Par A. Darío Lara (Conférence présentée au Centre d’Études et de Recherches Ibéro-Américaines de l’Université Catholique de Paris)

«J’ai fait allusion aux expositions les plus brillantes que l’Équateur a organisées à Paris, lors des dernières semaines de 1973 et les premières de 1974: a)  ‘Richesses de l’Équateur’, au Petit-Palais avec des pièces d’art précolombien et colonial, b) le ‘Livre équatorien’ avec 1100 publications pédagogiques et c) l’œuvre du peintre Oswaldo Guayasamín au Musée d’Art Moderne et à la Galerie ‘Arts et Contacts’. Singulière occasion pour donner au public de la salle Hulst une idée de l’art équatorien, c’est pour cette raison que j’ai choisi comme thème de ma conférence: L’ÉQUATEUR, pays d’art. Elle a eu lieu le samedi 30 mars 1974 et a commencée par ces mots: «Avant tout je tiens à remercier les dirigeants du Centre d’Études et de Recherches  ibéro-américaines pour cette nouvelle occasion  de présenter quelques facettes de l’histoire de l’art équatorien… Les grandes expositions qui se sont déroulées dernièrement à Paris ont été une révélation pour le public français, les visiteurs ont pu admirer quelques pièces de l’art préhispanique, ainsi de que de l’art colonial… Comme on peut le lire  à l’annexe 3, le Gouvernement équatorien m’a désigné Commissaire artistique de cette exposition»*.

    Je tiens d’abord à remercier la Direction du Centre pour cette nouvelle occasion qui m’est offerte ce soir de vous présenter quelques aspects de l’histoire et de l’art équatoriens. Depuis la fondation de ce Centre, l’Équateur y a occupé une place de choix qui m’a permis de traiter divers aspects de son histoire et de sa culture.
    Les grandes expositions qui  ont eu lieu directement à Paris, et tout d’abord celle du Petit Palais: “Richesses de l’Équateur”, ont constitué une révélation pour le public français. Les visiteurs ont pu admirer, lors de cette exposition, quelques spécimens de l’art préhispanique fort peu connu même des spécialistes, ainsi que quelques exemplaires de l’art colonial, c’est-à-dire de l’époque de la  colonisation espagnole.
    Au même moment, le Musée d’Art Moderne et la Galerie: “Art et Contacts” ont présenté une partie importante de l’œuvre d’un peintre équatorien contemporain, dont la notoriété a dépassé aujourd´hui largement le cadre de l’Équateur et de l’Amérique Latine pour devenir internationale. En effet, l’œuvre d’Oswaldo Guayasamín est déjà considérée comme l’un des apports artistiques hispano-américains les plus importants de ce siècle, au même titre que celui des “grands muralistes mexicains”. “Les noms de Orozco, Rivera, Portinari, Tamayo et Guayasamín forment la structure andine du continent”, a écrit Pablo Neruda.
    De plus, une troisième exposition, réservée plus particulièrement aux spécialistes de la langue espagnole, s’est déroulée sous le titre “Exposition du livre Équatorien”. Cette exposition présentait quelques titres de livres publiés particulièrement par la “Casa de la Cultura Ecuatoriana”: sorte de Ministère de la Culture,  chargée de diffuser les œuvres des écrivains et des artistes équatoriens. Trente ans de travail ont permis à cette institution  de se forger une réputation bien méritée et qui fait honneur à la culture hispano-américaine. Aujourd’hui, les Directeurs des Études hispano-américaines des Universités de Paris IV, X, demandent que ces livres équatoriens viennent enrichir leurs bibliothèques.
    Mon intention ce soir, est de vous entretenir sur la vocation artistique qui a guidé l’histoire de l’Équateur, tout en mettant en relief les caractéristiques notables de ces expositions.
    Il faut cependant rappeler que, bien avant la conquête espagnole, Quito a été une ville d’une importance historique. Avant l’an mille, par des conquêtes ou des confédérations, un certain nombre de peuples, les Caras, descendants des célèbres Mayas, s’unirent pour former le “Royaume de Quito”, qui par des alliances étendit peu à peu ses possessions se distinguant dans le culte des arts et des sciences. Ce fut la célèbre dynastie des “Shyris de Quito” (Shyris: señor de todos), dont la souveraineté héréditaire dura environ cinq siècles. Au début du quinzième siècle, les Incas entreprirent la conquête de ce Royaume qui fut le théâtre de luttes sanglantes.
    Après la conquête inca, Quito devint la résidence du plus grand de ses empereurs Huayna-Capac. Sous son règne, les arts s’y développèrent. Mais après sa mort, la division de ses deux fils se solda, après une lutte fratricide, par la victoire d’Atahualpa: héritier du “Royaume de Quito”. C’est à se moment qu’arrivèrent les troupes de Francisco Pizarro et l’empire tomba dans les mains des “conquistadores” (1533).
    Sur les ruines de Quito, don Sebastián de Benálcazar fonda le 6 décembre 1534 la ville de San Francisco de Quito. Ainsi, Quito est une des plus vieilles villes hispano-américaines et la première capitale espagnole construite en Amérique du Sud. Juchée à 2830 mètres au-dessus du niveau de la mer, à 22 km au sud exactement de la ligne équatoriale, le chemin du soleil, elle jouit des indicibles bienfaits du soleil, et est préservée des chaleurs torrides.
    Fondée le 6 décembre 1534, la ville progressa rapidement et devint bientôt un centre important de la vie coloniale. En effet, de là partirent les expéditions de Don Sebastián de Benálcazar, son fondateur, vers le nord et celle de Don Gonzalo Pizarro  et Francisco de Orellana vers “El Dorado”, qui aboutirent à la découverte de l’Amazone en 1541. Quito s’organisa si rapidement que dès 1541, l’empereur Charles V l’éleva au rang de “ville” et l’ennoblit avec le titre de “Muy noble y muy leal”.
    Grâce à l’œuvre des missionnaires qui élevèrent des églises et des couvents, ainsi qu’au zèle des évêques et de quelques présidents de l’Audience Royale de Quito, érigée par Philippe II en 1563; des hôpitaux, des écoles et même des universités furent créées.  Les pères Franciscains avaient fondé en 1551 la première école de Quito. C’est ainsi que l’on peut considérer ces religieux et surtout les Flamands Fray Jodoco Ricke et Fray Pedro Gocial comme les premiers éducateurs de la ville, et son couvent comme le centre non seulement de l’évangélisation, mais aussi comme le noyau de l’art et du progrès même matériel de la ville.
    Au XVIIIème siècle, Quito comptait trois universités: celle de San Fulgencio, fondée par les pères Augustins en 1603, celle de San Gregorio par les Jésuites en 1622 et celle de San Tomas de Aquino par les pères Dominicains, en 1688. Avec ces missionnaires et quelques maîtres espagnols qui arrivèrent, Quito devint bientôt un centre artistique remarquable où les caractéristiques indigènes et espagnoles  s’entremêlèrent, donnant naissance à un art typique pendant les trois siècles que dura la colonisation. Comme l’a écrit le professeur espagnol Antonio Jaén Morente: “À Quito, on trouve pendant l’époque coloniale la synthèse de l’art hispanique et Quito fut la véritable capitale de l’art américain avec lequel seul le Mexique put rivaliser”. L’artiste italien Guilio Aristide Satorio n’a pas hésité à appeler Quito à cause du développement de l’École quiténienne (la Escuela Quiteña), “Le cœur de l’Amérique Latine”.
    Mon désir est justement de vous présenter quelques chefs-d’œuvre de cet art, qui a rendu si célèbre la capitale de mon pays, et attire actuellement avec les îles Galápagos, tant de touristes.
    D’abord, il faut mettre en relief le travail admirable réalisé par les aborigènes, sous la direction des maîtres espagnols à l’époque coloniale. Ces aborigènes possédaient déjà une vieille tradition artistique; ils étaient souvent doués de qualités exceptionnelles pour les arts et ils montraient une prodigieuse faculté d’imitation. Par conséquent, il est juste qu’avant de vous parler de quelques chefs-d’œuvre de l’époque coloniale je vous présente aussi, surtout pour les personnes qui n’ont pas en l’occasion de visiter le Petit Palais, quelques aspects de l’art primitif équatorien.
   
L’Équateur a été un immense creuset où se fondirent diverses races, diverses populations, ce qui donne comme résultat une nation singulière aux multiples aspects, paradoxale comme sa géographie. Traversé par la cordillère des Andes du nord au sud, mon pays offre trois régions bien différentes: la côte Pacifique ou le littoral, la Sierra ou l’intérieur et la forêt ou “Oriente”; une géographie grandiose et variée, mais profondément humaine. 
    Nous savons que les premières migrations d’origine mongolique vers notre continent eurent lieu il y a 30 à 40 mille ans avant J.C. Plus de 3000 ans avant J.C. nous trouvons déjà des restes humains dans certaines zones des Andes, et naturellement en Équateur. 3200 avant J.C., sur les côtes de la province de Guayas, au sud de Manabí, vivait un peuple de pêcheurs auquel se mêla l’homme de Valdivia. Cette grande civilisation côtière de Valdivia connaissait la céramique et les débuts de l’agriculture. Elle nous a laissé de nombreuses petites statues féminines qui prouvent l’existence d’un culte de la fertilité, contemporain de l’apparition de l’agriculture et d’une sorte de matriarcat. “Les poteries de Valdivia présentent des caractéristiques technico-esthétiques si remarquables et si anciennes, que cette ville peut-être considérée comme le centre original de la céramique en Amérique. C’est le seul centre archéologique où ont été trouvés autant de squelettes associés à des témoignages culturels aussi anciens. L’influence asiatique fait de Valdivia un des centres les plus importants de l’archéologie américaine”. (Hernán Crespo Toral).
    Vers 1880 avant J.C., Valdivia s’éteint et commence alors l’expansion de la civilisation côtière de Chorrera, dans les diverses parties de l’Équateur, avec pénétration à l’intérieur de son influence sur un vaste territoire. Chorrera est la civilisation typiquement équatorienne; elle est en relation avec l’Amérique Centrale et avec Chavín; mais elle est aussi suffisamment autonome pour que l’on puisse affirmer qu’elle est le berceau de la nationalité équatorienne. Cette civilisation nous montre les figurines d’un type associé à la culture agraire et où commence à apparaître l’application des techniques agricoles: l’introduction de la culture des plantes comme le maïs et le manioc, provenant de la région amazonienne.
    Vers le 5ème siècle avant J.C., il y a une transformation culturelle; c’est la transition de Chorrera-Bahía, avec l’apparition d’un peuple venu par la mer et un croisement ethnique. La découverte d’un sanctuaire aux environs de Manta: Los Esteros nous donne les caractéristiques de cette civilisation marquée par le début de l’urbanisme, où prédomine une caste théocratique, avec l’apparition  des prêtres, des grands sorciers, ou des mages, de la musique (flûtes, vases sifflets) et de nouvelles formes en céramiques. Des objets en or, en argent et en cuivre annoncent l’apparition de la métallurgie.
    Pendant la période allant du 5ème siècle avant J.C., jusqu’au 5ème siècle après J.C., se déroule l’épanouissement de nombreuses civilisations aussi bien sur la côte (Pacifique): Guangala, Jama Coaque et la Tolita, que sur les hauts plateaux des Andes  et la Sierra équatorienne: Tuncahuan, Panzaleo, Puruhuá, Cashaloma, Tacalshapa sont les grands centres de ces vieilles civilisations aux caractéristiques mieux connues, puisque plus près de la conquête espagnole.
   
La Tolita est d’une très grande importante non seulement pour l’Équateur, mais pour toute l’archéologie méso-américaine: c’est le grand centre religieux, point de confluence et d’expansion de tendances diverses, où le sentiment religieux s’identifie aux divinités du soleil et de la fertilité. La céramique atteint de très hauts niveaux artistiques et techniques. La métallurgie était pratiquée. Et pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le platine est isolé de façon rationnelle. Le travail des pierres dures, émeraudes, turquoise, agate est très développé.
    Du 5ème siècle après J.C. jusqu’à la conquête de Incas, au XVème siècle, se déroule la période dite d’intégration  dont les civilisations les plus représentatives sont celles de: Quevedo, Milagro et Manteña sur la côte du Pacifique, ainsi que la peinture négative de: Carchi, Puruha, Cañari, Tacalshapa et Casholoma dans la région andine.
    Après la projection de ces diapositives et si vous avez eu l’occasion de visiter l’exposition “RICHESSES DE L’ÉQUATEUR” au Petit Palais, vous ne serez pas étonnés si je me permets de vous citer ces mots de sir Roderick Murchison devant la Société Royale de Géologie de Londres, vers la moitié du XIX ème siècle, quand il affirma: “Il y eut une civilisation en Équateur alors que l’Europe était encore à l’âge de pierre”.
    Cette affirmation de Murchison était basée sur les découvertes faites par James S. Wilson de figurines d’or et de céramiques (semblables à celles que vous venez de voir), dans un cite de formation géologique. Je cite: “Aussi ancien que la couche sédimentaire déposée par les glaciers en Europe et identique à celle de Guayaquil dans laquelle furent trouvés des os de mastodonte”.
    Des savants comme: Humboldt, Eiksted, Wagner ou Baldwin ont soutenu des thèses analogues.
    Nous ne serons donc pas étonnés de constater, qu’après les années qui suivirent la conquête, la rencontre des maîtres espagnols avec les Indiens, permit à l’art colonial de connaître un nouvel essor. En effet, ceux-ci assimilèrent facilement les techniques espagnoles et purent collaborer et parfois même remplacer leurs nouveaux maîtres. Les arts connurent alors un développement considérable dans tous les pays conquis par les espagnols et principalement au Mexique, au Guatemala, en Équateur et au Pérou.
    Pour essayer d’avoir un aperçu de cet art, faisons un rapide parcours artistique dans Quito, cette ville considérée comme un haut lieu de l’art colonial et surnommée la “Florence des Andes”. Voyons quelques échantillons non seulement de son architecture, mais de sa sculpture et de sa peinture.
    Voici l’église et le couvent de San Francisco, un “Escorial des Andes”. Ils furent construits sur l’emplacement où se trouvait un palais inca. Fondée en 1535 par Fray Jodoco Ricke, Charles V finança cette construction colossale. Le  couvent est immense, et reste une ville dans une ville. Les cloîtres sont spacieux et couverts de tableaux italiens, espagnols et quiténiens. L’église est un véritable monument d’art avec sa façade «herreriana», sur le parvis italien imitant le baroque. Elle a, à l’intérieur la forme d’une croix latine et la nef principale, ainsi que l’autel, est recouverte de bois et de lambris;  les nefs latérales par des coupoles. Les arcs ogivaux de la nef centrale sont plus hispano-maures que gothiques. L’intérieur est totalement revêtu de bois sculpté et doré. Le transept de style mudéjar est ornée de colonnes aux réminiscences néo-flamandes.
    Nous nous dirigeons maintenant vers la basilique de “Nuestra Señora de la Merced”. Les conquistadors donnèrent au père Hernando de Granada (1537), de l’Ordre de Notre Dame de la Merced, les fiefs de Francisco Patauchi Inga, fils de Atahualpa, “… en la falda del cerro, que está frontero de las casas del placer de Huaynacapac…”, ainsi que d’autres biens.
    Ceci, à condition que tous les ans jusqu’à la fin des siècles, les religieux disent une messe à la Vierge de la Merced, ainsi qu’une absoute pour l’âme des Conquistadors. La basilique Mercedaria actuelle, édifié sur les ruines de la première, du 16ème siècle, est la dernière des grandes églises de Quito, construites à l’époque coloniale. Sa construction commença en 1700. Elle est entièrement revêtue de stucs, magnifique intérieurement, quoique son extérieur n’en laisse rien prévoir. Le couvent (17ème et 18ème siècles), est spacieux et contient de nombreux trésors. Dans son cloître principal, on trouve une très belle Fontaine de Pierre, œuvre sculptée au milieu du 18ème siècle.
    Visitons maintenant l’église de la “Compañía de Jesús”. Arrivé à Quito, en 1586, le premier groupe de Pères Jésuites, en 1587 fondèrent d’abord un collège et ils commencèrent la construction d’une église en 1605 seulement. En dépit de sa longue période de construction, c’est un monument d’une rare unité, qui est sans aucun doute le meilleur temple jésuitique du monde entier. Sa façade en Pierre, admirablement disposée et merveilleusement taillée, nous offre du baroque italien, du plateresque espagnol, et du baroque français. Elle se compose de deux parties: a) l’inférieure avec des groupes de colonnes salomoniques, b) deux portes latérales sont encadrées par des pilastres corinthiens et dans deux niches se situent les statues de Saint Ignace et Saint François Xavier.
    L’intérieur à la forme d’une croix latine, trois nefs, d’une richesse éblouissante, entièrement doré; mudéjar dans la décoration de ses murs, ses retables sont churrigueresques. Les chapelles latérales du transept sont italiennes. Dans peu de monuments comme ce temple quiténien, on a fait tant de dépenses: les murs, les piliers, les voûtes sont couvertes d’or. Cette église conserve des trésors d’art admirables comme la collection des rois et prophètes du peintre Goribar, du 18ème siècle, qui décore les piliers du temple.
    À la sortie nord-est de Quito se trouve ce beau sanctuaire de “Nuestra Señora de Guapulo”, (déformation du mot Guadalupe). L’actuelle construction s’élève sur celle que Luis López de Solis, un des premiers évêques de Quito, construisit dans ce beau petit village d’indiens, où l’on vénère dès 1587 une image de Nuestra Señora de Guadalupe, du sculpteur Diego de Robles.
    Les églises et les couvents de Quito sont de véritables pinacothèques. Il faut dire qu’une grande partie des tableaux qui datent de la colonie ne sont pas signés et que l’Europe a envoyé à Quito pendant des siècles, des tableaux de peintres comme Velázquez, Ribera, Murillo qui furent parfaitement connus, étudiés et imités.
    Le plus célèbre peintre de la “Escuela Quiteña” fut Miguel de Santiago qui vécut dans la deuxième moitié du 17ème siècle (1630-1706). Les cloîtres et les églises de San Agustín possèdent une Collection de tableaux de ce dernier; il peignit treize toiles de grandes valeurs sur la vie de l’évêque d’Hippone. On peut mentionner parmi les meilleurs toiles: “La Regla”, “Saint Augustin et Saint Thomas se donnant la main”. Les tableaux de Miguel de Santiago se trouvent aussi dans les musées de San Francisco, la Merced et quelques monastères. Ce qui caractérise ce peintre, c’est sa touche large et ample, son dessin sûr et ferme et les coloris à base de tonds froids. Son ascendance artistique est totalement sévillane. Mais dans certaines œuvres c’est un précurseur de Goya.
    Nicolás Javier de Goribar fut un peintre de la même époque que Miguel de Santiago. Il fut peut-être son disciple. On conserve, sur les pilastres qui divisent les nefs de l’église de la Compagnie de Jésus, une collection de ses tableaux d’inspiration biblique, qui représente les prophètes du peuple d’Israël et dans le musée de Santo Domingo, la série: «les Rois de Juda», «Les têtes des prophètes» nous montrent le grand don de Goribar pour le portrait. Quant aux couleurs il se différencie de Miguel de Santiago: celui-ci tend vers le noir, Goribar a une palette riche en couleurs claires. Ce peintre a travaillé selon les principes de la Renaissance italienne à partir des reproductions de tableaux  célèbres, envoyés d’Europe en Amérique. De pure tradition sévillane, il est un grand dessinateur; perçoit ses sujets avec grandeur et distinction et il étend la couleur avec grâce et spontanéité comme de légers voiles.  Ses œuvres sont nombreuses à Quito dans les églises, musées et monastères.
    Les historiens de l’art nous indiquent que le premier peintre quiténien fut le père de Pedro Bedón (1556-1621). On doit à son pinceau les peintures du réfectoire de couvent de Santo Domingo. Il était en plus un grand organisateur et un grand constructeur. Il fonda la “Recolección Dominicana” au sud de Quito et le couvent de Ibarra. Ses principales œuvres sont: “La Virgen de la Escalera”; les dessins du livre de “Nuestra Señora del Rosario” et de “Nuestra Señora de la Paz”, au collège du “Bon Pastor” à Quito.
    Le frère Hernando de la Cruz (1592-1646), fils de nobles sévillans, gentilhomme, grand escrimeur, doué pour la peinture et la poésie; à l’âge de 30 ans il entra chez les Jésuites et consacra sa vie à la peinture. “A su trabajo se deben en todos los lienzos que adornan la iglesia, los transistos y adornó con sus lienzos los aposentos del Colegio, y enriqueció las residencias y demás casas de la Provincia…” nous disent ses biographes et chroniqueurs du 17ème siècle.  Il a dirigé une école de peinture. On lui attribue en particulier un portrait de la Sainte de Quito, «María Ana de Jesús» et bien d’autres de l’église de la Compagnie. Dans un tableau célèbre de cette église, il peignit avec une grande imagination les punitions qui attendent les pêcheurs en enfer.
Dans la sculpture de l’époque coloniale, les œuvres sont beaucoup plus nombreuses et ont une plus forte originalité que dans la peinture. La sculpture était généralement polychromée et aussi bien les retables, les niches, les chaires, les tympans que d’autres accessoires des églises nous offrant une importante richesse sculpturale. De même que pour les peintres, la plus grande partie de ces artistes n’ont pas signé leurs œuvres. Mais il certain que les sculpteurs d’origine indienne se révélèrent être des plus nombreux, les plus habiles pour modeler, pour ciseler la pierre ou donner une forme humaine au bois.
    Parmi les plus anciens sculpteurs de notre époque coloniale, nous citerons Diego de Robles, né à Tolède, auteur de la statue de la “Virgen de Oyacachi Oquinche”, qui est vénérée dans tout le pays. On le considère aussi comme l’auteur de la “Virgen de Guapulo” et de la statue de “Nuestra Señora del Cisne”, dans le sud du pays et de “Cicalpa”, près de Riobamba.
    Après Diego de Robles, le célèbre Padre Carlos don ton conserve quelques œuvres comme: “El Señor de la Columna”, une des créations les plus remarquables de cet artiste.
    Nous n’avons pas de notices biographiques de l’indien Pampite, surnom de José Olmos, mais on conserve les groupes de statues qu’il travailla: “Los Calvarios” (les Calvaires). Une des plus intéressantes est gardée au Musée National des Beaux Arts.
    Bernardo de Legarda marque un pas décisif dans l’évolution de la sculpture quiténienne. Il donne à ses statues un grand mouvement aux plis et aux extrémités, ce qui élimine toute réminiscence archaïque. La statue de “Santa Rosa de Lima” est conservée au Musée des Beaux Arts. Le calvaire et le rétable du maître-autel de Cantuña sont des œuvres de cet indien génial. L’ “Immaculée Concepción” de Legarda, écrasant un serpent, est un modèle qui a été diffusé partout.
    Le plus grand des sculpteurs du 18ème siècle est Caspicara, surnom de Manuel Chili. Son œuvre est vaste, “l’Assomption de la Vierge”, représentation classique d’un dogme de foi, est l’œuvre la plus connue de cet artiste. Mentionnons également: “El Patriarca”, “la Virgen del Carmen”, “San Juan Capistrano” à San Francisco; le retable de la Chapelle de Santa Ana à la cathédrale. Capiscara n’a pas seulement travaillé des œuvres d’art religieux, mais aussi il a abordé des sujets profanes, des scènes du folklore ainsi que des fêtes de Quito.
    Lluqui est le surnom de Gaspar Zangurima, autre artiste de race indienne, natif de la province de l’Azuay. On sait que lorsque Bolívar était à Cuenca, il obtint qu’on lui verse une pension de 30 pesos. Maître dans l’art de la sculpture, mais aussi habile architecte et mécanicien, on conserve de lui, entre autres, un calvaire à l’église del Sagrario de Quito, et en haut de la façade nous admirons les statues en pierre des apôtres Saint Pierre et Saint Paul.
    Les chaires sont des œuvres dignes d’admiration dans nos églises coloniales. Elles ont, en général, la forme d’un calice. Des milliers de tuiles dorées de style plateresque luisent; en plus de l’or, sont employées les couleurs rouge et verte; les tribunes des chaires sont ornées de petites statuettes des ordres religieux. La chaire fut une des pièces religieuses dans laquelle excella l’artiste quiténien et n’a pas de rival sur le continent.
    Cette sculpture polychromée s’étendait de Quito aux quatre points  cardinaux, se disséminant à travers tous les pays américains et dans les musées d’Europe, en plein XVIIIème siècle. Entre les années 1779 et 1787 seulement, on sait que 264 caisses de peintures et de statues furent exportées de Guayaquil vers l’Europe.
    Ainsi, tout au long des trois siècles de la domination espagnole, Quito -capitale de l’Audience Royale- a démontré une forte personnalité artistique. On peut apprécier une espèce de syncrétisme, entre les modèles européens et entre l’incorporation de thèmes aborigènes, avec le sens dramatique et introverti de la psychologie autochtone.
    L’avènement du XIXème siècle apporta à la «Escuela Quiteña» (qui atteint en sculpture comme en peinture une qualité insurpassable) des œuvres révélatrices d’une personnalité impétueuse. La thématique religieuse s’universalise jusqu’à des limites absorbantes. Des facteurs politiques et sociologiques ouvrent des nouveaux horizons et avec l’avènement de la République indépendante, de nouveaux motifs attirent l’attention créatrice des artistes. À la fin du XIXème siècle, une transformation politique surgit en Équateur: la révolution libérale de 1895 ne dépassa effectivement pas les énoncés lyriques ni certaines timides réformes de caractère anticlérical. On peut dire qu’avec le début du XIXème siècle, la thématique religieuse disparaît presque totalement, mais le néoromantisme circonstanciel naissant ne parvint pas à la substituer, même s’il l’influence jusqu’à la fin des années 20.
    L’essor universel du socialisme et du marxisme s’affiche dans nos milieux intellectuels, se déplaçant de la littérature vers l’art plastique. La diffusion de ce que l’on appelle le «muralisme mexicain», (à la technique expressionniste), met en vigueur le thème autochtone, avec des finalités de revendication. La génération de peintres qui adopta cette peinture d’inspiration révolutionnaire doit être située dans son étape centrale vers les années 30. Elle coïncide avec l’autre essor –beaucoup mieux connu et déjà universel- celui du grand roman équatorien «indigéniste», de Icaza, Gil Gilbert, de la Cuadra, Gallegos Lara, Angel Rojas…
    Dans cette optique, les jeunes artistes de l’époque trouvèrent des éléments nécessaires pour convertir le langage plastique en une protestation qui parviendra au public par les chemins faciles des affiches révolutionnaires. L’oppression des indiens, la misère des masses dans une société injuste, les traces d’une organisation sourde aux clameurs de la justice, l’attaque contre la féodalité centenaire et contre la nouvelle classe qui commence à monopoliser les avantages du déplacement de la richesse vers l’industrie… Voici quels sont les thèmes qui inspirent cet expressionisme de barricade, qui triomphent esthétiquement, mais qui échouent politiquement. Ses protagonistes s’accommodèrent fort bien du «système», oubliant leur idéal éphémère de jeunesse.
    José Moscoso fut un précurseur (1896-1936), Diógenes Paredes, Eduardo Kigman, Galo Galecio, Bolívar Mena, Leonardo Tejada… sont les noms les plus connus de mon pays et occupent une place de choix dans l’histoire de l’art équatorien.
    Mais, dans ce mouvement expressionniste, à intention sociale, Oswaldo Guayasamín se place en tout premier plan, non seulement en Équateur, mais sur notre continent parce qu’il a trouvé la forme esthétique qu’il développera jusqu’à ses limites ultimes.
    À la question: «Que prétendez-vous montrer avec votre peinture?», j’ai entendu des lèvres de mon compatriote et ami, cette réponse: « Montrer la tragédie humaine pendant les cinquante dernières années, les horreurs de la guerre, de la guerre civile espagnole, des camps de concentration, d’Hiroshima, du Biafra, du Vietnam… Ma peinture n’est pas de caractère national, mais plutôt universel…  Je procède, non par anecdotes, mais à partir de visages, de mains, de corps dans le tourbillon de la douleur et de l’angoisse… » (1er juillet 1971).
    Ces mêmes idées, nous ont été présentées le vendredi 30 novembre dernier, lors d’une visite de son exposition. Guayasamín accepta d’expliquer son œuvre à un groupe de professeurs et étudiants de l’Université de Paris X. Grâce à la participation de Monsieur Gabriel Judde, nous pourrons entendre cet après-midi la voix du grand artiste et le commentaire qu’il fait de ses œuvres.
    «L’artiste -affirme Guayasamín- est le reflet des groupes humains. Je considère qu’à notre époque, pendant les grands moments de l’histoire un artiste est l’antenne, la personne qui recueille dans son être toutes les angoisses, les inquiétudes du peuple dans lequel il vit. À n’importe quel moment de l’histoire de l’art, les artistes expriment leur monde intérieur, leur monde personnel. S’ils sont angoissés, ils expriment leur angoisse; s’ils sont amoureux, ils expriment leur amour… Mais, pendant les grandes phases historiques, l’artiste capte les inquiétudes, les angoisses des autres. Il est celui qui pleure, celui qui interprète l’angoisse des autres. Voici le rôle que je me suis attribué pour peindre mes tableaux. C’est la tragédie collective, principalement dans l’Ȃge de la Colère, mais aussi une partie de ma tragédie personnelle, de mon enfance en particulier. Face à ce monde, dans l’Ȃge de la Colère, j’ai lancé un cri pour la paix; un cri de foi dans l’homme. J’ai voulu lui démontrer ses plaies et sa tragédie… pour voir si quelqu’un pouvait s’émouvoir et crier assez! L’Ȃge de la Colère représente un travail de 15 ou 16 ans et comprend 250 tableaux. J’ai peint en noir et blanc pour donner de cette façon un choc au spectateur. J’ai peint en séries parce que je veux introduire le temps dans la peinture… Ces tableaux des mains qui sont au nombre de treize. Mais en réalité, ce n’est qu’un seul et même tableau qui en se déroulant nous raconte une histoire tragique et spirituelle… Voici le premier tableau, des mains insatiables; de celui-ci naissent les autres: les mains du silence, de la terreur, du mendiant, de la méditation, des larmes, de la peur, de la colère, de l’espérance, du cri, de la prière, de la tendresse pour terminer par un grand tableau, celui de la protestation, peint justement en Mai 1968… C’est ainsi que je raconte une histoire tragique et spirituelle…».
    Il n’a pas cessé de redire sa révolte devant la faim, la solitude, la guerre, l’abus de la force sur les pauvres, avec des tableaux d’une beauté bouleversante. Ces mains, ces visages sont réduits à quelques traits qui préservent les personnages du néant, en  leur donnant  du relief, à la matière une chaleur troublante, comme s’ils étaient taillés dans des masses sombres. Ses personnages semblent émerger d’une nuit inséparable propre à leur condition… Visages sans regard, corps recroquevillés dans leurs souffrances, exprimant l’écrasement de l’homme condamné à une agonie perpétuelle par une force omniprésente où les bleus profonds, les bruns, les gris dominent ce sentiment d’oppression, visages creusés jusqu’à l’âme…
    Guayasamín dénonce la force qui fonde sa domination sur le silence et ne vit que de meurtrissure. Il met à jour ces meurtrissures creusant les visages jusqu’à l’âme, démasquant la terreur de l’homme pris de vertige devant l’ampleur de la souffrance et de l’injustice… Ou bien dans ses tableaux sur les mains: les mains des larmes, du cri, de la peur, de la colère, de la prière, de l’espérance… insatiables, enlacées, crispées, fermées ou tendues, évoquant tous les sentiments de l’homme, sa foi, sa révolte ou ces visages qui n’expriment plus que la condamnation, leur défaite et leur mort, se succèdent en une vision sérielle de la douleur, crispés dans les sursauts de l’agonie et du désespoir…
    Le secret de Guayasamín est d’avoir su, à partir de ces cris fragiles, créer  des atmosphères puissantes et passionnées où se reconnaissent tous les cris de l’humanité. Avec cet esprit épique des grandes fresques de Rivera, Siqueiros ou Orozco, ce n’est pas une histoire, mais la tragédie de la condition humaine qu’il évoque.
    Un grand critique français, Jacques Lassaigne, a écrit:
«Cet Ȃge de la Colère est l’œuvre d’un démiurge puissant qui fait défiler devant nos yeux frappés de stupeur et de honte les créatures de la terre dont la misère se perd dans la nuit des temps et la clameur s’élève du tréfonds de leur âme».
    «Les noms d’Orozco, Rivera, Portinari, Tamayo et Guayasamín forment la structure andine de ce continent… Parmi eux, Guayasamín, tel un solitaire de la Renaissance, imprima son œuvre du Jugement Dernier. Dans notre Amérique peu de peintres furent aussi vigoureux que cet Équatorien de souche au geste puissant. Amphitryon des racines il donne rendez-vous à la tempête, à la violence, à l’incertitude; et tout cela, sous la vision patiente de nos yeux, se transforme en lumière… Guayasamín est l’un des derniers croisés de l’imagerie… Il est le créateur d’une plus grande envergure de l’homme, des figurations de la vie, de l’imagination historique… Je l’inscris dans mon calendrier des saints militaires, homme de combat, lui qui a toujours en peinture, joué le tout pour le tout. Tels des nuages, les modes passent très au-dessus de lui sans jamais le troubler… Son univers nous réconforte même s’il nous menace comme un écroulement cosmique… » (Pablo Neruda).
    «… Témérité héroïque de ce qui est visible; il y a autre chose dans ces peintures majestueuses comme de la pierre, tendres comme du bois sonore et une peau de serpent, il y a tout ce qu’on ne voit pas, tout ce qu’on n’entend pas palpiter, bouillir, naître, lutter, mourir, grandir et vivre, devenir peinture qui n’est pas peinture mais davantage, découverte de l’homme qui n’a pas quitté l’homme, lumière de la matière à l’intérieur de la matière même, de la couleur réfléchie, de la racine qui croît et s’enfonce de plus en plus pour fuir le poids de l’arbre qu’elle soutient, de la masse du ciel qui engendre ces peintures qui se sont multipliées, enterrées dans le sol d’un pays de neiges et de condors -Équateur- pour mieux soutenir le poids et la réalité de l’Amérique…» (Miguel Ángel Asturias).
    J’espère vous avoir donné une brève idée de cet art qui a caractérisé l’histoire de l’Équateur et tout particulièrement de sa capitale. C’est sans doute la raison pour laquelle notre grand écrivain et maître à penser des dernières générations équatoriennes, Benjamín Carrión, a pu écrire:
«L’Équateur conscient de ses forces spirituelles historiques et de ses forces spirituelles présentes sait, sans fausse modestie, qu’il peut aspirer à être dans le concert du continent une grande puissance culturelle…».

* A. Darío Lara “Los Frutos de la Memoria” (1938-1955). Au chapitre 8, intitulé «París: capital de conferencias internacionales: una gran ceremonia en Notre Dame; el libro ecuatoriano en París; inolvidables compatriotas y amigos» tomo I, le Chêne-aux-Dames, tapuscrit inédit, verano de 1998; pp. 140-141 y 271-272. (note Claude Lara).

Ce texte est annexé à la conférence: «Le Centre d’études équatorienne de Paris ouest Nanterre, le regard de Monsieur A. Darío Lara son fondateur équatorien».

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