«La littérature de Montalvo est assurée de l´immortalité» José Enrique Rodó
Présentation: Claude Lara
«Parmi tant d’heureuses initiatives que nous devons aux soins éclairés du Comité France-Amérique, s’il y en a une qui oblige davantage et de façon plus durable notre reconnaissance, c’est bien celle d’avoir doté l’Amérique Latine de ce square qui porte son nom et lui permet de grouper déjà, au cœur de Paris, et à l’ombre de la statue du Libérateur, quelques-unes de nos gloires indiscutées» (1), ainsi, grâce à la traduction de l´article de Darío Lara nous découvrirons un «Aperçu historique du Square de l´Amérique Latine (2).
En tant qu´Équatorien un de ces bustes nous intéresse tout particulièrement: «Au nom de mon pays et de mon Gouvernement, et plus particulièrement au nom du Ministre des Affaires Étrangères, M. le Général Chiriboga, qui de concert avec le Comité France-Amérique, avait pris à cœur, lors de son séjour à Paris, et mené depuis à bien, de Quito, la tâche si méritoire d’honorer ici la gloire de Montalvo, la rendant visible et vivante dans ce beau buste et dans ce lieu de prédilection, je remercie le Comité en même temps que les Autorités françaises qui leur ont prêté leur bienveillant concours» (3).
En transcrivant le texte complet: Montalvo (1832-1889) (4) de: Gonzalo Zaldumbide, Ministre Plénipotentiaire de l´Équateur et Max Daireau, intellectuel franco-argentin, ainsi que des fragments du «Juan Montalvo» du grand écrivain uruguayen José Enrique Rodó, traduits par Marius André, nous comprendrons mieux la raison de cette affirmation de Gabriel Louis Jaray: «un Équatorien y avait sa place: Montalvo» (5).
Ainsi comme l´écrivit ce grand diplomate équatorien, Gonzalo Zaldumbide, dont nous avons déjà présenté plusieurs facettes de son œuvre culturelle: «il nous semble, à les voir ici réunis, dans la pérennité du bronze, entendre dans le silence le dialogue idéal de ses ombres tutélaires de notre Amérique» (6).
Aperçu historique du Square de l’Amérique Latine
A. Darío Lara
La Place ou Square de l’Amérique Latine se trouve dans le XVIIe Arrondissement de Paris, entre le Boulevard de la Somme et l’Avenue de la Porte de Champerret. Elle fut construite en 1931 et réaménagée en 1991. Son origine est liée à l’amitié de l’Amérique latine et la France bien avant l’organisation de nos États souverains ; nous ne devons pas oublier que de nombreux militaires français remarquables participèrent aux luttes pour notre émancipation aux côtés de Bolívar, de San Martín ; quelques-uns étaient de valeureux soldats des armées de Napoléon, parmi lesquels les amiraux Aury et Soyez, les généraux Daste, Demarquet, Serviez, de la Croix, Ducoudray, Goullon, Ferguson.
De leur côté la France et en particulier Paris ont toujours ouvert leurs portes à nos compatriotes latino-américains qui y ont cherché asile ou sont venus à la recherche de la lumière de la pensée universelle et de la réalisation des principes des droits de l’Homme. On comprendra ainsi pourquoi les relations amicales franco-latino-américaines ont un fondement solide et historique qui s’est forgé entre des hommes qui maniaient l’épée, qui venaient du monde des lettres et de la culture. Les conflits que la France a connus durant ce siècle, lesquels sont devenus par la suite universels, ont fait que cette amitié s’est renforcée encore plus ; aux côtés de la France vaincue et occupée, l’amitié latino-américaine a toujours été présente à travers d’éminents représentants de notre culture que furent : Alfonso Reyes, Gabriela Mistral, Gonzalo Zaldumbide, Benjamín Carrión, Blanco Fombona, dans le passé et, plus près de nous, des personnalités aussi illustres que Jaime Torres Bodet, Miguel Ángel Asturias, Pablo Neruda, Jorge Carrera Andrade, entre autres.
En 1980, pour le cent cinquantième anniversaire de la mort de Bolívar (1830-1980), son monument fut transféré dans un lieu plus prestigieux, à côté du pont Alexandre III, au bord de la Seine, sur la Promenade du Cours de la Reine, où le jeune homme de Caracas, au début du XIXe siècle, avait l’habitude d’entreprendre ses longues marches romantiques, au bras de Madame Villar (alias sa cousine Fanny Trobiand) ou en compagnie du savant Humboldt, du patriote quiténien Carlos Montúfar, tout en méditant sur l’avenir de ses frères d’Amérique, sur l’indépendance des colonies espagnoles.
À l’endroit laissé vacant par le monument en l’honneur de Bolívar, on a élevé la statue du général Francisco de Miranda, grand précurseur de la lutte pour l’indépendance de l’Amérique et lié intimement à l’histoire de France : soldat de la Révolution française, héros de la bataille de Valmy-Marne (20 septembre 1792) ; son nom est gravé sur l’Arc de Triomphe, aux côtés des plus notables héros de l’épopée napoléonienne.
Il convient de mentionner qu’en 1981, les bustes de Juan Montalvo et de Justo Sierra disparurent. Grâce aux démarches de Gonzalo Abad Grijalva, ambassadeur d’Équateur, le maire de Paris de l’époque, Monsieur Jacques Chirac, actuel président de la République française, les bustes en question furent rapidement remplacés, en janvier 1982. L’artiste qui sculpta ces bustes fut le Vénézuélien Augusto Ruz Aguilera, qui avait déjà réalisé la statue de Miranda.
En 1986, le buste de José Enrique Rodó disparut et plusieurs mois passèrent avant qu’il ne soit remplacé. Cas curieux, honteux, il semble que cette disparition n’émut pas l’Ambassade de l’Uruguay. Moi qui passais tous les jours par ce Square et qui voyais la colonne sans le buste de Rodó, je me décidai à écrire une de mes chroniques pour EL COMERCIO de Quito, intitulée «Un scandale qui se prolonge». L’article fut publié le 4 novembre 1988 ; on lit dans un des paragraphes : «Je suppose que l’Uruguay a un représentant à Paris ; mais cette absence prolongée et le piédestal vide qui est exposé à la vue de milliers de Parisiens qui traversent tous les jours cette Place ne lui font pas honneur. Plus encore. L’état honteux, pour ne pas dire plus, dans lequel se trouve cette Place, presque transformée en dépotoir, ne fait pas non plus honneur aux Représentants de notre Amérique». Naturellement, j’ai envoyé une copie de l’article publié dans le journal de Quito à l’Ambassade de l’Uruguay. Merveille de la presse ! Dans les semaines qui suivirent le buste de Rodó retrouva sa place et la petite Place, grâce encore à l’intervention directe de son illustre Maire, Monsieur Jacques Chirac, fut entièrement rénovée et elle retrouva l’ambiance si agréable et digne de la capitale, qu’elle offre actuellement.
Aujourd’hui, à l’occasion de la célébration de la quatrième Réunion des Attachés militaires des Ambassades des pays hispano-américains et du Portugal, accrédités en France, on a souhaité effectuer une visite à cette Place qui renferme tant de souvenirs et qui contribue à raviver la mémoire de tant d’hommes illustres d’Amérique latine.
Invité par le groupe à prendre la parole, je fus heureux, tout en rappelant l’histoire de cet endroit remarquable, d’évoquer les liens qui unissaient nos pays à la France ; les liens tissés au cours des années par des pages de culture et d’héroïsme.
Paris, 23 avril 1997.
* MISCELANEA (III) 1975-2008, Colombes, 2008.
Ordre des bustes au «Square de l’Amérique Latine» :
MONTALVO (1832-1889) Gonzalo Zaldumbide et Max Daireaux
AVANT-PROPOS
Montalvo, comme Darío, comme tant d’autres hommes de lettres du Nouveau Monde, était imprégné par la culture française; il a vécu en France; il y est mort. Son œuvre et sa vie, que M. Zaldumbide et M. Max Daireaux mettent si parfaitement en valeur dans ce cahier, invitent à méditer sur la nature des liens qui unissent la France aux nations d’outre-Atlantique.
Réunir sur une place de Paris l’effigie des plus grands écrivains de l’Amérique Latine, c’est dresser une galerie de bustes qui témoigne des conquêtes durables de la France dans le continent latin; l’histoire montre que c’est le rayonnement de la France, seul, qui a amené vers elle l’amitié intellectuelle et la tendresse littéraire de ces hommes de là-bas; ce sont ses fastes en Amérique Latine.
Le rôle historique de la France a été, en effet, fort différent en Amérique du Nord et en Amérique du Sud; dans le Nord, elle a été, aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, la puissance exploratrice, fondatrice, créatrice; dans le Sud, elle a été au XIXe siècle l’inspiratrice politique et intellectuelle; dans le Nord, ce sont ses hommes d’État, ses découvreurs, ses capitaines qui ont accompli son œuvre; dans le Sud, ses philosophes, ses savants, ses poètes, ses littérateurs; son action a été, dans le Nord, fille de sa force, dans le Sud, de sa pensée.
Mais ce qui subsistait en France, au début du XXe siècle, à l’égard de l’Amérique, n’était que le legs d’un passé qui paraissait lointain; c’est à peine si quelques années auparavant, avait été créée au Ministère des Affaires étrangères une sous-direction d’Amérique; jusqu’alors les vingt-deux nations américaines y étaient groupée avec d’autres États sous le nom de «pays divers». La France, à la fin du XIXe siècle, ignorait le présent et elle ne se souvenait plus du passé.
Elle avait trop oublié son épopée de l’Amérique du Nord et les enfants de son sang; elle avait trop oubliée, dans l’Amérique Latine, les enfants de son esprit; toute l’Amérique du Sud, du Centre et des Antilles, après l’Indépendance, a le libre choix de ses goûts; ceux-ci la portent vers la France; Bolívar y prend ses inspirations; le libérateur argentin San Martin vient mourir à Boulogne et le père de la patrie brésilienne, José Bonifacio, à Bordeaux; José María de Heredia veut y vivre; combien d’autres, tels Rodó et Darío, la chantent comme l’inspiratrice de leurs sentiments. Vers ce continent, de la Havane à Santiago du Chili déferlent en même temps des missionnaires et des sœurs venus de France qui apprennent à la jeunesse instruite le langage, la littérature, l’histoire française, en même temps que les prières latines.
Or, au début du XXe siècle, la France, absorbée depuis 1870 par sa reconstruction, ignore presque autant ce présent que ce passé; l’Amérique est sortie du champ de la vision française. Qui songe alors que des forces jeunes se développent dans le Nouveau Monde? Qui, regardant l’équilibre des forces sur terre, pense qu’il peut y avoir quelque chose de changé, si une liaison étroite et fraternelle est assurée entre la France, établie sur une rive de l’Atlantique de Brest à Dakar, et les Amériques, qui allaient devenir le nouvel axe de la terre: au Nord, les États-Unis avec 130 millions d’habitants, possédant plus d’or, de matières premières et de potentiel qu’aucun autre État du monde, et le Canada promis au plus grand avenir; au Sud, le Brésil avec 50 millions d’âmes et l’Amérique espagnole, dont les 40 millions de citoyens ont à coloniser un continent que la nature a pourvu de presque toutes les richesses.
Ceux qui ont fondé en 1909 le Comité France-Amérique, ont eu la pensée de renouer une tradition abandonnée, en transposant sur un plan nouveau les conceptions de ceux qui eurent jadis le souci des grandeurs et du rayonnement français.
Pour raviver encore ces souvenirs, il a pensé qu’il fallait grouper au cœur de Paris l’image des grands écrivains d’Amérique Latine qui furent la fleur d’une civilisation commune et l’écho sonore des nations de Nouveau-Monde; un Équatorien y avait sa place: Montalvo.
G.LJ.
INTRODUCTION
Parmi tant d’heureuses initiatives que nous devons aux soins éclairés du Comité France-Amérique, s’il y en a une qui oblige davantage et de façon plus durable notre reconnaissance, c’est bien celle d’avoir doté l’Amérique Latine de ce square qui porte son nom et lui permet de grouper déjà, au cœur de Paris, et à l’ombre de la statue du Libérateur, quelques-unes de nos gloires indiscutées.
Voici, après Darío et Rodó, Montalvo. D’autres sans doute viendront prendre, en effigie, la place que déjà en esprit nous leur assignons dans ce lieu de consécration, et qui seront autant de liens, autant de témoignages de notre attachement spirituel à la France, intarissable source d’où découlent et où viennent se retremper les inspirations, les élans, la conscience même de notre culture intellectuelle, politique, sociale.
Vers le milieu du XIXe siècle, l’Amérique espagnole, à peine émancipée, vit naître sur son sol, -floraison magnifique et riche de promesses- une littérature déjà complète et dont la précoce splendeur aujourd’hui étonne.
Il semble que ces peuples naissants, qui venaient seulement de briser leurs chaînes, malgré les soucis pressants et les crises violentes qui les secouaient, n’aient pas connu les balbutiements de l’enfance, ces tâtonnements de l’esprit qui cherche à se fixer.
Leur pensée, tout de suite, fut américaine et trouva son expression.
Cette éclosion soudaine, et qui parait spontanée, ferait croire à quelque miracle de l’esprit si l’on ne savait que l’indépendance du Continent latin fut beaucoup moins une conquête matérielle que l’accomplissement d’un idéal. Sans doute, à l’origine, peut-on discerner l’impatience que cause une tutelle économique gênante, mais la révolte a des racines plus profondes, plus noblement humaines; les raisons concrètes qui la provoquèrent sont bientôt oubliées et, dans l’enthousiasme qui soulève les cœurs, on ne distingue plus qu’une soif de liberté pure, de liberté spirituelle, comparable à celle qui saisit l’adolescent, dès qu’il prend conscience de sa personnalité.
Et cette personnalité -proprement américaine- aussitôt s’affirmera par la parole et par le livre. Aux héros de l’Indépendance succèderont, presque immédiatement, les princes de l’esprit.
Toute une génération d’hommes de haute culture et -chose remarquable- de culture universelle, va s’épanouir; hommes d’action, hommes d’État, hommes de loi, poètes et polémistes, connaissant toutes les ressources de la langue et mettant leur plume au service de leurs idées, vont créer une littérature, là où il n’y avait rien.
Soucieux de la forme et de la pureté du style, qui traduisent, à leurs yeux, l’honnêteté de la pensée, ils s’efforcent de restituer à l’espagnol classique sa richesse et sa vitalité. Ainsi, rénovateurs par l’intelligence et cependant traditionnels, ils annoncent l’avènement d’un monde spirituel nouveau. Ils sont, sinon les classiques -ils n’y prétendaient pas- du moins les cariatides de la littérature hispano-américaine.
De ces hommes, venus des quatre coins du Continent, qui gardent chacun le particularisme de leur patrie d’origine, mais dont l’Amérique entière peut s’enorgueillir, don Juan Montalvo fut l’un des plus grands.
Juan Montalvo naquît, en 1832, avec le romantisme, dans le paysage le plus romantique du monde. Fils de Doña Josefa Villacreces et de Don Marco Montalvo, issu lui-même d’un village de Chimborazo, Juan vit le jour au creux des Andes Équatoriennes à l’ombre de trois volcans: le Tungurahua, le Cotopaxi, le Chimborazo, parmi les vergers et les fleurs d’un petit village idyllique, Ambato, «dont l’air était si pur et le pain blanc» qu’il semblait être posé là pour accueillir, dans une douceur virgilienne, les pasteurs et les poètes.
Juan Montalvo fut un enfant sage et tendre, un peu rêveur peut-être, et méditatif, mais qui, dans ce milieu patriarcal, où il grandit loin du monde et ignorant l’univers, ne révéla point sa nature par ces gestes prémonitoires, annonciateurs du génie, qui, vrais ou faux, deviennent, par la suite, l’enchantement des biographes.
Le temps vint où il fallut l’arracher à cette solitude pensive, que favorisait la contemplation des montagnes abruptes et sauvages encerclant l’oasis de sa fraîche vallée. On l’envoya à Quito, au collège de San Fernando, où il acheva ses études. L’histoire, la philosophie le tentèrent; il commença son droit, mais, par-dessus tout, il aimait les poètes: dans la lecture des romantiques et, principalement, de Lamartine, il trouvait un refuge pour son ennui, et, pour son rêve, un aliment.
La vie à Quito n’était point distrayante. Les plaisirs y manquaient et les joies de l’esprit. Quelques bals, des combats de coqs et, surtout, le spectacle des processions somptueuses, des fêtes ecclésiastiques et des dévotions mortifiantes y constituaient le fond de l’existence mondaine.
Ce sont là pour un jeune homme de vingt ans, enflammé de poésie, de bien faibles attraits. Peut-être l’amour qui tient dans un regard et doit se contenter de rencontres furtives sous le porche d’une église, d’une fleur tombée d’un balcon, d’un aveu pressenti mais jamais entendu, occupa-t-il ses pensées? On ne sait. Il semble que pendant ces années brèves et longues, il n’ait vécu que de poésie. Mais, s’il avait le goût des vers, il n’en avait pas le don: les poèmes qu’il écrivit alors n’ont pas une valeur poétique certaine, ils annoncent pourtant le prosateur, et, malgré leur emphase, l’annoncent magnifiquement. Quoi qu’il en soit, ils attirèrent l’attention sur lui, au point qu’en 1808, il fut nommé attaché à la Légation de l’Équateur à Paris.
Ces fougueuses républiques étaient vraiment athéniennes! Ils leur fallait des diplomates: elles choisissaient des poètes. À vrai dire, elles n’ont guère changé!
Paris! Quel rêve pour un jeune poète de vingt-six ans, amant de Lamartine, disciple de Hugo, et qui n’a jamais quitté les Andes! Quel rêve et quel bondissement! Ainsi, dès la première heure, la littérature fixait le destin de Juan Montalvo, et la Ville l’appelait où il devait mourir, après y avoir si longtemps vécu, tantôt chargé de mission, tantôt en exil, car la faveur des hommes est inconstante, mais toujours nostalgique et rêvant de sa terre natale, comme on rêve d’une maîtresse, dont l’absence exaspère l’amour qu’on lui porte.
Pendant ces deux années de son séjour en Europe, replié ou vagabond, le jeune attaché d’ambassade ne s’était guère rompu aux finesses de la diplomatie: son premier geste, en rentrant à Quito, fut d’adresser à l’homme qui venait de s’installer au pouvoir, une lettre après laquelle il ne lui restait qu’à choisir entre l’exil volontaire et le cachot.
Il se retira loin de la ville, avec ses livres et ses papiers, et pendant quatre années, condamné au silence, il attendit que s’achevât la présidence de García Moreno, pour faire entendre librement la voix d’une colère dont les premiers éclats lui vaudraient la gloire.
Gabriel García Moreno, élu président de l’Équateur en 1860, était un érudit, un grand esprit, «type parfait de l’inquisiteur espagnol de la Conquête et théocrate catholique», dit M. Hugo D. Barbadelata, «Philippe II du XIXe siècle», écrit M. Blanco Fombona. En lui. Montalvo allait trouver un adversaire digne de son génie.
Ce fut donc en 1865, à l’expiration du mandat de García Moreno, et pour empêcher que cet homme reprît le pouvoir, que Montalvo entreprit la campagne qui devait l’immortaliser:
M. Gonzalo Zaldumbide l’a dit excellemment: García Moreno fut pour Montalvo l’homme faste et néfaste, il provoqua ses désastres et sa gloire: sans lui, Montalvo n’eût pas été Montalvo. Il fallait, en effet, à cet écrivain, plein de sagesse mais emporté, un homme à combattre pour que se fixât son génie. Qu’il s’en prît aux institutions, aux mœurs, à l’immortalité, sa verve le trahissait; il n’était plus qu’un censeur glacé, un moraliste plus charmant que nerveux. Mais, qu’un homme excitât sa colère, elle lui suggérait d’admirables audaces. Il était de ces écrivains généreux qui s’amusent des trouvailles que la haine leur inspire, jusqu’à oublier l’objet même de cette colère, et s’éjouir dans les savoureux ébats des épithètes gonflées de sève, donnant ainsi une allure presque joyeuse à leur austère indignation.
Cette démesure dans l’expression a parfois célé la sagesse et la pondération de ses idées essentielles: chrétien, il raille les dévots et fulmine contre l’intolérance; vertueux et défenseur de la vertu, il combat l’emprise religieuse qui contraint la pensée et limite la liberté d’esprit; ennemi de la licence, il s’élève avec une implacable vigueur contre la puissance qui, pour la juguler, réunit dans ses mains ces deux armes impies: l’excommunication et l’exil.
On s’y méprit! Il fut, pour les dévots, un objet de scandale. Mais il comprit que le scandale ne pouvait le servir que s’il l’affrontait courageusement et s’il se surpassait. Il se surpassa.
«Ils se trompent, écrit M. Gonzalo Zaldumbide, ceux qui le traitent de penseur hétérodoxe. Il ne sied pas plus de l’appeler penseur que de le qualifier d’hétérodoxe».
Et c’est vrai.
Catholique de naissance, chrétien de cœur, soumit à la lettre de l’Évangile, il ne fut pas hétérodoxe.
Lettré, érudit, styliste remarquable, polémiste à l’emporte-pièce, il ne fut pas un penseur. On pourrait dire plus: il ne fut pas un esprit créateur -ses romans sont médiocres et ces drames illisibles- mais un esprit combatif et, dans le silence du cabinet, un homme épris de commentaires.
En cela, il est spécifiquement Américain.
Le 29 février 1869, Gabriel García Moreno, malgré la campagne ardente et passionné menée par Montalvo, était réélu président de la République. Il ne devait pas tarder à faire de l’Équateur, selon l’expression de M. Barbagelata, une «succursale du Vatican». Montalvo, qui ne doutait point de ce qui lui adviendrait s’il demeurait à portée du tyran, n’attendit pas que son pays bien-aimé fut voué, par décret, au Sacré Cœur de Jésus, pour s’expatrier.
Paris, terre bénie des exilés de toutes races, des opprimés, des révoltés, Paris qui, dix ans plus tôt, avait reçu modestement le jeune poète attaché d’ambassade, accueillit le proscrit.
Ce deuxième séjour de Montalvo fut bref, mais il crut d’abord qu’il serait définitif, et même, il envisagea pour vivre et se réaliser, de renoncer à sa langue natale et d’écrire en français. «Nous aurions, dit M. Gonzalo Zaldumbide, perdu un classique, sans que la France y gagnât». Et c’est qu’en effet, la grandeur de Montalvo procède justement de ce qu’il incarne le génie castillant dans sa plus ferme pureté et dans sa somptuosité. Son cœur est américain, son esprit hispanique, et son style reflète si exactement le mouvement de son esprit et l’élan de son cœur, que ses œuvres demeurent intraduisibles. C’est à tel point que, lorsqu’il s’exprime en français, car il le fit, ses écrits ne reprennent leur vertu que si on les transpose à nouveau en espagnol; ce n’est que dans sa langue natale que la pensée de Montalvo recouvre sa couleur et son accent, et ce ton à la fois âpre, sévère et grandiose, qui le rattache au siècle d’or de Castille.
Les encouragements cependant ne lui manquèrent pas et certaines de ses pages écrites en 1869, lui valurent de Victor Hugo cet éloge: «Vous êtes un noble esprit!».
Lorsqu’éclata la guerre de 70, Montalvo quitta la France, cherchant pour son exil un refuge moins troublé. Ce fut dans la petite ville colombienne d’Ipiales, située sur la frontière nord de l’Équateur, et comme accrochée dans les Andes, au flanc de son pays, qu’il se fixa.
Heureux exil et fécond!
C’est à Ipiales que de 1870 à 1871, Juan Montalvo écrivait ses Sept Traités et les Soixante Chapitres Oubliés par Cervantès.
Les Sept Traités ne devaient paraître que dix ans plus tard à Paris, et les chapitres Oubliés par Cervantès, après sa mort.
Mais, dès ce moment, des extraits en circulèrent, portant à travers l’Amérique la certitude de posséder un grand écrivain. Sa réputation de jour en jour grandissait et, dans sa solitude perdue d’Ipiales, la rumeur lui en parvenait.
Si les Sept Traités constituent en quelque sorte le miroir brisé où se retrouve l’âme entière de Montalvo, exprimée au gré des jours et du caprice de son intelligence, dans les Chapitres Oubliés de Cervantès, se résument et se joignent les diverses tendances de son esprit. Il n’a point voulu faire un pastiche, ni rien qui y ressemble, mais, au contraire, partant de la langue de Cervantès, lui insuffler une vie nouvelle; s’il reprend le personnage du Quichotte, c’est parce qu’il s’accorde à son propre caractère, et parce que, comme le dit M. Gonzalo Zaldumbide, «une sympathie congénitale lui révéla le vivant secret, l’enchantement humain de la misère et de la grandeur de don Quichotte: ainsi peut-il le ressusciter, corps et âme, sans profanation».
Dans son prologue, Montalvo a expliqué les raisons qui le poussèrent à écrire cet ouvrage, qu’il tient pour un traité de morale. C’est cela, et c’est autre chose aussi: on y trouve la preuve de la vitalité de la langue espagnole classique, à laquelle on pourrait tout demander à condition de la connaître: nuance, souplesse, verdeur, malice, ironie, rire, délicatesse… Il montre que si cette langue est devenue inerte, c’est la faute des hommes, et c’est contre quoi il s’élève par la parole et l’exemple. De ce point de vue, son prologue, par la splendeur et la perfection de la forme, autant que par la force et la précision des idées, est de la qualité du discours de Rivarol sur l’universalité de la langue française, et ne devait pas avoir moins d’importance à l’égard de la formation de la littérature sud-américaine.
Détachons de ce prologue cette page caractéristique, qui fixe l’attitude spirituelle de Montalvo en face de la culture générale, et ce qu’il souhaite:
«Nos pères lisaient encore les grandes oeuvres des classiques grecs et latins, celles où se trouve contenue toute la sagesse antique mais les temps sont passés où Sueyros, Balbuenas, et Colomas traduisaient Sallustre, Cicéron et Tacite; et, aujourd’hui, dans les librairies espagnoles, affreux bric-à-brac de la littérature, on ne voit que de petites romans et de gros livres absurdes bourrés de miracles qui fomentent l’ignorance d’un peuple sans philosophie… Mais si l’amour des bords de la Seine vous aveugle, traduisez Espagnols! Mais au moins traduisez Fénelon, Bossuet, Lacordaire; traduisez Corneille, Molière et Racine; traduisez Boileau, cet Horace moderne; traduisez Chateaubriand, Lamartine et Hugo, le poète; traduisez Thierry et Michelet, Villemain et Sainte-Beuve, Montalembert et Dupanloup si vous êtes papistes, de Maistre et Veuillot si vous adorez le bourreau sur le bûcher. Si vous êtes libre-penseurs, traduisez Laplace et Littré; utopistes: Flammarion et Delage; hérétiques: Renan; pour la Terre: Buffon, Cuvier, Gay-Lussac; pour le ciel, Arago, Laplace encore, et Lettelier, et si le mystère vous attire, traduisez Mesnier et Puységur. Si en tout et pour tout, vous voulez des auteurs français, n’avez-vous pas l’illustre multitude d’historiens, d’orateurs, de philosophes et de savants; des romanciers aussi, mais de grands romanciers, tels que les auteurs de René, d’Obermann et de Corine. Et, par Dieu! traduisez l’Encyclopédie! Traduisez-nous, ô Espagnols, amis et partisans de Rousseau, de Diderot, de d’Alembert et de Grimm, point lumineux de la constellation dont l’étoile polaire, l’hélice infernale est François-Marie Arouët, devenu Voltaire par la grâce du démon. Mais ces petits livres, ces petits romans des plus petits auteurs de petit Paris du jour et de la nuit, et ces estampes dévotes, ces bondieuseries, qui se partagent les étalages de Barcelone et de Madrid, sont la honte de l’Espagne et de l’Amérique…».
Ainsi, bien avant nous, Montalvo avait pressenti ce qui aujourd’hui s’impose, et c’est que l’Amérique, trop éloignée d’Athènes et de Rome, et d’elles détournée, ne vivra littéralement que si sa culture se base sur la connaissance profonde des grands classiques espagnols et français. Les noms que fougueusement il jette, la liste qu’en courant il dresse, nous révèle les sources de son esprit, de l’esprit de sa génération, celles auxquelles devront puiser les hommes nouveaux, qui, n’ayant pas eu comme Montalvo l’appétit passionné de la culture grecque et latine, où qui, pressés de vive, dédaigneront «ces grands noms oubliés», voudront cependant maintenir une tradition américaine.
Aux débuts de l’année 1875 Montalvo publia quelques pages explosives: La Dictature Perpétuelle, pages qui ranimèrent la passion de la jeunesse contrainte et qui, mettant sous ses yeux les exemples de Rome, tentaient d’éveiller en leur cœur l’esprit de sacrifice.
Devrait-on, pour ces pages, traduire Montalvo en correctionnelle, comme il est de mode aujourd’hui de le faire, pour excitation au meurtre. On ne sait! Mais lui-même le crut, et, lorsque, le 6 août 1875, quelques semaines à peine après la publication de La Dictature Perpétuelle, García Moreno mourut assassiné, Juan Montalvo ne put retenir ce cri de triomphe: «C’est ma plume qui l’a tué».
Il avait tort de se réjouir: d’abord parce que cette mort le privait d’un adversaire digne de ses attaques et qui, par le seul fait qu’il existait, lui donnait une manière de génie; ensuite, parce que les événements furent tels, qu’il ne devait pas tarder à reprendre son cri, pour le compléter mélancoliquement: «Ma plume l’a tué, il est vrai. Mais, ayant vu ce que j’ai vu depuis sa mort, je pense que j’eusse volontiers laissé vivre ce tyran».
Le successeur de García Moreno, don Antonio Borrero ne garda le pouvoir que quelques mois; il fut remplacé, en 1876, par un tyran de mince étoffe, mais cruel, Ignacio de Veintemilla.
Montalvo, qui était revenu à Quito après la mort de García Moreno, dut reprendre le chemin de l’exil: il retourna à Ipiales. Là, pendant six années, il mena contre le nouveau tyran un dur combat. En 1882, enfin, il décida de quitter définitivement cette terre américaine, à laquelle il tenait par toutes les fibres de son cœur. Ce ne fut point sans déchirement.
Avant de s’embarquer, pour ne plus revenir, il s’arrêta quelques semaines, à Panama, le temps de publier ses Douze Catilinaires, sa plus belle œuvre peut-être de polémiste, et par laquelle il pensait en finir avec le tyran!
Cela fait, ayant soulagé son cœur et brûlé ses dernières cartouches, l’âme assombrie, mais la conscience en paix, il s’éloigna «sans un regard en arrière».
Il avait cinquante ans.
Montalvo connaissant la valeur de ses Sept Traités; il savait qu’à côté de la violence de ses notes quotidiennes, ils représentaient l’élément durable de son oeuvre.
C’est d’Espagne qu’il attendait le réconfort. Dans une sorte de «prière sur l’Acropole», il le dit explicitement: «Et toi, Grenade invisible… et toi Cervantès… Secourez-moi! Car j’en ai grand besoin».
En 1885, Veintemilla tomba. Sa chute fut tenue, en Équateur pour conséquence des Douze Catilinaires, et les libéraux, enfin délivrés des tyrannies et maîtres du pouvoir, s’empressèrent d’offrir à Montalvo un siège de sénateur.
«Il était las et désenchanté» écrit M. Gonzalo Zaldumbide. À vrai dire, on le serait moins. Mais peut-être, aussi, sentait-il obscurément que son tempérament violent, à l’aise dans l’opposition, n’était point fait pour le conformisme médiocre, encore moins pour les luttes mesquines de la politique de clocher.
Au reste, d’autres raisons ne tardèrent pas à rendre son retour impossible. Après avoir si longtemps exilé sa personne, on allait exiler son âme. L’archevêque de Quito, Monseigneur Ordoñez, élevait condamnation sur les Sept Traités et demandait la mise à l’index de «ce nœud de vipères niché dans une corbeille de fleurs». Publiquement, il fulminait contre l’écrivain «qui plie le genoux devant le Rédempteur, pour asséner plus commodément sur sa face divine des soufflets sacrilèges».
«Il tremble encore dans la blessure sans miséricorde, le dard flamboyant qui traversa les mers et les Andes pour aller se planter au cœur même l’hypocrisie ensoutanée», écrit justement M. Gonzalo Zaldumbide.
Sans doute connut-il encore les ivresses de la chair, car il était séduisant et charmeur, mais il était pauvre, et don Juan de Flor, le héros de son roman, ne lui faisait pas oublier don Quichotte idéal de son esprit batailleur et généreux.
Et malgré cela, il savait que s’il retournait en son pays pour y mourir, l’Église lui refuserait sépulture. C’est pourquoi, le cœur lourd de tristesse, l´âme glacée, raidi dans cette double solitude de l’exil et de la misère, il préférait demeurer en France, pays de la liberté vraie, où disait-il, il aurait du moins le loisir de «mourir parmi les chrétiens».
Il ne lui restait que sa plume pour apaiser ses nostalgies; il écrivit en ce temps les savoureuses chroniques qui composent les trois volumes du Spectateur, publiés de 1886 à 1888; on y découvre un Montalvo un peu inhabituel. Moraliste léger et fantaisiste, il effleure tous les sujets que lui proposent le monde et la littérature, et certains de ses jugements surprennent. N’est-il pas bizarre en effet que ce puriste, pour qui le style est l’essentiel de la vie, déçu ou choqué par Madame Bovary, n’ait plus jamais lu une seule ligne de Flaubert? Peut-être comprend-on mieux qu’il ait mésestimé les Goncourt et que, fidèle à ses origines romantiques, il ait «vomi Zola».
On dut lui faire de pénibles ponctions, sans parvenir pourtant à maîtrise le mal et, vers la fin de l’année, l’infection se généralisa.
L’opération, affreusement douloureuse, dura plus d’une heure. Montalvo ne laissa pas échapper une plainte.
Quelques jours après, il se sentit perdu; il exigea qu’on le ramenât chez lui, ne voulant pas mourir à l’hôpital.
«Que voulez-vous, lui dit Montalvo, comme s’excusant, le passage à l’Éternité es une chose assez grave: la plus sérieuse de nos actions, il est normal de s’habiller en conséquence… On ne reçoit la mort qu’une fois, peut-on le faire en négligé?».
On posa trois œillets sur son cercueil, car, écrit M. Blanco Fombona, avec un demi-sourire: «Pour cinq francs, à Paris, en hiver, nous ne pouvions tout de même pas tapisser sa chambre de roses et de lis».
Ainsi mourut debout, le 17 janvier 1889, dans une pauvre chambre de la rue Cardinet, le grand exilé, qui toujours avait combattu debout ses plus rudes adversaires. Les tyrans l’avaient proscrits, les Évêques excommunié, la mort le terrassait, mais rien au monde n’aurait pu le plier ou le vaincre.
Max Daireaux
MONTALVO À PARIS
Montalvo, disons-le tout de suite, n’a jamais écrit une relation suivie de ses voyages. Mais à chaque détour du continuel vagabondage de sa pensée, il puisait dans ses souvenirs de voyageur romantique, de pèlerin songeur, d’exilé volontaire, de «barbare» qui défend avec fierté, au contact de la civilisation, sa native «pureté de cœur» et sa grandeur d’âme. Il en tire de l’autorité pour ses paroles et pour ses leçons. Il croit à la force éducatrice des voyages, et non seulement sur les jeunes: il voulait envoyer le «tyran» García Moreno en France pour qu’il y adoucit sa férocité naturelle: «Pour tout châtiment, disait-il, nous l’enverrons au pays des étrangers, au pays de l’hospitalité, au pays des beaux esprits, la France».
Pour des Français qui trouvaient excessif son enthousiasme devant cette gloire à son déclin, Montalvo explique cette espèce de sortilège que les grands poètes exercent sur les imaginations lointaines: «Nous entendons Lamartine à travers le mers et les déserts, et sa voix monte dans nos montagnes, douce et embellie par l’éloignement». Et pout ce qui est de Lamartine, nous savons sa séduction sans pareille, sur ses proches aussi bien que sur des inconnus. Des traces de cette sorte d’extase où sa présence plongeait ses admirateurs, demeurent en plusieurs témoignages. «Grande date de ma vie, écrit par exemple Charles Alexandre dans ses Souvenirs: je suis allé au foyer de Lamartine!». Montalvo y alla dans le même esprit. Il le trouva «penché sur son fauteuil, la tête à moitié blanchie, le regard mélancolique». Lamartine avait alors 66 ans: il était encore beau, de cette beauté que se perpétuelle jeunesse de cœur renouvelait sur son visage de médaille. «Il était lyrique de la tête aux pieds», dit le même Alexandre. Sa sobre beauté était de l’espèce dont le Vinci parlait lorsqu’il affirmait que l’intérieur modèle l’extérieur et que l’âme crée son corps.
Magnifique et familier, en grand seigneur, le poète invita son visiteur à venir chasser dans ses terres, si toutefois il arrivait à en sauver une parcelle des mains de ses créanciers. Montalvo nous le raconte, mettant dans son récit les reflets de la parole magicienne qui faisait miroiter devant lui la gloire d’une amitié radieuse. «… Que j’aurais été fier à côté de mon hôte illustre, s’exclame Montalvo. J’aurais été semblable au roitelet sous la protection de l’aigle, comparable au myrte au pied du palmier. Il me demande mon âge: je lui réponds que je suis encore jeune: -Tant mieux, dit-il (et Montalvo emploie pour le dialogue imaginaire le noble tutoiement homérique qui sied à la circonstance)- tu pourras courir par les coteaux à la poursuite du jeune cerf qui fuit la rivière et va s’interner dans la forêt de la plaine, -la battue terminée, nous descendrons ensemble… Et à l’heure du crépuscule, seuls, attendant le lever de la lune au fond de quelque allée silencieuse, il me dirait de ces choses vagues et charmantes que seuls les poètes savent dire…»
Montalvo savait d’avance que tout cela ne serait qu’illusion: Lamartine perdra son domaine, pensait-il: il n’aura pas d’arbres à l’ombre desquels respirer. Le poète devait répéter alors, vieilli et désenchanté, ses vers À la Terre natale qu’il composa à l’époque où il frémit pour la première fois à l’idée de perdre ses chers vieux champs de Milly:
Montalvo pensa que le poète, prodigue encore et intemporel comme un enfant, n’aurait même pas un toit pour ses derniers jours. Et sachant que Lamartine avait parfois caressé l’idée de s’en aller au Nouveau-Monde, il ne put résister à la tentation de l’inviter à son tour. «Que je serais heureux d’y être son guide, de l’emmener avec moi, écrivait-il. Je lui ferai réaliser une navigation mythologique sur la Daule; les hauts tamariniers et les ananas s’inclineraient à son passage; nous escaladerions le Chimborazo et du sommet des Andes il jetterait un regard immense sur cette Amérique immense. Nous descendrions par le versant opposé et nous nous trouverions au milieu des plaines où tremblent les blés. Voyez-vous ces vieux saules qui penchent leurs vieilles têtes tantôt d’un côté, tantôt de l’autre? J’ai là, pour les offrir à mon grand hôte, des fleurs et des lauriers. Je l’emmènerais à la maison de mon père; nous entrerions ensemble dans le bois de Ficoa et poursuivant notre chemin, soudain, en posant les yeux sur les lacs poétiques d’Imbabura, il se sentirait enflammé du feu divin de l’inspiration. Nous irions de vallée en vallée, et, partout, le poète serait reçu sous des arceaux de branches et de fleurs. Les jeunes garçons agiteraient dans l’air des bannières blanches, les jeunes filles chanteraient leurs plus chères chansons; les vieux aux cheveux blancs sortiraient de leurs hameaux en demandant: Où est-il? Lequel est-ce?
Lamartine le remercia de ses effusions par une belle lettre: «J’ai lu ces lignes, et j’ai aimé la main étrangère qui les a écrites. Si dans ma patrie on nourrissait des sentiments semblables, je ne me verrais pas obligé de diviser l’ombre de mes arbres entre mes créanciers et mes proches. La France interrogée a répondu que je meure. Eh bien, soit: je mourrai loin d’elle, afin qu’elle n’ait même pas mes ossements».
Lamartine ennoblissait le plus naturellement du monde les faits et gestes quotidiens, et sa conversation mêlait à la familiarité cordiale la majesté de récits homériques ou la grandeur des images bibliques. L’on voit, dans son admirable lettre à M. d’Esgrigny, par exemple, comment la tristesse romantique portée par le flot de son éloquence limpide, assumait bientôt une sorte de sérénité antique, qui la transfigurait. Et bien, de même qu’il se vit un jour en sage d’Orient, il aurait pu, en songeant à son voyage d’Amérique, se représenter en Vice-roi magnifique, en libérateur ardent, en républicain catonien, menant la vie d’un de ces «Civilisateurs» dont il écrivit l’histoire avec magnificence pour gagner le pain de sa vieillesse besogneuse.
Toujours est-il que cette visite à Lamartine fut le plus cher des souvenirs que Montalvo rapporta de son premier voyage.
Il raconte à ce propos qu’un «sauvage d’Haïti», amené à Paris, ayant vu au Jardin des Plantes un arbre à pain, «l’entoura de ses bras, le serra contre son cœur, sanglota et tomba inanimé». «C’est cela, ajoute Montalvo, l’amour de la patrie. J’ai entendu dire qu’Olmedo en fit autant, et ce vif sentiment ne me semble pas exagéré. Je me souviens que dans ce même Jardin des Plantes où j’allais si souvent, je regardai peu les lions, les tigres et les panthères d’Afrique et étais le visiteur assidu des animaux américains: et, qui le croirait, le condor des Andes rivalisait dans mon affection avec l’Aigle du Mont Athos; et si un grand coq tanisario jetait quelque part son chant prolongé, solennel et mélancolique, j’y prêtais l’oreille et le cœur avec plus de plaisir qu’un rugissement du tigre de Mauritanie».
Montalvo professe donc cette sorte d´orgueil géographique ingénu assez général chez nous. Il en est fier surtout pour ce que cela représente à ses yeux de qualités de cœur. Montalvo faisait en effet résider dans le sentiment la supériorité du «barbare» sur le civilisé. Mi-plaisant, mi-sérieux, il se complait à s´appeler lui-même «le sauvage américain». Nous avons vu qu´il revendiquait cette qualité comme un titre à l´amour de Lamartine. Et il veut la préserver: Paris lui apparaissait conne «une espèce de sirène»: «figurez-vous une femme belle mais dont l´âme foisonne en secrets diaboliques, en philtres et en mystères d´amour et de sorcellerie, une Circée aux palais de laquelle on peut arriver avec son jugement intact, mais dont on ne sort jamais ou dont on sort tout changé».
Un soir que cette «image de la Souveraine Essence» était sans doute plus présente à son âme, -car ce croyant, quoique peu orthodoxe, était un esprit très religieux, -il se promenait comme d´habitude au Luxembourg, «seul au milieu de la foule». Soudain il traversa le jardin et prit la rue Denfert: «À quelques pas de là, il s´arrête devant une maison d´apparence modeste, frappe à la porte et demande à voir Pierre-Joseph Proudhon. Le sentiment qui cette fois le guidait n´était pas l´admiration, mais une sorte de frayeur indignée, de respect plein de remontrances. Montalvo cultivait en lui, et non sans grandiloquence castillane, la notion de la haute dignité humaine et la vénération du divin, la sublimité de Dieu. Le Seigneur avait pour lui toute la terrible majesté biblique». «L´antithéisme» de Proudhon lui semblait blasphématique, quoique non dépourvu d´une certaine grandeur satanique. Le bruit que faisait à Paris l´écrivain révolutionnaire incitait Montalvo à la révolte. Aussi sa visite fut quelque peu orageuse et de là vient toute sa saveur. «Devant son orgueil et son obstination démesurés, le voyageur, dit-il, ne put se retenir». Ce que le «voyageur» dit alors nous entraînerait trop loin. Nous ne voulons remarquer que le ton d´exaltation que Montalvo mit à combattre «l´ennemi de Dieu». Lorsqu´il se tut «il scruta la conscience de cet homme étrange. Comment la raison souffrirait-elle que ce démon fut un honnête homme, doux et même vertueux?» se demande Montalvo; et il conclut en lui pardonnant ses folies à cause de l´innocence qu´il trouve au «fond de sa perversité».
Il déteste les mœurs dissolues: «Ma France si chère, si louée par moi en toute occasion, a aussi ses vices et ses défauts. La France est une de premières nations du monde, et fréquemment la première. C´est pour cela que ses victimes sont plus à craindre étant donné que ses mœurs passent les frontières et que ses extravagances sont imitées. En France, donc, le mariage est affaire de pure commodité et la plupart des femmes se marient pour être libres». «L´adultère, dit Montalvo effrayé, -car dans sa grave jeunesse, il ne souriait presque pas, le satirique amusé, le caricaturiste hyperbolique ne s´étant réveillé en lui que dans l´amertume de la lutte, -l´adultère, nous, barbares américains, nous ne pouvons y penser sans que par tout le corps nous courent des fourmis, ni sans éprouver un petit froid mortel et sans que nos cheveux ne se dressent comme devant un revenant». Et si, dans la fougue de son imagination amoureuse, il ne sut résister au prestige byronien du séducteur, à l´auréole du donjuanisme fatal, sa fantaisie romanesque ne s´est jamais complue dans la débauche, même fastueuse, ou romantique à souhait. Il est plus près de Saint-Preux que de Rolla. «Les bruyants bals masqués de l´Opéra n´ont aucune prise sur son âme et rien ne vaut la solitude au milieu du siècle». «Car c´est un autre monde, dit-il, celui auquel l´âme remonte dans la solitude lorsqu´on promène ses pas par des lieux renommés en méditant sur le présent, en remuant le passé, en songeant à l´avenir». Aussi «que faire à Londres et à Paris? À Paris nous respirons dans l´air un principe nocif, dans l´eau que nous buvons nous buvons l´ennui».
Cependant, tout n´est pas langueur d´amour dans les rêveries de ce promeneur solitaire. Il exalte sa jeune foi démocratique devant les spectacles de l´histoire. Ce voyageur sort de son silence et de son mystère pour interroger les vieilles pierres et apprendre ou donner des leçons. «Pauvre Italie, murmure-t-il, en 1858, peut-être ne tardera pas pour toi l´aurore de cette liberté qui un jour dominera le monde entier». Il n´aime rien de ce qui blesse «la susceptibilité républicaine d´un Américain». «Que m´importent les demeures des rois!… dit-il; je sais que dans leur enceinte de pourpre l´on forge des chaînes qui assujettissent les peuples». Et dans une apostrophe aux statues d´empereurs romains qu´on trouve en entrant aux Uffizzi, «Laissez-moi passer, s´écrie-t-il, vous ne représentez que des tyrans; je vous regarderai, mais après le reste, et sans doute avec dédain».
Heureusement, ce contempteur de rois, ce lecteur illuminé de Plutarque gardait dans sa mémoire et dans son cœur, tout le Romancero. Rien n´est aussi beau pour lui que la poésie des Maures, si ce n´est la gloire des Chevaliers Errants. Il réservait dans son âme bien des coins ombreux, arrosés par la plus fraîche et la plus insouciante poésie. Aussi était-il heureux comme un Kalife, à Grenade. Son style même répand là ce sourire incoercible, ce contentement diffus de son bonheur. Et ce n´est que par inconséquence qu´il promène, parmi les jardins de l´Alhambra, sa fiction du «jeune père», séducteur puritain et raisonneur. Saint-Preux y fut, plus fâcheusement que jamais, son faux idéal. (Combien plus belle et harmonieuse sa mélancolie de certains soirs où il méditait, appuyé au tronc d´un palmier, cependant que la nuit tombait et que les ombres hantaient la vieille mosquée de Cordoue).
S´il était venu à cette époque, il aurait été repris par son ambition d´écrire en français. Nous aurions ainsi perdu un grand classique espagnol sans gagner peut-être un grand écrivain français. Il incarne à tel point le génie de la langue et s´est tellement nourri de sa moelle la plus intime, de ses sucs les plus essentiels, qu´on ne voit pas comment il aurait pu adopter un autre mode d´expression moins consubstantiel, adventice. Il a été comparé aux maîtres espagnols du grand siècle, et il est particulièrement ardu de la traduire. Même les quelques pages qu´il se rappelle d´avoir écrit en français et dont nous n´avons pas la version originale, perdent beaucoup de leur caractère à être retraduites. Montalvo raconte avoir adressé en français, à Victor Hugo, cette élégie en prose sur le tremblement de terre d´Imbabura, dont nous ne connaissons que la reproduction castillane.
Victor Hugo lui répondit de l´exil, par une lettre datée de Hauteville-House, le 16 avril 1869, et avec des phrases bien huguesques, qui durent résonner profondément dans l´âme de Montalvo: «J´ai dénoncé souvent ces fléaux, les Despotes; je ne manquerai pas au devoir de dénoncer aussi ces autres tyrans de l´homme, les Éléments… Je vous serre la main. Vous êtes un noble esprit».
Lorsqu´il revint à Paris, pour la troisième fois et définitivement, pour y vivre et y mourir, il était trop tard pour recommencer une carrière d´écrivain, par ailleurs, déjà bien remplie. Il ne pensa plus à écrire en français. C´était trop tard sous tous les rapports. L´Europe encore romantique de sa jeunesse n´existait plus. Lamartine était mort depuis douze ans. Victor allait bientôt mourir: la splendeur de son couchant rayonnait encore mais n´aveuglait plus. Le réalisme s´imposait déjà dans la littérature et dans la vie.
Le séjour à Madrid ne fut sans doute pas le plus agréable pour lui, et il s´en retourna à Paris.
Au lieu de prendre pour cette sorte d´essais le titre de la célèbre revue des essayistes anglais Addisio et Stelle, Montalvo aurait pu l´appeler son Nouveau Cosmopolite: même ampleur et variété de sujets, pareille liberté d´invention, qui va de la caricature à l´emphase mélodramatique, même rappel de souvenirs errants. Il n´en avait exclu que ce qui pourrait l´amener à reprendre ses flambantes campagnes politiques, encore fumantes. Il veut y faire la critique des mœurs. Mais combien différente sa manière du tour d´esprit puritain d´Addison, chez qui Taine voyait le type du «prédicateur laïque». Dans le commentaire élégant, la philosophie imprévue de la nouveauté fugace, l´évocation de l´événement qui fait penser avant de passer à autre chose, Montalvo était le précurseur des meilleurs chroniqueurs d´aujourd´hui.
Romantique invétéré, il se plait incorrigiblement aux sentiments et péripéties chevaleresques et déclare préférer «les périls charmants et les sophismes ingénieux de la Nouvelle Héloïse» aux raffinements d´un autre ordre des novateurs. Romantique formé aux disciplines classiques, il offre, dans sa résistance d´écrivain et d´homme aux séductions du jour, qu´il tenait pour monstrueuses, un exemple de probité envers soi-même qui nous impose le respect et nous éloigne du reproche d´incompréhension. Rien de plus pénible, chez les écrivains vieillissants, que l´adulation «aux nouveaux» dans l´attente de mensongère réciprocité.
Malade et sachant son mal mortel, Montalvo voulut quitter la clinique, où l´avait conduit la sollicitude de quelques compagnons, et rentrer chez lui, pour y attendre la mort. La courtoisie, haute et compassée, que Montalvo aimait à déployer, non sans emphase castillane, et même dans le commerce quotidien, lui dicta sans doute comme un devoir de s´apprêter, conformément aux plus strictes convenances, à la rencontre de l´Inévitable.
Il fit à l´ami quelques confidences, et comme dernières recommandations, il ajouta: «Vous retournerez bientôt au pays: dites à mon frère que dans les jours de ma maladie, ni Dieu ni les Hommes ne m´ont abandonné».
Gonzalo Zaldumbide
JUAN MONTALVO (FRAGMENTS)*
… Un autre caractère essentiel de sa littérature, parce qu´il le fut aussi de sa personne et de sa vie, est le ton de noblesse et de supériorité. Ce perpétuel agitateur contre les autorités fausses et petites eut le sentiment profond de celles qui sont grandes et vraies. Il fut libéral dans le sens le plus noble du mot, jamais démagogue ni plébéien. Pour la qualité des idées, comme pour la trempe d´âme et les goûts en matière de style, gentilhomme des pieds à la tête. Il aima la liberté de l´amour d´un cœur orienté vers la justice et d´une intelligence éprise d´ordre; jamais avec la passion livide et vile de celui qui a faim de ce que la nature ou la fortune ont accordé à d´autres…
Par ces caractères les plus marqués, la prose de Montalvo, expression violente d´un idéal de restauration dans la langue littéraire et du génie personnel d´un écrivain, est beaucoup plus admirable dans son originalité que comme norme et type destiné à être propagé. Ce serait une vulgaire et lourde erreur que de croire que tout ce qui se fait de nouveau en art sollicite l´imitation ou même simplement la prévoit et la suppose; alors que l´idée d´être imité est de celles que la conscience de l´artiste véritable et parfait ne connut jamais et qu´on peut affirmer sans ombre de paradoxe, que le plus digne d´être admiré est le moins capable d´être imité. Cette prose doit être jugée comme une belle forme éteinte. Du point de vue esthétique, son originalité est un privilège; car cette manière d´écrire, qui ne pourrait se généraliser pour la communication actuelle des idées, y gagne cet embrasement de beauté qu´on trouve dans les choses émancipées de l´usage, lorsque, originairement, elles ont contenu une belle étincelle, tels les superbes temples ruinés, les belles armes avec lesquelles on ne combat plus et la bonne prose des vieux livres où on ne cherche plus la vérité. Et malgré cela, quoique l´œuvre de restauration archaïque qu´entreprit Montalvo soit, dans son ensemble, singulière et incommunicable, que de profits on peut en tirer! combien de choses à maintenir et à restituer au commerce de la langue, dans ce vaste trésor levé du fond du temps comme du fond de la mer, les dépouilles d´un galion des Indes!… L´archaïsme de Montalvo peut être considéré, en beaucoup de ses éléments, comme une œuvre vivante, un antécédent capable d´heureuses suggestions dans la tentative à laquelle nous nous adonnons de rendre à la prose cristalline la couleur, la saillie et la mélodie, de la gonfler de sang, de l´enrichir de nerfs et d´achever une réaction que les romantiques et les réalistes du siècle passé ne réalisèrent qu´à demi dans la syntaxe et dans le style…
…Comme réalisation de beauté, comme œuvre de style, qui sont ses aspects principaux la littérature de Montalvo offre, dans son ensemble, un caractère difficile à comparer et à définir. Ce n´est pas la spontanéité désordonnée et indomptée de la forêt vierge, l´abrupte irrégularité de la montagne énorme. Ce n´est pas la prose de Sarmiento sans proportion ni surveillance de soi-même. Ce n´est pas non plus le jardin d´Italie ou de Grèce, l´indéfectible sobriété, le constant empire du gracieux et du suave, le simple tableau de platanes et d´oliviers du dialogue platonicien. Pour chercher une image appropriée à un style si personnel, il faudrait figurer une forêt tropicale ordonnée et à demi domptée par le bras de quelque hercule défricheur de bois primitifs, une forêt où je ne sais quel jardinage surhumain réduirait à un rythme linéaire et à un prodigieux concert, l´abondance vicieuse et l´impétuosité farouche; ou bien une montagne taillée en formes régulières, une montagne comme celle qu´au temps d´Alexandre, Dinocrate rêva sculptée pour un monument au conquérant.
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