La commémoration du Bicentenaire de la Révolution Française a pris fin. Grâce à la radio, à la télévision et d’autres moyens de communication, à Paris et dans plusieurs villes françaises, comme dans des pays du monde entier, différents actes nous ont fait revivre ce grand chapitre de l’histoire. Ont été évoqués les faits les plus remarquables, les dates les plus mémorables et naturellement les noms de ceux qui, lors de cette période, conquirent tant de gloire par la valeur de leurs personnalités comme par les exploits qu’ils accomplirent. Aujourd’hui encore, à deux siècles de distance, ces noms nous sont présentés auréolés par le prestige de l’immortalité. Immortalité certes et non pas toujours exempte d’épais nuages qui révèlent la condition de la nature humaine.
«Il y a quelque chose d’absolument fondamental, quand vous êtes en Amérique latine, ou Dieu sait où, et qui est la signification de la Révolution française… la signification épique de la Révolution Française, à partir du moment où on éprouve un lien avec une solidarité quelconque, avec un élément populaire, exprimé populairement, à partir du moment où l’on lie cette solidarité à la conscience de l’épique que la France a apporté au monde…»
Cependant, comme citoyen de la République de l’Équateur, ce petit pays situé entre l’océan Pacifique et la cordillère des Andes, qui ne remplit pas les pages des journaux ni par les scandales de la drogue ni par le terrorisme des «guérilleros»; pays qui vit tranquillement une authentique démocratie; comme citoyen de ce pays et aussi comme chercheur de ces chapitres de l’histoire, j’ai beaucoup regretté que dans ces colloques on est si peu mentionné la présence de la Mission scientifique française ou Mission Géodésique, qui en 1736 arriva à Quito, capitale alors de l’Audience Royale. Pendant plusieurs années, ces savants furent les premiers apôtres de la divulgation des idées des Encyclopédistes, des idées humanitaires du XVIIIe siècle.
Si j’ai choisi d’aborder ce chapitre de l’histoire, mon intention n’est pas de vous rappeler l’immense œuvre scientifique, culturelle qui domina ce siècle et mérita l’admiration de ce grand voyageur et savant, Alexandre de Humboldt, dans sa visite à l’Amérique espagnole. Quelques années avant, rappelant les travaux de la Mission française, D’Alembert avait parlé de cette Mission comme: «La plus grande œuvre que les Sciences aient entreprise».
Très brièvement j’évoquerai aujourd’hui les personnalités de Pedro Vicente Maldonado et d’Eugenio Espejo.
Membre d’une des plus nobles et riches familles établies à Riobamba, Pedro Vicente Maldonado suivit toutes les études que les gens de sa classe pouvaient faire à Quito, à cette époque. Une fois ses études terminées, avec une préférence notoire pour la géographie et les sciences naturelles, Maldonado se consacra au progrès de son pays et à l’amélioration de la vie de ses concitoyens. Géographe et visionnaire, Maldonado très vite saisit l’importance pour Riobamba et Quito, villes inter-andines, d’une sortie vers l’océan. Il s’est rendu compte que pour le développement du pays, il était indispensable de sortir de l’isolement qu’imposent sans doute ces belles chaînes de montagnes. Son projet était clair: unir par une route les côtes de l’océan Pacifique. La construction d’une route commença en 1733. Sur ces entrefaites, alors que Pedro Vicente Maldonado était en pleins travaux, la Mission des Académiciens français arriva à Quito, au mois de mai 1736.
«Durant le séjour des Académiciens dans la région de Riobamba, des liens d’une étroite amitié furent noués entre Maldonado et la Condamine, auquel le caractère du jeune créole était éminemment sympathique. Sagace, généreux, énergique, calme dans le péril, doué des qualités nécessaires pour commander les autres, tel était l’ami de la Condamine».
Arrivé dans la capitale espagnole, Maldonado fut très bien reçu à la Cour et par les grands du royaume. Ferdinand VI lui accorda des titres ainsi qu’à son frère Ramón et il fut reçu à l’Académie des Sciences et comblé d’honneurs. De Madrid, Maldonado passa à Paris où il retrouva La Condamine, à la fin de 1746. Le savant Français se conduisit merveilleusement. Il l’accueillit avec affection, le présenta à l’Académie des Sciences où Maldonado fut admis comme Membre honoraire, le 24 mars 1747. Les «Lettres de Correspondant pour Don Pedro Vicente Maldonado» sont signées par le Secrétaire général perpétuel de l’Académie Royale, Granjean de Fouchy.
Si son œuvre scientifique fut très succincte, son ouvrage le plus important est sans doute la carte du Royaume de Quito, considérée comme la plus exacte de ce siècle par des spécialistes de notre temps. Cependant, son prestige au XVIIIe siècle fut très grand et sa mémoire a été gardée intacte et il a toujours été reconnu comme l’une des toutes premières figures de notre histoire. Son amitié, ses relations avec les savants français font que Pedro Vicente Maldonado est considéré comme le pionnier de la culture française, ainsi que le premier chaînon de cette amitié qui a toujours existé entre la France et l’Équateur.
Élève au Collège des jésuites et à l’Université, il fut avant tout un autodidacte. Médecin à 20 ans, il étudie le droit civil et canonique, les sciences naturelles, les auteurs classiques, les langues anciennes et modernes. On est étonné par l’étendue et la profondeur des connaissances qu’il accumula dans ce siècle des Encyclopédistes. Mais, ses connaissances, Espejo les mit au service de ses concitoyens: l’éducation des enfants, l’hygiène publique, les services médicaux, particulièrement pour les classes délaissées, attirèrent constamment son inaltérable activité. Par ailleurs, il s’occupa activement de la situation sociale, économique et politique de son pays, des problèmes de l’agriculture, de l’état des routes et de l’administration en général. Écrivain de grand talent, dans ses œuvres d’une critique mordante, il analyse pour le dénoncer le système colonial, les déficiences de l’administration publique, trop centralisée, et les méthodes de l’enseignement, particulièrement à l’Université. Élève des jésuites, il a une haute idée de la morale qui lui inspire un combat sans merci face à la décomposition des mœurs, surtout parmi les membres du clergé. En outre, il est un critique féroce de l’oratoire et des orateurs de son époque, derniers imitateurs des courants du «gongorisme» et du «conceptisme» espagnols des siècles passés.
Il est indispensable de mentionner un épisode de sa vie qui nous éclairera aussi bien sur les activités d’Eugenio Espejo que sur l’étendue de ses connaissances. Lorsque les Jésuites furent expulsés des colonies espagnoles au XVIIIe siècle, de Quito en 1769, ils abandonnèrent naturellement l’enseignement et la bibliothèque, une des plus riches constituée au cours de ces deux siècles. Cette bibliothèque devint le noyau de la «Biblioteca Nacional» et Espejo fut nommé son premier bibliothécaire. Ces nouvelles fonctions favorisèrent son extraordinaire érudition ainsi que son écoute constante des classiques, latins et grecs, ainsi que les auteurs français, espagnols, italiens…
Naturellement, ses idées politiques furent considérées par les autorités espagnoles de l’Audience Royale avec effroi et comme subversives. Espejo fut emprisonné et les mauvais traitements en prison mirent fin à son existence. Il décéda le 27 décembre 1795. Il avait 48 ans.
Juan Montalvo et la France
(Paris, février 1990)Si, à ces deux noms, nous ajoutons ceux de Juan de Velasco, le premier historien, le «père fondateur» de notre histoire, et Juan Bautista Aguirre (tous les deux Jésuites), poète d’une valeur indiscutable qui illustra son siècle par une œuvre admirable, nous pouvons dire, dans le domaine des Sciences et des Lettres, qu’avec ces quatre personnalités, le XVIIIe siècle a brillé de tous ses feux. Ils sont donc à l’origine du développement intellectuel et culturel qu’a connu l’Équateur à travers son histoire.
L’auteur dont je vous parlerai aujourd’hui est une grande personnalité parmi les représentants des lettres, du journalisme, de la culture, non seulement dans son pays mais en Amérique et dans le monde hispanique. Son nom, ainsi que nous le verrons, est intimement lié à la pensée et à la culture française, tout particulièrement aux classiques et aux Encyclopédistes du XVIIIe. Cette figure, c’est Don Juan Montalvo. La tradition et le respect qu’il inspira font qu’universellement on accompagna toujours son nom de ce «Don», son plus grand titre de noblesse. Il naquit dans la petite ville d’Ambato, au sud de Quito, en 1832, et mourut à Paris, dans la rue Cardinet, le 17 janvier 1889. C’est ainsi qu’avec le Bicentenaire de la Révolution Française nous avons également commémoré le centenaire de la mort de celui-ci qui est connu dans le monde des Lettres comme le Cosmopolite (titre de l’un de ses livres) ou aussi «le Cervantès américain», car il eut l’audace ou le génie? d’écrire un livre intitulé par lui-même Chapitres oubliés par Cervantès: essai d’imitation d’un livre inimitable, c’est-à-dire un nouveau Don Quichotte qui vécut et réalisa ses prouesses sur les terres américaines et parmi ses habitants. Après des études classiques, il abandonna le droit, car les lettres et le journalisme étaient sa vocation et, par ce biais, l’humanité, c’est-à-dire la défense de sa dignité, de sa liberté, le combat pour ses droits si outragés, si bafoués en ces années de difficile apprentissage de la démocratie durant lesquelles le caudillisme, le militarisme -séquelles des années de lutte pour l’indépendance politique- ont fleuri sur notre continent. Du Mexique à l’Argentine nous vîmes se dresser de nombreux dictateurs, se proclamant «sauveurs» de la patrie… Ce furent des années de crises graves et de troubles pour nos pays et l’une des causes principales de notre retard et de notre lent développement matériel et spirituel.
Juan Montalvo résida en France à trois époques parfaitement déterminées. En 1857, le Président de l’Équateur le nomma Secrétaire de la Légation à Paris. Montalvo avait 25 ans, il était dans toute la plénitude de sa jeunesse, de ses illusions, de ses ambitions, de la recherche de la gloire, de son prestige littéraire. Il vécut à Paris, il étudia, médita et apprit beaucoup. À son retour d’un voyage en Italie, en 1858, il rencontra Lamartine et l’invita à s’installer en Équateur dans sa ville paradisiaque d’Ambato: le vieux poète se sentait si mal en France et était tellement désabusé… Pour des raisons de santé, Montalvo dut abandonner la France en 1860, mais également parce que des changements politiques s’étaient produits et il prévoyait que sa présence dans son pays serait nécessaire. Il allait commencer ou, plus exactement, continuer sa lutte pour la liberté et la démocratie. Pour son deuxième voyage en France, il vint en tant qu’exilé, à la suite du coup d’état de García Moreno en 1869. Grâce à l’aide d’un autre Équatorien éminent, Eloy Alfaro, de Colombie où il s’était réfugié, Montalvo put entreprendre son voyage à Paris, vers le milieu de l’année 1869. Ce séjour en France fut le plus court, car il dut vite l’abandonner à cause de sa pauvreté, et des pressentiments de la prochaine guerre franco-prussienne. Nous sommes au début de 1870. De Panama, Montalvo passa à Lima, puis en Colombie, dans la petite ville d’Ipiales à la frontière de l’Équateur où il résida en plusieurs occasions et où il écrivit plusieurs de ses livres. Il y resta jusqu’à la mort de García Moreno, assassiné le 6 août 1875.
Ouvrons une brève parenthèse, tout à fait indispensable, en parlant de «dictature» et même de «tyrans», ainsi que Montalvo et d’autres écrivains ont fréquemment qualifié García Moreno. Entendons nous bien, de telles «dictatures», de tels «tyrans»… n’ont rien à voir avec certains systèmes, certains noms qui ont horrifié notre siècle.
L’Équateur, heureusement a été préservé de tels cataclysmes et, en ce siècle, presque totalement à l’abri de semblables fléaux. Aujourd’hui, les touristes visitant l’Équateur sont étonnés de la tranquillité dans laquelle vit le pays alors que de graves crises agitent ses voisins du nord (la Colombie) et du sud (le Pérou). Je ne veux pas dire que tout soit parfait et que l’on ne connaisse pas non plus des problèmes dans d’autres domaines, surtout économiques qui encouragent le chômage et la vie chère, surtout pour les classes les plus défavorisées. Ces sont des difficultés qui affectent particulièrement les pays du Tiers Monde.
Ainsi, dans ses livres les Sept Traités et Géométrie Morale, dans ses œuvres de théâtre ou dans les pages magnifiques du Spectateur (possiblement son grand chef-d’œuvre, du fait du contenu et de la beauté du style), il apparaît comme un maître à penser du perfectionnement de l’homme, en ayant repris de la culture gréco-latine et de l’essence des penseurs français le plus profond de leur enseignement, de leurs règles de vie et de leurs idées. Si le personnage de Don Quichotte, avec son esprit noble et chevaleresque, correspondait parfaitement à l’idéal, au type de notre écrivain, il lui inspira également ce «sens profondément épique et esthétique de sa vie». Car pour Juan Montalvo, les années qu’il vécut à Paris -années d’exil, de pauvreté et d’amertume sans fin- furent aussi des années de lutte permanente, pour l’art et par-dessus tout, pour la dignité et la liberté de l’homme.
En terminant cette brève évocation du plus grand prosateur du XIXe siècle, je désire revenir sur une expérience personnelle. Grâce aux responsables des «Études Ibériques et latino américaines» de l’Université de Paris X, l’étude de l’œuvre de Montalvo fut introduite en 1988-1989 dans le programme de la UE 212. Chargé, avec d’autres collègues, d’assurer cet enseignement, il m’a été donné de vivre une expérience qui honore les étudiants français. J’avais 32 étudiants dans mon cours. Tous, évidemment, ignoraient le nom de Montalvo, quelques uns même jusqu’au nom de la République de l’Équateur. En peu de mois, grâce à une anthologie de Montalvo et plusieurs textes polycopiés que je leur ai donnés avec des études de: Miguel de Unamuno, José Enrique Rodó, Gonzalo Zaldumbide, Jorge Carrera Andrade, Rubén Darío…, la moisson fut supérieure à tout ce que l’on pouvait attendre.
Pour moi, ces travaux seront un beau souvenir de mes années d’enseignement. Les préoccupations de la commémoration du Bicentenaire de la Révolution Française ont laissé un peu dans l’oubli le centenaire de la mort de Juan Montalvo; le fait même qu’un groupe de jeunes universitaires français lui ait rendu un tel hommage est la meilleure preuve que son œuvre porte les germes de sa survie, car c’est la jeunesse qui assure la permanence et l’immortalité d’un auteur.
En conclusion, grâce à l’Université française, les noms de: Juan de Velasco, Eugenio Espejo, Juan Montalvo et d’autres auteurs équatoriens ont été étudiés par de nombreux universitaires et sont parvenus au public français en général. Que l’esprit qui a animé de tels auteurs, si intimement liés à la pensée française, continue à orienter nos jeunes générations sur les chemins de la liberté, du respect des droits humains et qu’il soit le symbole permanent de l’amitié séculaire entre nos deux peuples.
Discours de S.E. M. Gonzalo Zaldumbide
Messieurs,
Discours de M. E. Martinenche
Lorsque Montalvo a rejoint son pays après son premier voyage en Europe, il n’y respirait pas librement, sinon dans une solitude champêtre dans laquelle, par la lecture et la méditation, mûrissaient son talent et sa haine envers le despotisme.
Discours de M. Miguel de Unamuno
Messieurs,
À la suite de ces trois discours, la parole a été donnée à M. Maurice de Waleffe, qui s’est uni à l’hommage rendu à Juan Montalvo au nom des cent journaux du monde latin, regroupés dans le bureau permanent de la presse latine, dont il est l’éminent et infatigable secrétaire général, et M. Contenot, secrétaire du conseil municipal de Paris, officiellement désigné par cette assemblée pour apporter à la mémoire du grand Hispano-américain, du grand ami de la France, le salut de la ville de Paris».
** Nous avons ajouté cette annexe qui illustre bien ce qu’a affirmé M. A. Darío Lara. À ce sujet, voir l’article complet portant sur l’inauguration de la plaque commémorative faite par M. Gonzalo Zaldumbide.
Voir annexe n°2 de Réflexions sur l’oeuvre franco-équatorienne de M. Darío Lara (A)
Eugenio Espejo, l’influence française chez l’écrivain et le précurseur
Juan Montalvo en Francia (actas del coloquio de Besançon)
Hommage à Juan Montalvo, l’historique d’une action diplomatique (Gonzalo Zaldumbide)
Au sujet de Jean Contoux, fils de Juan Montalvo