martin au Mexique, Charles Bressson, « Chargé de Mission près les Républiques d’Amérique », en Colombie (1828-1830). Gaspar-Théodore Mollien, jeune marin rescapé du naufrage de « La Méduse », mérite une mention spéciale. Il fit partie de la mission que le Ministre de la Marine et des Colonies, le Marquis Clermont-Tonerre, envoya à bord de la corvette Le Tarn et il quitta la France le 26 juillet 1822 avec deux groupes d’agents : le premier sous les ordres du Comte de Landos avec Mollien et Rattier de Sauvignan qui débarquent en Colombie ; le second avec le Colonel Schmaltz et son secrétaire Monsieur de La Motte qui se dirigèrent vers le Mexique. Les instructions qu’ils reçurent du Ministre résument celles qui étaient données à toutes les missions analogues : « se rendre compte de la situation des pays qu’ils visitent et recueillir des informations sur les relations commerciales que la France pourrait développer dans les pays de l’Amérique espagnole » (25).


Dans son ouvrage Voyage à la République de Colombie en 1823, il consigne des opinions très négatives sur le pays et ses habitants reconnaissant clairement que « le gouvernement de Bogota était très méfiant vis-à-vis de la politique française ». Dans ce livre, Mollien fait l’éloge de Santander, Président de la Colombie, mais se montre opposé au Libertador Bolivar. C’est avec une certaine satisfaction que Santander fit savoir à Bolivar les impressions et sentiments de l’émissaire français. Dans une lettre de mai 1825 Bolivar répondit au Président :


« J’ai lu avec un immense plaisir ce que dit de vous Monsieur Mollien. En vérité les adulations d’un réactionnaire servile, menteur, concernant un patriote qui gouverne une république sont flatteuses. Ce qu’il dit de moi est vague, faux et injuste » (26).


D’autre part Mollien écrit dans un article que l’éducation de Bolivar a été négligée. Dans cette même lettre à Santander Bolivar ajoute :


« Je n’ai certainement pas étudié la philosophie d’Aristote ou les codes criminels et de l’erreur, mais il est possible que Monsieur Mollien n’ait pas étudié autant que moi Locke, Condillac, Buffon, Helvetius, Montesquieu, Rousseau, Voltaire, Rollin… et tous les classiques modernes d’Espagne, de France, d’Italie et une grande partie des anglais… » (27).


Une des figures les plus intéressantes de cette époque pour l’histoire de la diplomatie est sans conteste celle de Jean-Pierre Rattier de Sauvignan. Jusqu’à présent aucun chercheur ne s’est autant intéressé à ce personnage que mon collègue de l’Université de Paris X, le professeur Gabriel Judde (28). Afin de rédiger sa thèse doctorale défendue à l’Université de Paris X le 21 mai 1992, il a consulté les mêmes sources que moi pour rédiger cette étude et j’ai pu constater à la lecture de ces documents le sérieux de son travail de recherche. Je lui rends ici un hommage mérité. En outre, en juillet 1982, Bertrand Fauquenot a soutenu dans la même Université une thèse ayant pour titre : La Présence Française en Amérique Latine pendant l’Indépendance – Rattier de Sauvignan, Agent français au Pérou, 1823-1826.


Jean-Pierre Rattier de Sauvignan est né le 19 mars 1779 à Saint-Marc sur l’Ile de Sainte Domingue. Très tôt, à 22 ans, il débuta dans le service diplomatique sur cette même île et ensuite travailla dans les Consulats de Santander, Cadiz, Barcelone (1802-1809). En mai 1822 (mois et année de la bataille du Pichincha) il fut rappelé à Paris et forma partie de la mission de la corvette Le Tarn, déjà mentionnée. En 1822 il remplit une première mission au Pérou et en 1823, année de sa nomination à Lima, il débarqua à Guayaquil. Grâce à une correspondance fournie avec le Ministère français des Affaires Etrngères, il nous a laissé des données extrêmement intéressantes sur les évènements de cette époque bolivarienne. Nous connaissons ainsi ses difficultés avec les autorités « royalistes » qui l’arrêtèrent et le jetèrent en prison (1824). Libéré il part pour Guayaquil et revient à Lima en 1825 pour y continuer l’exercice de ses fonctions. Il nous fait part de ses bonnes relations avec les républicains, il a rencontré Bolivar à Guayaquil et cultive des « relations amicales » avec le Libertador.


Des rares documents sur le District du Sud de la décennie 1820-1830 qui se trouvent aux archives du Quai d’Orsay, nous obtenons quelques informations grâce à ce diplomate peu avant la formation de notre République. Par exemple il informe qu’il serait bon d’ouvrir un Consulat à Panama et à Guayaquil ainsi que dans le port d’Esmeraldas. Il remplit ainsi la mission qui lui avait été confiée : « … informer son gouvernement sur les populations, le commerce interne et surtout avec l’extérieur, ainsi que la liste des navires étrangers qui jettent l’ancre à Guayaquil de 1820 à fin mars 1823 » (29).


Gabriel Lafond de Lurcy, voyageur français qui se trouvait également dans la région ces années-là, précise qu’une autre des missions « secrètes » de Rattier de Sauvignan était d’établir « la liste des Français résidant au Pérou, accompagnée de considérations sur leur emploi et leur moralité ». Lafond de Lurcy ajoute qu’en réponse à une Note du Ministère des Affaires Etrangères, son compatriote transcrit une liste incluant « l’opinion et la considération dont jouissent les Français en Amérique du Sud » (30). Plusieurs des dix-huit noms que mentionne Rattier de Sauvignan figurent également parmi les quarante Français que Lafond de Lurcy rencontra au cours de ses voyages en Amérique du Sud.


Parmi les nombreux évènements dont il fut témoin, Rattier de Sauvignan se réfère au conflit entre le Pérou et la Colombie. Gabriel Judde résume les nombreuses lignes rédigées par le diplomate français :


« Parmi les multiples raisons qui justifient cette guerre fratricide entre péruviens et colombiens, on invoque le fait que le Pérou conservait injustement les territoires de Jaén et de Mainas… (31)»


L’explication de Rattier de Sauvignan concernant les frontières du Pérou mérite une attention toute particulière. L’histoire de l’Equateur devrait mentionner en permanence et transmettre aux futures générations cette déclaration de Rattier de Sauvignan que Gabriel Judde synthétise dans ce paragraphe de sa thèse doctorale :


« … En ce qui concerne les frontières de la République du Pérou avec les autres Etats… Rattier de Sauvignan prévoit que les provinces orientales de Mainas et de Quijos intégreront la République de Colombie… Selon l’article 12 (de la loi sur la Division Territoriale de la Grande Colombie du 25 juin 1825), dans le District de Quito, le Département de l’Azuay dont Cuenca est actuellement la capitale incluait les provinces de Cuenca, Loja, Jaen de Bracamoros et Mainas. Cela veut dire que Jaen de Bracamoros et Mainas aujourd’hui péruviennes faisaient partie en 1824 du territoire de la future République de l’Equateur. C’est un argument de poids en faveur de l’Equateur qui revendique sans cesse la souveraineté sur ces régions qui lui permettraient, s’il pouvait les récupérer, d’accéder directement au fleuve Amazone » (32).


Enfin je dois ajouter que Rattier de Sauvignan exerça également les fonctions de Consul à Manille et à La Havane.


Mais il est temps de m’intéresser au personnage que j’ai proposé à votre examen et dont je vais traiter de manière plus approfondie car il occupe en vérité un chapitre important, bien que méconnu, dans notre histoire républicaine et diplomatique.


Comme je l’ai mentionné dans une autre de mes études (33), c’est seulement en 1836 que fut nommé le premier Consul de France à Quito, Jean-Baptiste Washington de Mendeville. Il convient de rappeler qu’en cette même année 1836, l’Equateur désigna son premier représentant diplomatique « près les Cours de France, d’Italie et de l’Espagne », Monsieur Modesto Larrea (Annexes 3, 4 et 5).


Le Consul de Mendeville débuta ses fonctions à Quito en 1837 et envoya son premier Rapport sur la situation politique de l’Equateur le 6 mai de la même année. Ce rapport commence par ses lignes : « Même si mon prédécesseur Monsieur Buchet de Martigny a décrit avec force détails l’histoire de l’Equateur et les derniers évènements dont il a été en partie témoin oculaire, il me reste encore beaucoup à dire à Votre Excellence concernant la situation du pays… » (34).


Je présente ici ce diplomate français qui, Agent Supérieur de Commerce à Bogota, dut remplir une mission en Equateur d’une importance toute spéciale, tant pour l’époque où il résida dans notre pays, que pour la valeur de ses informations, de sorte que j’ai pu affirmer avec raison qu’il fut le « précurseur des relations diplomatiques franco-équatoriennes ». 

*Lara, Darío, Histórica conmemoración: 40 años de la Primera Comisión Mixta franco-ecuatoriana, 19966-2006, Comisión Nacional Permanente de Conmemoraciones Cívicas. Quito, 2006.

NOTES

(9) Marc BLOCH, Apologie pour l’Histoire ou Métier d’historien ; Librairie Armand Colin ; Paris, 1949. Ce livre a été traduit en espagnol avec le titre suivant : Introducción a la Historia par le Fondo de Cultura Económica, México, D.F., 1955.

(10) Marc BLOCH, Introducción a la Historia page 7. Les pages mentionnées dorénavant se réfèrent à cet auteur et à son livre en espagnol.

(11) Fernand BRAUDEL, Les Ambitions de l’Histoire ; Editions de Fallois ; Paris, 1950.

(12) Emilio ROMERO, Biografía de los Andes (Biographie des Andes); Editorial Sudamericana; Buenos Aires, 1965.

(13) François COREAL, Relation des Voyages de François Coreal aux Indes Occidentales… depuis 1666 jusqu’en 1697 ; Amsterdam, 1738.

(14) RAVENAU DE LUSSAN, Journal du Voyage fait à la Mer du Sud avec les Flibustiers de l’Amérique en 1684 et années suivantes ; Paris, 1689.

(15) Jorge CARRERA ANDRADE, Les Relations culturelles Franco-Equatoriennes : en Cahiers des Amériques Latines, N°2 ; Paris, 1969.

(16) A. Darío LARA, La Vitrina de un País sobre el Mundo (La Vitrine d’un Pays sur le Monde); Ediciones Abya-Yala, AFESE; Quito, 1997. Ces commentaires en versión électronique: Alonso Barrera et Philippe Ben Lahcen y A. Darío Lara.

(17) Jorge CARRERA ANDRADE, El Camino del Sol (Le Chemin du Soleil) ; Editorial Casa de la Cultura Ecuatoriana ; Quito, 1959.

(18) Jorge SALVADOR LARA, La Patria Heroica (La Patrie Héroïque); Ediciones Quitumbe; Quito, 1961.

(19) Germán ARCINIEGAS, «La Ilustración en Latinoamérica» (L’illustration en Amérique Latine); dans MÉLANGES A LA MÉMOIRE DE Jean Sarrailh ; Centre de Recherches de l’Institut d’Etudes Hispaniques : Tome I, Paris, 1966.

(20) A. Darío LARA, Eugenio Espejo : La influencia francesa en el escritor y el precursor (Eugenio Espejo: l’influence française sur l’écrivain et le précurseur) ; Bulletin de l’Académie Nationale d’Histoire ; N°155-156; Quito, 1994.

(21) Carlos de La TORRE REYES, La Revolución de Quito del 10 de Agosto de 1809 (La Révolution de Quito du 10 août 1809) ; Editorial del Ministerio de Educación ; Quito, 1961.

(22) Monseigneur Juan LARREA HOLGUIN, Centralismo y unidad nacional (Centralisme et unité nationale) ; dans OPINION ; Quito, 1997.

(23) A. Darío LARA, Œuvre citée ; N°16.

(24) Idem. ; pages 30-31.

(25) Jacques PENOT, Méconnaissance, Connaissance et Reconnaissance de l’Indépendance du Mexique par la France ; Editions Hispaniques ; Paris, 1975.

(26) G.F. PARDO DE LEYGONIER, «Alexandre de Humboldt» ; Conférence présentée à l’Université Catholique ; Paris, 1955.

(27) Germán ARCINIEGAS, Œuvre citée, N°19.

(28) Gabriel JUDDE, «La République de l’Equateur au XIX siècle vue par les Diplomates Français -1823-1892)» ; Thèse doctorale soutenue à l’Université de Paris X, (mai 1992).

(29) Idem. (30)A. Darío LARA, «Le Capitaine Gabriel Lafond de Lurcy : Voyageur et témoin de l’Histoire Equatorienne (1820-1830)» ; Thèse doctorale soutenue à l’Université de Paris X, (juin 1977). (Traduction en espagnol, Gabriel Lafond de Lurcy : viajero y Testigo de la Historia Ecuatoriana ; Banco Central del Ecuador; Quito, 1988).

(31) Gabriel JUDDE, Œuvre citée ; N°28.

(32) Idem.

(33) A. Darío LARA, Œuvre citée, N°16.

(34) Idem.

 

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