A. Darío Lara
(Texte lu à la radio de l’Université de Paris-X, Nanterre pour le programme «La Francophonie» de «TELEDIX», février 1990)

La commémoration du Bicentenaire de la Révolution Française a pris fin. Grâce à la radio, à la télévision et d’autres moyens de communication, à Paris et dans plusieurs villes françaises, comme dans des pays du monde entier, différents actes nous ont fait revivre ce grand chapitre de l’histoire. Ont été évoqués les faits les plus remarquables, les dates les plus mémorables et naturellement les noms de ceux qui, lors de cette période, conquirent tant de gloire par la valeur de leurs personnalités comme par les exploits qu’ils accomplirent. Aujourd’hui encore, à deux siècles de distance, ces noms nous sont présentés auréolés par le prestige de l’immortalité. Immortalité certes et non pas toujours exempte d’épais nuages qui révèlent la condition de la nature humaine.

Un des sujets le plus fréquemment évoqué quand on étudie les conséquences de la diffusion des idées de la Révolution Française est son influence directe dans l’émancipation des peuples colonisés par l’Espagne. Cette émancipation se réalisa dans les premières dizaines d’années du XIXe siècle. Si cette influence a été minimisée et quelquefois même mise en doute par quelques historiens, il est incontestable que les échos de la Révolution Française et de la proclamation des Droits de l’Homme, en août 1789, se firent entendre dans différents points de l’Amérique espagnole. Ainsi, ces mots de Malraux ont leur entière justification:

«Il y a quelque chose d’absolument fondamental, quand vous êtes en Amérique latine, ou Dieu sait où, et qui est la signification de la Révolution française… la signification épique de la Révolution Française, à partir du moment où on éprouve un lien avec une solidarité quelconque, avec un élément populaire, exprimé populairement, à partir du moment où l’on lie cette solidarité à la conscience de l’épique que la France a apporté au monde…»

En Amérique latine, comme en France, on a organisé plusieurs colloques, comme dernièrement celui du samedi 25 novembre à Evry (Essonne); colloques dans lesquels on a discuté de sujets si riches de sens: «Les principes fondamentaux de la Révolution Française»; «Francisco de Miranda et la Révolution Française»; «XIXe siècle latino-américain et Révolution Française»; «L’Amérique latine en quête d’une véritable indépendance à deux siècles de la Révolution Française», etc. …, sujets qui reflètent parfaitement les sentiments de ces pays et l’influence déterminante de la France lors de notre émancipation politique.

Cependant, comme citoyen de la République de l’Équateur, ce petit pays situé entre l’océan Pacifique et la cordillère des Andes, qui ne remplit pas les pages des journaux ni par les scandales de la drogue ni par le terrorisme des «guérilleros»; pays qui vit tranquillement une authentique démocratie; comme citoyen de ce pays et aussi comme chercheur de ces chapitres de l’histoire, j’ai beaucoup regretté que dans ces colloques on est si peu mentionné la présence de la Mission scientifique française ou Mission Géodésique, qui en 1736 arriva à Quito, capitale alors de l’Audience Royale. Pendant plusieurs années, ces savants furent les premiers apôtres de la divulgation des idées des Encyclopédistes, des idées humanitaires du XVIIIe siècle.

Plus encore, on a totalement oublié des personnalités créoles de ce siècle si étroitement liées à la pensée et aux travaux des savants de cette Mission. Deux d’entre eux méritent tout particulièrement d’être signalés à votre attention dans ce programme de «Télédix». Le premier, ami et protecteur des savants français, puis leur collaborateur, de la Condamine en particulier, et son compagnon de voyage quand l’Académicien abandonna l’Amérique. Son nom, Pedro Vicente Maldonado y Sotomayor. Le deuxième, s’il n’a pas connu personnellement les savants de la Mission française, il fut cependant un disciple fervent et un admirateur constant de la culture française. En lisant les Encyclopédistes, il apprit tout ce qui lui servi pour aider ses concitoyens et pour diffuser ses idées en faveur de l’émancipation de son pays et de l’Amérique. Son nom si peu connu en Europe, Eugenio de Santa Cruz y Espejo.

Si j’ai choisi d’aborder ce chapitre de l’histoire, mon intention n’est pas de vous rappeler l’immense œuvre scientifique, culturelle qui domina ce siècle et mérita l’admiration de ce grand voyageur et savant, Alexandre de Humboldt, dans sa visite à l’Amérique espagnole. Quelques années avant, rappelant les travaux de la Mission française, D’Alembert avait parlé de cette Mission comme: «La plus grande œuvre que les Sciences aient entreprise».

Très brièvement j’évoquerai aujourd’hui les personnalités de Pedro Vicente Maldonado et d’Eugenio Espejo.

Maldonado, illustre fils de la ville de Riobamba (Équateur), naquit en novembre 1704. Mentionner la ville de Riobamba, la belle capitale de la province du Chimborazo, c’est évoquer le colosse des Andes qui captiva la Condamine, Humboldt, Caldas et même Bolívar, le Libérateur, auteur du célèbre: «Mi delirio sobre el Chimborazo». C’est aussi se rappeler plusieurs épisodes de la Mission française et les jours heureux qu’ils vécurent dans cette ville et les amitiés qu’ils y nouèrent.

Membre d’une des plus nobles et riches familles établies à Riobamba, Pedro Vicente Maldonado suivit toutes les études que les gens de sa classe pouvaient faire à Quito, à cette époque. Une fois ses études terminées, avec une préférence notoire pour la géographie et les sciences naturelles, Maldonado se consacra au progrès de son pays et à l’amélioration de la vie de ses concitoyens. Géographe et visionnaire, Maldonado très vite saisit l’importance pour Riobamba et Quito, villes inter-andines, d’une sortie vers l’océan. Il s’est rendu compte que pour le développement du pays, il était indispensable de sortir de l’isolement qu’imposent sans doute ces belles chaînes de montagnes. Son projet était clair: unir par une route les côtes de l’océan Pacifique. La construction d’une route commença en 1733. Sur ces entrefaites, alors que Pedro Vicente Maldonado était en pleins travaux, la Mission des Académiciens français arriva à Quito, au mois de mai 1736.

Maldonado fut heureux de contribuer au bien être des Académiciens et encore plus lorsqu’il put en leur compagnie s’initier ou progresser dans les connaissances de ces sciences qu’il avait étudiées et qui l’enthousiasmèrent. Bientôt cette amitié s’enrichira lorsque Pedro Vicente Maldonado devint le collaborateur des travaux de la Mission et, en particulier, de ceux de La Condamine. Le général Georges Perrier -historien de la Mission de 1736, après avoir été membre de la Mission de 1900, entre autres avec le savant Paul Rivet- le confirmera en 1936, au nom de la France, lorsqu’il présida à Quito les cérémonies du deuxième centenaire de la Mission de 1736. Georges Perrier, héros de la guerre de 1914-1918, membre de l’Académie des Sciences écrivit:

«Durant le séjour des Académiciens dans la région de Riobamba, des liens d’une étroite amitié furent noués entre Maldonado et la Condamine, auquel le caractère du jeune créole était éminemment sympathique. Sagace, généreux, énergique, calme dans le péril, doué des qualités nécessaires pour commander les autres, tel était l’ami de la Condamine».

Collaborateur dans ses travaux, au sujet de la mesure du méridien terrestre, et lors de ses longs voyages à travers ces régions montagneuses, Maldonado accompagna aussi la Condamine lors de son retour en France. Ensemble ils réalisèrent cette extraordinaire aventure, car ils prirent comme chemin de retour la route difficile et dangereuse que franchit le premier Francisco de Orellana, le découvreur de l’Amazone. Voyage qui devait les conduire des rives de l’océan Pacifique sur celles de l’Atlantique. La Condamine et Maldonado savaient qu’ils devaient passer des jours très pénibles, mais de grand intérêt pour leurs recherches scientifiques, afin de compléter leurs travaux cartographiques et une série d’autres découvertes. La Condamine n’omettait pas la possibilité de visiter le royaume fantastique de ces femmes curieuses, les Amazones qui, selon la légende, vivaient dans un recoin de cette immense forêt. L’expédition dura quatre mois, juillet-septembre 1743. Une fois à Para, dans l’Atlantique, La Condamine se dirigea vers la Guyane, tandis que Maldonado continua son voyage jusqu’à Lisbonne. Ils devaient se rencontrer à Paris.

Arrivé dans la capitale espagnole, Maldonado fut très bien reçu à la Cour et par les grands du royaume. Ferdinand VI lui accorda des titres ainsi qu’à son frère Ramón et il fut reçu à l’Académie des Sciences et comblé d’honneurs. De Madrid, Maldonado passa à Paris où il retrouva La Condamine, à la fin de 1746. Le savant Français se conduisit merveilleusement. Il l’accueillit avec affection, le présenta à l’Académie des Sciences où Maldonado fut admis comme Membre honoraire, le 24 mars 1747. Les «Lettres de Correspondant pour Don Pedro Vicente Maldonado» sont signées par le Secrétaire général perpétuel de l’Académie Royale, Granjean de Fouchy.

Toujours intéressé par le progrès de son pays, en août 1748, Maldonado voyagea à Londres où il pensait acquérir des machines pour la construction de navires et d’autres industries naissantes dans son pays. La Société Royale de Londres, qui n’ignorait pas les mérites du jeune Américain, l’admis aussi parmi ses membres. Victime d’une grave maladie et, soudainement, malgré les soins du célèbre docteur Mead, le 17 novembre 1748, alors qu’il allait avoir 44 ans, Maldonado expira, loin des siens.

Si son œuvre scientifique fut très succincte, son ouvrage le plus important est sans doute la carte du Royaume de Quito, considérée comme la plus exacte de ce siècle par des spécialistes de notre temps. Cependant, son prestige au XVIIIe siècle fut très grand et sa mémoire a été gardée intacte et il a toujours été reconnu comme l’une des toutes premières figures de notre histoire. Son amitié, ses relations avec les savants français font que Pedro Vicente Maldonado est considéré comme le pionnier de la culture française, ainsi que le premier chaînon de cette amitié qui a toujours existé entre la France et l’Équateur.

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Si Pedro Vicente Maldonado est le représentant de la noblesse créole, le géographe remarquable du siècle des Lumières, très différent et, sans doute d’une signification plus importante, est la personnalité extraordinaire d’Eugenio Espejo. Ce métis de Quito, médecin et docteur en droit, scientifique et journaliste, écrivain auteur de plusieurs œuvres littéraires est l’un des plus grands précurseurs de l’émancipation politique de l’Amérique espagnole. Fils de parents d’une condition très modeste, malgré la pauvreté et sa situation sociale, grâce à une volonté et un talent exceptionnels, Eugenio Espejo put s’élever au-dessus de ses contemporains et devenir l’authentique représentant du nouvel homme américain: le métis, en qui se mêlent l’ancienne race américaine et celle du conquérant espagnol. Peu de fois dans l’histoire de l’humanité nous avons constaté une si parfaite symbiose de ces deux éléments humains.

Élève au Collège des jésuites et à l’Université, il fut avant tout un autodidacte. Médecin à 20 ans, il étudie le droit civil et canonique, les sciences naturelles, les auteurs classiques, les langues anciennes et modernes. On est étonné par l’étendue et la profondeur des connaissances qu’il accumula dans ce siècle des Encyclopédistes. Mais, ses connaissances, Espejo les mit au service de ses concitoyens: l’éducation des enfants, l’hygiène publique, les services médicaux, particulièrement pour les classes délaissées, attirèrent constamment son inaltérable activité. Par ailleurs, il s’occupa activement de la situation sociale, économique et politique de son pays, des problèmes de l’agriculture, de l’état des routes et de l’administration en général. Écrivain de grand talent, dans ses œuvres d’une critique mordante, il analyse pour le dénoncer le système colonial, les déficiences de l’administration publique, trop centralisée, et les méthodes de l’enseignement, particulièrement à l’Université. Élève des jésuites, il a une haute idée de la morale qui lui inspire un combat sans merci face à la décomposition des mœurs, surtout parmi les membres du clergé. En outre, il est un critique féroce de l’oratoire et des orateurs de son époque, derniers imitateurs des courants du «gongorisme» et du «conceptisme» espagnols des siècles passés.

Cependant, au sujet de cet auteur, ce qui nous intéresse davantage, c’est de mettre en valeur ses relations avec la France et ses plus notables représentants, depuis les classiques jusqu’aux Encyclopédistes, ses contemporains. S’il n’a pas connu personnellement les membres de la Mission française de 1736, peu d’auteurs de cette époque ont été aussi profondément liés à la pensée et la culture françaises. Parmi les langues romanes, il connaissait très bien le français; ainsi ses lectures de La Bruyère et Montaigne, de Boileau, Pascal et Descartes furent sa nourriture quotidienne; lecteur assidu des grands orateurs, s’il fréquenta Bossuet, Fénelon, Massillon, Bourdaloue, il s’enrichit aussi avec les écrits d’autres noms moins connus, comme Fleury, Fléchier, Mascaron, sans oublier le célèbre Jésuite, Dominique Bouhours qui lui inspira ses théories sur le «bel esprit» et qu’Espejo cita si souvent. Ces auteurs, nourritures essentielles de sa culture, lui inspirèrent une grande partie de ses écrits, ainsi sa lutte contre les mauvais orateurs et ses combats pour la conquête de la liberté et de la dignité de l’homme. Espejo connaissait les écrits des lettrés français de son siècle, et la lecture de la «Revue de l’Académie des Sciences» de Paris le tenait au courant des dernières avancées de la Science.

Il est indispensable de mentionner un épisode de sa vie qui nous éclairera aussi bien sur les activités d’Eugenio Espejo que sur l’étendue de ses connaissances. Lorsque les Jésuites furent expulsés des colonies espagnoles au XVIIIe siècle, de Quito en 1769, ils abandonnèrent naturellement l’enseignement et la bibliothèque, une des plus riches constituée au cours de ces deux siècles. Cette bibliothèque devint le noyau de la «Biblioteca Nacional» et Espejo fut nommé son premier bibliothécaire. Ces nouvelles fonctions favorisèrent son extraordinaire érudition ainsi que son écoute constante des classiques, latins et grecs, ainsi que les auteurs français, espagnols, italiens…

Espejo conserva une grande déférence pour l’Espagne et ses rois. Il se fit l’apôtre d’un changement de politique, d’une monarchie constitutionnelle, comme une première étape vers une administration confiée aux fils de l’Amérique. Son projet de Société qui lui inspira son fameux «Discours de Bogotá», document fondamental pour comprendre ses idées politiques, de même que son journal «Primicias de la Cultura de Quito» (le premier journal publié dans notre pays, en 1792), secouèrent profondément les consciences de ses concitoyens et Espejo s’érigea comme l’un des plus grands précurseurs de l’émancipation politique non seulement de Quito, mais de toute l’Amérique.

Naturellement, ses idées politiques furent considérées par les autorités espagnoles de l’Audience Royale avec effroi et comme subversives. Espejo fut emprisonné et les mauvais traitements en prison mirent fin à son existence. Il décéda le 27 décembre 1795. Il avait 48 ans.

Médecin, scientifique, journaliste, critique sévère de son époque, réformateur de la vie de ses concitoyens, précurseur de l’indépendance américaine, Espejo se consacra toujours à sa tâche avec une passion jamais démentie. Son œuvre, ses écrits et son exemple ne tombèrent pas dans l’oubli. Il eut des disciples et ils furent les héros qui menèrent à bien l’émancipation politique de l’Équateur; émancipation qui commença le 10 août 1809, quinze ans à peine après la mort d’Espejo.
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Pedro Vicente Maldonado le géographe, l’ami des Français de la mission du XVIIIe siècle ; Eugenio Espejo, le savant, le journaliste, voilà deux hommes profondément liés à la pensée de ceux qui préparaient la Révolution Française. Par conséquent, il est juste, à la fin de la commémoration de ce Bicentenaire, qu’en France ces deux noms, Maldonado et Espejo, soient reconnus et je l’espère, dignes d’admiration. À Quito, le Collège «La Condamine» est un des établissements scolaires les plus modernes et prestigieux où nos élèves étudient les œuvres des écrivains français, des classiques jusqu’aux contemporains. Molière et Montaigne, Rousseau et Chateaubriand, comme Victor Hugo, Baudelaire, Saint-Exupéry, Proust, Camus… font toujours l’objet de lectures et de commentaires des étudiants équatoriens. Il serait souhaitable que la jeunesse française ait la possibilité d’entrer aussi en contact avec des auteurs qui -comme Maldonado, Espejo et d’autres- ont si profondément contribué au rayonnement de la culture française dans le Nouveau Monde et ont été les grands artisans de l’amitié entre la France et l’Amérique latine; et tout particulièrement entre mon pays et la France.

Juan Montalvo et la France (Paris, février 1990)

Les Universités fondées par l’Espagne dans ses colonies d’Amérique, peu après la conquête, ont rapidement donné des résultats significatifs. C’est ainsi que, dans la «Real Audiencia de Quito» (actuellement la République de l’Équateur), la première Université fondée en 1622 fut un centre de culture et elle ne manqua pas de porter rapidement ses fruits. J’ai déjà évoqué deux noms célèbres dans mon intervention antérieure : Pedro Vicente Maldonado, géographe et humaniste, ami et protecteur des membres de la Mission Française de 1736, plus tard membre des Académies des Sciences de: Madrid, Paris et Londres; Eugenio Espejo, le métis à la culture universelle, lecteur des classiques, admirateur passionné des Encyclopédistes et des classiques français, précurseur infatigable de l’émancipation de son pays et de toute l’Amérique. Ils sont un témoignage brillant de l’assimilation pacifique de deux peuples et de deux cultures: l’homme américain, avec ses mythes et ses coutumes, et l’homme européen porteur de nouvelles valeurs culturelles et religieuses. Nous commémorons bientôt, en 1992, le 5e centenaire de la «rencontre» de ces deux peuples et de ces deux cultures.

Si, à ces deux noms, nous ajoutons ceux de Juan de Velasco, le premier historien, le «père fondateur» de notre histoire, et Juan Bautista Aguirre (tous les deux Jésuites), poète d’une valeur indiscutable qui illustra son siècle par une œuvre admirable, nous pouvons dire, dans le domaine des Sciences et des Lettres, qu’avec ces quatre personnalités, le XVIIIe siècle a brillé de tous ses feux. Ils sont donc à l’origine du développement intellectuel et culturel qu’a connu l’Équateur à travers son histoire.

Le XIXe siècle qui débuta avec l’émancipation politique de notre continent, grâce au génie de deux hommes privilégiés: Simón Bolívar et José de San Martín, ce siècle donc dut affronter d’énormes difficultés politiques et économiques qui se multiplièrent lors de la naissance à la vie républicaine des pays hispano-américains. C’est ainsi que de constantes transformations politiques se firent sentir et pas nécessairement au bénéfice de leurs habitants, mais plutôt dans le but de satisfaire des ambitions personnelles ou des partis politiques naissants et mal organisés.

L’auteur dont je vous parlerai aujourd’hui est une grande personnalité parmi les représentants des lettres, du journalisme, de la culture, non seulement dans son pays mais en Amérique et dans le monde hispanique. Son nom, ainsi que nous le verrons, est intimement lié à la pensée et à la culture française, tout particulièrement aux classiques et aux Encyclopédistes du XVIIIe. Cette figure, c’est Don Juan Montalvo. La tradition et le respect qu’il inspira font qu’universellement on accompagna toujours son nom de ce «Don», son plus grand titre de noblesse. Il naquit dans la petite ville d’Ambato, au sud de Quito, en 1832, et mourut à Paris, dans la rue Cardinet, le 17 janvier 1889. C’est ainsi qu’avec le Bicentenaire de la Révolution Française nous avons également commémoré le centenaire de la mort de celui-ci qui est connu dans le monde des Lettres comme le Cosmopolite (titre de l’un de ses livres) ou aussi «le Cervantès américain», car il eut l’audace ou le génie? d’écrire un livre intitulé par lui-même Chapitres oubliés par Cervantès: essai d’imitation d’un livre inimitable, c’est-à-dire un nouveau Don Quichotte qui vécut et réalisa ses prouesses sur les terres américaines et parmi ses habitants. Après des études classiques, il abandonna le droit, car les lettres et le journalisme étaient sa vocation et, par ce biais, l’humanité, c’est-à-dire la défense de sa dignité, de sa liberté, le combat pour ses droits si outragés, si bafoués en ces années de difficile apprentissage de la démocratie durant lesquelles le caudillisme, le militarisme -séquelles des années de lutte pour l’indépendance politique- ont fleuri sur notre continent. Du Mexique à l’Argentine nous vîmes se dresser de nombreux dictateurs, se proclamant «sauveurs» de la patrie… Ce furent des années de crises graves et de troubles pour nos pays et l’une des causes principales de notre retard et de notre lent développement matériel et spirituel.

Lecteur assidu, passionné, doté d’une mémoire, d’une faculté d’assimilation étonnante; après les classiques latins et grecs, les auteurs espagnols du Siècle d’Or, il s’attacha passionnément à tout ce que la France pouvait lui apporter. C’est pourquoi il est impossible d’évoquer la personnalité de Juan Montalvo sans se référer à ses relations avec la France et l’essentiel est là, sa constante adhésion à tout ce qu’il y a d’authentique et de profond dans la pensée française qui fut aussi la nourriture de base des représentants de nos lettres au XIXe siècle. Des classiques aux Encyclopédistes du XVIIIe, de Montaigne et La Bruyère à Montesquieu et Victor Hugo… Montalvo fit d’eux les maîtres de sa pensée et il s’inspira toujours d’eux pour ses commentaires et ses luttes pour la liberté et la dignité de l’homme, alors qu’il donnait en langue espagnole, des œuvres dignes des grands noms du «Siècle d’Or».

Juan Montalvo résida en France à trois époques parfaitement déterminées. En 1857, le Président de l’Équateur le nomma Secrétaire de la Légation à Paris. Montalvo avait 25 ans, il était dans toute la plénitude de sa jeunesse, de ses illusions, de ses ambitions, de la recherche de la gloire, de son prestige littéraire. Il vécut à Paris, il étudia, médita et apprit beaucoup. À son retour d’un voyage en Italie, en 1858, il rencontra Lamartine et l’invita à s’installer en Équateur dans sa ville paradisiaque d’Ambato: le vieux poète se sentait si mal en France et était tellement désabusé… Pour des raisons de santé, Montalvo dut abandonner la France en 1860, mais également parce que des changements politiques s’étaient produits et il prévoyait que sa présence dans son pays serait nécessaire. Il allait commencer ou, plus exactement, continuer sa lutte pour la liberté et la démocratie. Pour son deuxième voyage en France, il vint en tant qu’exilé, à la suite du coup d’état de García Moreno en 1869. Grâce à l’aide d’un autre Équatorien éminent, Eloy Alfaro, de Colombie où il s’était réfugié, Montalvo put entreprendre son voyage à Paris, vers le milieu de l’année 1869. Ce séjour en France fut le plus court, car il dut vite l’abandonner à cause de sa pauvreté, et des pressentiments de la prochaine guerre franco-prussienne. Nous sommes au début de 1870. De Panama, Montalvo passa à Lima, puis en Colombie, dans la petite ville d’Ipiales à la frontière de l’Équateur où il résida en plusieurs occasions et où il écrivit plusieurs de ses livres. Il y resta jusqu’à la mort de García Moreno, assassiné le 6 août 1875.

Son troisième voyage en France coïncide aussi avec une autre dictature, celle du général Ignacio Veintimilla (1876-1883), contre qui, le terrible polémiste et pamphlétaire, dirigea une de ses plus grandes œuvres, les Catilinaires. Ainsi, vers la fin de l’année 1880, Montalvo résidait déjà à Paris, ville dans laquelle il passerait ses dernières années, jusqu’à sa mort, le 17 janvier 1889. Sept années de souffrances, d’exil amer, mais aussi les années les plus riches pendant lesquelles il produisit des œuvres fondamentales, comme les 3 tomes du Spectateur.

Ouvrons une brève parenthèse, tout à fait indispensable, en parlant de «dictature» et même de «tyrans», ainsi que Montalvo et d’autres écrivains ont fréquemment qualifié García Moreno. Entendons nous bien, de telles «dictatures», de tels «tyrans»… n’ont rien à voir avec certains systèmes, certains noms qui ont horrifié notre siècle.

Un petit détail qui expliquera mieux ma pensée. García Moreno -que Montalvo a combattu avec acharnement et dont il s’est même attribué le mérite de son assassinat dans une phrase célèbre: «ma plume l’a tué…»- ce tyran, donc, a gouverné le pays pendant presque 12 ans (il fut par deux fois élu constitutionnellement en 1861 et 1869). En se basant sur la constitution qui établissait la peine de mort, il fit fusiller 47 personnes, c’est-à-dire environ 4 condamnations par an et, dans la plupart des cas, c’était des militaires toujours prêts à manigancer des révolutions sanglantes. Veintimilla, plus cruel, militaire inculte et grossier, en moins de temps, fut peut être le type même de «dictateur» équatorien du XIXe siècle. Montalvo l’a combattu férocement, ce qui donna naissance à un livre mémorable que Miguel de Unamuno préféra à tous les autres. Cependant, même cette cruauté de Veintimilla n’a rien à voir avec celle d’autres tyrans. Si la mort violente d’une seule personne est condamnable, que dire alors lorsque ce sont des centaines, des milliers, voire des millions de victimes comme nous l’avons vu en Europe et dans d’autres pays, et sous des régimes totalitaires prônant le bonheur de l’humanité?

L’Équateur, heureusement a été préservé de tels cataclysmes et, en ce siècle, presque totalement à l’abri de semblables fléaux. Aujourd’hui, les touristes visitant l’Équateur sont étonnés de la tranquillité dans laquelle vit le pays alors que de graves crises agitent ses voisins du nord (la Colombie) et du sud (le Pérou). Je ne veux pas dire que tout soit parfait et que l’on ne connaisse pas non plus des problèmes dans d’autres domaines, surtout économiques qui encouragent le chômage et la vie chère, surtout pour les classes les plus défavorisées. Ces sont des difficultés qui affectent particulièrement les pays du Tiers Monde.

Cette parenthèse étant fermée, je dirai quelques mots de l’œuvre littéraire et de l’esprit qui animait Juan Montalvo. Le Cosmopolite, le Régénérateur, les Catilinaires, la Mercuriale Ecclésiastique sont surtout des œuvres de combat où il y dénonce tous les abus du pouvoir, les injustices des gouvernants, les attaques contre les droits de l’homme, l’intervention abusive de certains ecclésiastiques en politique, le plus souvent par les membres d’un clergé ignorant, corrompu, et que García Moreno lui-même, catholique intransigeant dont on dit souvent qu’il voulait établir un régime «théocratique», dut rappeler à l’ordre et les sanctionner souvent d’une main de fer. Mais l’œuvre de Montalvo ne s’est pas limitée à la dénonciation, au combat… La lecture des philosophes et des penseurs du XVIIIe siècle, comme Montesquieu, a été une grande source d’inspiration pour sa création littéraire, écrite dans une des plus belles proses de son siècle. Ces œuvres non seulement donnèrent des directives et des conseils utiles aux gouvernants et aux gouvernés, mais encore elles guidèrent les ecclésiastiques, les citoyens et les militaires. Car Montalvo pensa à eux tous et, à eux tous il voulut faire parvenir sa parole éclatante ainsi que toute sa connaissance, imprégnée des idées des siècles passés.

Ainsi, dans ses livres les Sept Traités et Géométrie Morale, dans ses œuvres de théâtre ou dans les pages magnifiques du Spectateur (possiblement son grand chef-d’œuvre, du fait du contenu et de la beauté du style), il apparaît comme un maître à penser du perfectionnement de l’homme, en ayant repris de la culture gréco-latine et de l’essence des penseurs français le plus profond de leur enseignement, de leurs règles de vie et de leurs idées. Si le personnage de Don Quichotte, avec son esprit noble et chevaleresque, correspondait parfaitement à l’idéal, au type de notre écrivain, il lui inspira également ce «sens profondément épique et esthétique de sa vie». Car pour Juan Montalvo, les années qu’il vécut à Paris -années d’exil, de pauvreté et d’amertume sans fin- furent aussi des années de lutte permanente, pour l’art et par-dessus tout, pour la dignité et la liberté de l’homme.

Le «premier Colloque» sur Montalvo et son œuvre s’est tenu à Besançon, en 1975; c’est dans cette ville, en effet, que furent édités quelques uns de ses livres et surtout les Chapitres oubliés par Cervantès. Quelques vingt hispanistes d’Europe et d’Amérique participèrent à ce colloque et le livre qui fut publié avec toutes les «communications» (éditions Les Belles Lettres, Paris 1976) est une petite merveille du genre, et un véritable monument à la gloire de Juan Montalvo. Les 150 ans de sa naissance ont été célébrés en Équateur, en 1982. Ambato, la ville natale de Montalvo, vit cette année là un défilé ininterrompu des noms les plus prestigieux du continent et même de l’Europe venus pour participer à des colloques, des conférences, des tables rondes etc. … qui conférèrent un éclat spécial à l’œuvre du «Cosmopolite». Enfin 1989, c’est le centenaire de sa mort. En 1988, le gouvernement de l’Équateur l’avait déjà déclarée «année montalvina». Il serait trop long de résumer ce qui a été réalisé en Équateur et dans d’autres pays d’Amérique et d’Europe pour commémorer ce centenaire dont la date coïncida avec le Bicentenaire de la Révolution Française, ce qui donna lieu à chaque éloge de Montalvo, à un rappel obligatoire de l’influence française du XVIIIe siècle sur sa pensée et sur son œuvre. En même temps lors de l’analyse de ses grands ouvrages, il était constamment inscrit parmi les plus grands de son siècle, comme le reconnurent Rubén Darío lui-même, José Enrique Rodó et les grands de la génération de «98», et, tout particulièrement, Unamuno comme le témoigne le discours prononcé à Paris en 1926, lors de l’inauguration d’une plaque apposée sur la maison où mourut Montalvo (voir annexe 1).

En terminant cette brève évocation du plus grand prosateur du XIXe siècle, je désire revenir sur une expérience personnelle. Grâce aux responsables des «Études Ibériques et latino américaines» de l’Université de Paris X, l’étude de l’œuvre de Montalvo fut introduite en 1988-1989 dans le programme de la UE 212. Chargé, avec d’autres collègues, d’assurer cet enseignement, il m’a été donné de vivre une expérience qui honore les étudiants français. J’avais 32 étudiants dans mon cours. Tous, évidemment, ignoraient le nom de Montalvo, quelques uns même jusqu’au nom de la République de l’Équateur. En peu de mois, grâce à une anthologie de Montalvo et plusieurs textes polycopiés que je leur ai donnés avec des études de: Miguel de Unamuno, José Enrique Rodó, Gonzalo Zaldumbide, Jorge Carrera Andrade, Rubén Darío…, la moisson fut supérieure à tout ce que l’on pouvait attendre.

Cette même année j’ai assuré un cours sur Montalvo pour un groupe d’étudiants qui préparait le DEA. Je fus stupéfait de l’impact que cet auteur a eu auprès de ces jeunes étudiants. Leur enthousiasme -pour un auteur qu’ils étudiaient pour la première fois- a dépassé toutes mes attentes. Et tous, toutes (car la plus grande partie du groupe était des femmes) pouvaient souscrire à ces lignes de Laurence Jouanny: «Avec le centenaire de la mort de Juan Montalvo, nous découvrons ou redécouvrons le génie littéraire de ce grand auteur équatorien».
Montalvo, grand admirateur des qualités de la femme française à Paris (comme Rubén Darío à Madrid, où il avait trouvé sa Francisca Sánchez, qu’il appela «mon ange gardien»), Montalvo, donc, se serait senti récompensé par de telles paroles ou par celles-ci, d’une autre étudiante, Aude de la Guérivière: «Simón Bolívar et Juan Montalvo occupent une très grande place dans le panthéon des hommes célèbres: le premier par ses luttes pour l’indépendance et pour la liberté; le second, pour la défense des droits de l’homme dans des œuvres de grande valeur littéraire».

Pour moi, ces travaux seront un beau souvenir de mes années d’enseignement. Les préoccupations de la commémoration du Bicentenaire de la Révolution Française ont laissé un peu dans l’oubli le centenaire de la mort de Juan Montalvo; le fait même qu’un groupe de jeunes universitaires français lui ait rendu un tel hommage est la meilleure preuve que son œuvre porte les germes de sa survie, car c’est la jeunesse qui assure la permanence et l’immortalité d’un auteur.

Je dois aussi rappeler que les noms de Montalvo d’Espejo ont fait l’objet d’autres travaux de recherches. Le «Centre d’Études Équatoriennes» a été créé à l’Université de Paris-X en 1973, ce qui a permis l’étude des auteurs de ce pays et qu’ils fassent l’objet de thèses de doctorat ou de l’obtention de diplômes de DEA. C’est ainsi qu’en 1989, Madame Larcuen a présenté un travail très documenté sur Eugenio Espejo. Auparavant avaient été étudiées l’œuvre de Juan de Velasco et les relations entre l’Équateur et la France pendant l’administration de García Moreno. Le travail le plus important est certainement la thèse doctorale de Monsieur Louis Arquier, Maître Assistant de l’Université d’Angers, qu’il soutint en 1984 à Bordeaux. Il y étudia deux œuvres de Juan Montalvo: le Cosmopolite et le Régénérateur. Jusqu’à présent, c’est certainement l’étude la plus riche qui ait été écrite en France sur le grand auteur équatorien et personnellement j’ai eu le privilège de faire paraître en 1985, un livre en deux tomes sur Juan Montalvo en France.

En conclusion, grâce à l’Université française, les noms de: Juan de Velasco, Eugenio Espejo, Juan Montalvo et d’autres auteurs équatoriens ont été étudiés par de nombreux universitaires et sont parvenus au public français en général. Que l’esprit qui a animé de tels auteurs, si intimement liés à la pensée française, continue à orienter nos jeunes générations sur les chemins de la liberté, du respect des droits humains et qu’il soit le symbole permanent de l’amitié séculaire entre nos deux peuples.

*Nous remercions madame Nicole Lara pour avoir transcrit ces trois textes.
Annexe 1**
 
«HOMMAGE À MONTALVO
Grâce à l’enthousiasme de notre éminent ami Gonzalo Zaldumbide, Ministre de l’Équateur, la plaque sur la maison dans laquelle est décédé le grand écrivain équatorien Juan Montalvo, sise au n° 26 de la rue Cardinet, à Paris, a été inaugurée le 29 juin dernier.

Discours de S.E. M. Gonzalo Zaldumbide

Messieurs,

La vie si noble, les œuvres admirables, la mort stoïque de Montalvo seront toujours, et partout, un exemple de méditation. La plaque que nous venons d’inaugurer a comme seul objectif de rappeler à tous les Latino-américains de passage en France, le glorieux destin d’un génie dont la force a égalé l’infortune.
Toutefois, au cours de cette brève cérémonie, qui, par la force des choses, se doit d’être des plus succinctes, je dois me limiter à remercier exclusivement les précieux concours ayant soutenu notre modeste initiative. Ainsi, je dois remercier tout d’abord la Ville de Paris, ici représentée, qui a bien voulu accepter et autoriser cet hommage commémoratif.
L’absence de M. Jean Richepin nous prive de ses paroles ferventes et généreuses. Nous allons néanmoins avoir le plaisir d’écouter M. Martinenche, dont la science est si bien desservie par son éloquence intelligente et raffinée.
Ce brillant professeur de langue et de littérature espagnole de la Sorbonne serait à même de confirmer la justesse de la phrase figurant sur cette plaque commémorative et qualifiant Montalvo de maître insigne de la prose castillane.
Ensuite, Monsieur Miguel de Unamuno honorera la mémoire de l’un de ses pairs dans le culte de la langue. L’auteur de cette fameuse vie de don Quichotte et Sancho, a compris mieux que quiconque l’idéalisme impénitent de Montalvo, qui aimait à dire: «Celui qui, dans sa vie, n’a rien de don Quichotte, ne mérite ni l’estime, ni l’affection de ses semblables». Et nous savons tous que, en écoutant Unamuno, nous allons entendre l’une des voix les plus émouvantes et les plus profondes de l’Espagne.
En outre, je dois remercier en particulier notre cher et respecté doyen le marquis de Peralta, pour ses souvenirs personnels. Au cours de sa jeunesse, il a très bien connu Montalvo. Son adhésion cordiale au Comité témoigne à nos yeux que, chez Montalvo, l’homme est digne de l’écrivain.
Je souhaite finalement remercier M. Pierre Dupuy, député de Paris; M. Francis de Miomandre, traducteur des plus belles pages de notre grand auteur, ami exquis de nos lettres et de nos coutumes; et M. De Waleffe, brillant journaliste qui, fidèle à sa tâche latine, saura effectivement reconnaître dans l’œuvre et le nom évoqués par cette plaque, l’un des symboles tutélaires de l’Union qu’il est précieux de fortifier en tant que témoignage de l’avenir commun.
Messieurs, mon lointain pays ne figure pas parmi les plus grands de notre immense Amérique. Toutefois, il a souvent eu le privilège de produire des hommes dont l’esprit a dépassé nos frontières; Montalvo est l’un d’entre eux, l’un des plus grands. Aussi, pour le représenter dans sa gloire continentale, il me suffit de répéter les paroles d’un maître incontesté. A la fin d’une magnifique étude sur Montalvo, Rodó a déclaré:
«La postérité, appelée à consacrer les lauriers de ce premier siècle de vie indépendante, dira que, entre les guides de l’Amérique, il y en a eu peu de la stature de cet enfant d’une petite ville des Andes équatoriennes».

Discours de M. E. Martinenche

Lorsque Montalvo a rejoint son pays après son premier voyage en Europe, il n’y respirait pas librement, sinon dans une solitude champêtre dans laquelle, par la lecture et la méditation, mûrissaient son talent et sa haine envers le despotisme.

Il allait parfois à Quito et alors, l’après-midi, il ne manquait pas d’assister aux réunions du poète philosophe Julio Zaldumbide ou d’aller avec cet incomparable ami lancer des échos poétiques sur les vertes collines entourant la capitale de l’Équateur.
Un autre Zaldumbide nous a réunis aujourd’hui pour honorer sa mémoire. Gonzalo n’a pas hérité de l’amertume un peu sombre de Julio, mais c’est un homme de lettres si délicat et un ami si exquis qu’il veut vous faire croire que c’est un service qu’il vous rend d’occuper ce poste alors que c’est un honneur immérité qu’il vous fait.
Si je voulais rendre à Montalvo un hommage digne de lui, je me contenterais de traduire et de vous lire la préface admirable de M. le Ministre de l’Équateur ouvrant la collection d’articles publiés par votre compatriote sous ce titre significatif : Le Cosmopolite. Malheureusement, sans considération de la grandeur d’un mort, les règlements de la police ne permettent pas d’interrompre longtemps la circulation des personnes, en outre la rue n’est pas le lieu approprié pour se délecter de la prose d’un artiste.
Ce lieu n’est pas le plus approprié pour des considérations ou des réflexions sur l’œuvre d’un polémiste qui a su unir la force de l’idéal à l’éloquente grâce de l’expression, qui est parti du romantisme pour devenir un classique et qui a su ajouter de nouveaux chapitres aussi bien à don Quichotte qu’à la bibliothèque universelle des grands défenseurs de la civilisation. Il est surtout connu comme l’adversaire de ce García Moreno qui, dans un nouveau monde, a voulu faire revivre la figure de Philippe II et les procédés de l’Inquisition. Toutefois cet ennemi du cléricalisme avait une âme chrétienne; ce puissant satiriste savait prêcher la vertu. Dans aucun camp il n’a accepté la violence et son verbe n’a pas été moins redoutable contre ce qu’il appelait «la pire des révolutions» ou contre «la dictature perpétuelle».
Nous ne pouvons à ce moment précis présenter que quelques-unes des justifications à l’heureuse initiative de M. le Ministre Zaldumbide. Ce n’est pas un simple fruit du hasard si la France peut revendiquer Montalvo comme sien. Il a effectué de longs séjours à Paris. Il y est arrivé à 25 ans en tant qu’adjoint de la Légation de son pays. Il s’est tout d’abord méfié de sa séduction et ne semblait profiter pleinement que du charme mélancolique du Luxembourg, alors moins fréquenté. Toutefois, lorsqu’il est un peu plus tard, appelé à rejoindre les décors sublimes de sa patrie et qu’il évoque le souvenir de ses voyages à travers l’Europe, il oublie qu’il préférait les vieux jardins d’Agrippine aux mascarades de l’Opéra, et notre pays lui apparaît sous des traits plus gracieux. Il lui prête même une surprenante vertu de régénération. Pour le tyran qui osa infliger au général l’infamant supplice du fouet, il ne rêve d’autre châtiment que d’une correction morale; il souhaiterait s’exiler au «pays de l’hospitalité, au pays des esprits, la France».
La France est avant tout pour lui le pays de Lamartine qu’il adore et de Victor Hugo qu’il vénère. Quand il a connu Lamartine, il tremblait devant la perspective que cette maison de Milly, qui n’a pas encore été rétrocédée au patrimoine national, soit saisie pour payer ses dettes et le jeune Équatorien s’imaginait en ravisseur de l’admirable doyen, pour l’emmener, au cours d’une navigation digne de mythologies antiques, vers le Chimborazo, dont la taille n’atteignait pas son génie, et vers ces lacs d’Imbabura, dont les eaux frissonnaient dans l’attente du chantre du Bourget.
Le poète des Raisons du Momotombo ne se montrait pas moins ému par la lettre qui lui faisait entendre le grondement d’un autre volcan, le Cotacachi, et saluait Montalvo par ces mots qui le résument et le définissent: «Vous êtes un esprit noble».
Oui, il était effectivement un esprit noble. Son scepticisme n’étouffait pas sa foi. Il faisait partie d’une race dans laquelle les contradictions peuvent s’unir sans effort. Il croyait en la raison, il avait confiance en la démocratie et il savait appliquer les plus belles idées latines aux besoins de son continent. Il se considérait comme un citoyen du monde et il a été un apôtre de l’américanisme. L’influence française s’exerçait sur lui dans son véritable sens, comme une force émancipatrice.
Quand il est revenu à Paris, en 1881, c’était pour ne plus abandonner cette ville. Dans cette maison où l’on pose cette plaque, il vivait seul et il ne recevait que quelques amis. Il s’est réjoui de la chute de la dictature en Équateur; il n’a pas voulu y retourner. Il nous a fait l’honneur de vouloir mourir parmi nous. Et il est mort avec l’élégance suprême d’un hôte qui souhaite partir de façon discrète mais décente. Un jour de janvier de l’année 1889, sentant que sa mort était proche, il s’est habillé pour la recevoir et il a commandé des fleurs qu’il tenait dans ses mains à l’arrivée de son dernier souffle.
Cette année-là, on allait célébrer le centenaire d’un événement qui lui était cher, puisqu’il n’avait jamais cessé de croire en la république et en la liberté. Désormais, nous associerons son nom au symbole glorieux de la fraternité de nos démocraties.

Discours de M. Miguel de Unamuno

Messieurs,

Ici, dans cette maison, loin de ces montagnes volcaniques qui ont forgés ses os – ceux de son corps et ceux de son âme – a terminé sa vie, pauvre, seul et proscrit à l’âge de cinquante-six ans, Juan Montalvo. La terre française, douce, tendre, humide, a enveloppé son corps et son esprit comme d’un suaire et il a revêtu la majestueuse langue espagnole, la langue de don Quichotte. Il a savouré l’exil, la solitude et la pauvreté et avec ceux-ci a engendré, dans la douleur, des œuvres immortelles.
Sa mort a trouvé ici une patrie, celle de l’immortalité dans tous les esprits de langue espagnole, dans l’humanité civilisée. L’Équateur d’aujourd’hui, «libre, instruit et digne» qui a reçu ses restes, rend cet hommage immortel à celui qui a été traité de fou et d’antipatriote.
Fou, comme a été appelé Jésus par les siens, par sa famille; Jésus qui, selon le quatrième évangile, a été crucifié pour avoir été antipatriote. Fou, comme don Quichotte, qui a été accusé des malheurs de sa patrie. Et c’est comme eux qu’est mort Montalvo, chrétien quichottesque, pauvre, solitaire et proscrit.
Pauvreté, solitude, proscription! … Je ne dois pas parler de cela. Le temps presse et l’occasion, le lieu et mon état d’esprit risqueraient de noyer ma voix en sanglots.
Adieu, donc… ! À Dieu qui garde éternellement dans l’histoire – qui est sa pensée – les prophètes et les apôtres de la chrétienté, et les tyrans – artisans de la bestialité – et qui, de l’ombre de ceux-ci, rehausse la lumière de ceux-là!
Adieu Montalvo, qui restera immortel dans notre langue.

À la suite de ces trois discours, la parole a été donnée à M. Maurice de Waleffe, qui s’est uni à l’hommage rendu à Juan Montalvo au nom des cent journaux du monde latin, regroupés dans le bureau permanent de la presse latine, dont il est l’éminent et infatigable secrétaire général, et M. Contenot, secrétaire du conseil municipal de Paris, officiellement désigné par cette assemblée pour apporter à la mémoire du grand Hispano-américain, du grand ami de la France, le salut de la ville de Paris».

** Nous avons ajouté cette annexe qui illustre bien ce qu’a affirmé M. A. Darío Lara. À ce sujet, voir l’article complet portant sur l’inauguration de la plaque commémorative faite par M. Gonzalo Zaldumbide.

Voir sur ce blog les différentes études en français se rapportant à ses personnalités équatoriennes:

L’amitié de deux hommes de sciences: Charles-Marie La Condamine et Pedro Vicente Maldonado et l’origine de l’amitié entre deux peuples

Voir annexe n°2 de Réflexions sur l’oeuvre franco-équatorienne de M. Darío Lara (A)

Eugenio Espejo, l’influence française chez l’écrivain et le précurseur

Georges Perrier: Histoire des pyramides de Quito. In: Journal de la Société des Américanistes. Tome 35, 1943; pp. 91-122

Juan Montalvo en Francia (actas del coloquio de Besançon)

Hommage à Juan Montalvo, l’historique d’une action diplomatique (Gonzalo Zaldumbide)

Au sujet de Jean Contoux, fils de Juan Montalvo

Le Centre d’études équatoriennes de Paris ouest Nanterre, le regard de monsieur A. Darío Lara son fondateur équatorien

L’Équateur et la francophonie culturelle

Commémoration historique: 40ème anniversaire de la première commission mixte franco-équatorienne, 1966–2006

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