De 1920 à 1960, la production littéraire équatorienne a connu un brillant essor; deux genres se sont particulièrement développés: la poésie lyrique et le récit.
La poésie lyrique qui, en Équateur, a suivi la période moderniste a été profondément influencée par un fait historique: le développement et la consolidation du libéralisme (1905) ainsi que par un fait littéraire : la révolution moderniste et nationale (1910-1922). Entre autres conséquences et dans un ample secteur de la classe intellectuelle équatorienne, le libéralisme a déclenché un processus de sécularisation qui a abouti à une perte de la foi religieuse. L’œuvre de la plus grande partie des écrivains équatoriens du XXè siècle a surgi « de l’ombre laissée par l’absence de Dieu » comme l’a dit Paul Claudel au sujet de la poésie française de son temps. Par ailleurs, un modernisme plutôt éphémère en Équateur a pourtant amené une transformation si profonde que, sans elle, cette splendide floraison lyrique du XXè siècle, n’aurait pas été possible. Les jeunes modernistes ont été les hérauts d’un nouvel âge poétique. Peut-être sans le savoir, à travers l’oeuvre des symbolistes français, ont-ils assimilé les principes d’Edgar Allan Poe qui configurèrent la poésie moderne et contemporaine.
Des phares
Sur la base de l’expérience moderniste, trois grandes figures ont porté la poésie équatorienne à son zénith: Jorge Carrera Andrade (1902-1978), Gonzalo Escudero (1903-1971) et Alfredo Gangotena (1904-1944). Tous sont nés à Quito où ils passèrent leur jeunesse, ou du moins une partie: Alfredo Gangotena s’installa à Paris à l’âge de 12 ans; il y composa en français la plus grande partie de son oeuvre. Ces poètes, d’à peine un ou deux ans d’écart, ont en commun leur précocité. Aussi bien Jorge Carrera Andrade que Gonzalo Escudero publièrent leurs premiers textes vers l’âge de 15 ans, tandis qu’Alfredo Gangotena faisait paraître les siens dans d’importantes revues françaises alors qu’il en avait à peine 19. La formation littéraire de Jorge Carrera Andrade et celle de Gonzalo Escudero sont à peu près similaires: les classiques castillans du Siècle d’Or – surtout Luis de Góngora -, les symbolistes français et, dans une moindre mesure, Rubén Darío et d’autres modernistes. On peut supposer qu’Alfredo Gangotena, très tôt installé á Paris, soit entré en contact avec les dernières créations de la poésie française. Malgré la similitude des circonstances qui ont entouré les débuts littéraires des trois poètes, la lecture de leurs oeuvres révèle des les premiers instants, leurs profondes différences. Si la poésie contemporaine – selon l’analyse d’Hugo Friedrich (The Structure of Modern Lyric) – se définit par son hermétisme et son anormalité, et, si l’on en croit Lautréamont, que les signes de la poésie future seraient l’angoisse, l’embarras, la prédominance de l’exceptionnel et de l’absurde, la recherche de l’obscurité, la fantaisie effrénée, le désir ténébreux et le goût pour la destruction, il faudrait en conclure que l’oeuvre d’Alfredo Gangotena appartient tout à fait au style de la poésie lyrique du temps. Par contre, la poésie de Jorge Carrera Andrade correspond à des principes et à des idéaux totalement opposés. Comme la finalité de sa poésie est « la communion » avec les autres, ce qu’il cherche dans ses vers, c’est une clarté méridienne et une harmonie essentielle. Quant à Gonzalo Escudero, il ne cultive ni le désordre tourmenté et chaotique d’Alfredo Gangotena, ni la représentation transparente et idéalisée de Jorge Carrera Andrade. Il tend vers un certain hermétisme, amenant le lecteur à focaliser son attention sur l’extraordinaire qualité formelle qu’il donne à ses compositions.
Jorge Carrera Andrade
Voici le poète le plus connu, le plus admiré en Équateur et surtout à l’étranger. Sa longue carrière consulaire et diplomatique a contribué à ce que son oeuvre soit appréciée dans nombre de pays. Sa poésie, traduite presque dans sa totalité en français, en anglais et en italien, s’est développée 60 ans durant, de 1917, lorsque parurent ses premiers vers, jusqu’en 1976, année de la publication de son Obra Poética Completa. Homme du siècle, sa poésie est le récit d’une longue agonie, où s’affrontent, comme dans son âme, des esprits contradictoires. Ses aspirations à la transcendance restent vaines malgré une recherche de sens dans la nature, les objets, la patrie, les souvenirs, l’envoûtement de l’art, l’amour humain et les utopies passagères. De même que les oeuvres d’autres grands esprits de l’époque, ses poèmes les plus émouvants surgissent du vide qu’a laissé l’absence de Dieu. Précoce dans ses activités littéraires, le poète a entrepris l’écriture de ses premiers vers sous l’influence du modernisme équatorien qu’il abandonna après la découverte de l’oeuvre de Francis Jammes. C’est inspiré par l’atmosphère bucolique de cette dernière, qu’il compose ses premiers recueils de poèmes: El estanque inefable (1922) et La guirnalda del silencio (1926). Dans Boletines de mar y tierra (1930), il livre les impressions recueillies lors de ses premiers voyages en Europe; El tiempo manual (1935) reflète sa confrontation avec les commotions sociales de l’époque; País secreto (1940) est une recherche intérieure dans un Japon sur le pied de guerre et dévasté par les tremblements de terre et les cyclones; Familia de la noche (1953) est le retour évocateur de l’homme mûr sur une enfance qu’il revit avec nostalgie; de Hombre planetario (1963) à Libro del destierro (1970), ses méditations dévastatrices au sujet de la vieillesse et de la mort trouvent leur écho. On pourrait qualifier sa poésie d’autobiographique sans craindre de se tromper. Il l’a lui-même affirmé à plusieurs reprises et, afin d’établir cette intime relation entre la vie et la poésie, il a composé de brillants essais autocritiques dont Edades de mi poesía. Loin d’être le compte-rendu prétentieux d’une vie, ses vers sont le reflet de l’homme de tous les temps et du vingtième siècle, l’homme existentiel qui se confronte à l’angoisse quotidienne et transforme ses expériences en une poésie au pathétisme intense que traduit un langage métaphorique original. Si quelque chose caractérise la poésie de ce grand créateur, c’est bien cette puissance métaphorique. Au moment où l’avant-garde instaurait la métaphore irrationnelle comme moyen d’arriver au subconscient, lui défendait et cultivait la métaphore traditionnelle comme un rapprochement de deux réalités soumises à un rigoureux exercice intellectuel. En plus de sa propre poésie, il a travaillé pendant plusieurs années sur Poesía francesa contemporánea (1951), oeuvre monumentale dans laquelle figurent 55 poètes de langue française avec plus de 300 poèmes choisis et traduits en espagnol, pour laquelle il a reçu du gouvernement français le Prix de l’Île Saint-Louis. Le poète équatorien s’est également illustré comme prosateur. Des articles de voyages publiés sous le titre Por países y libros, d’amples études à caractère historique sur l’Équateur, des analyses autocritiques sur sa poésie et une autobiographie, El volcán y el colibrí, témoignent non seulement de ses vastes connaissances mais d’une capacité exceptionnelle à communiquer la richesse poétique des oeuvres qu’il commente, dans une prose aussi dense que ses vers.
Gonzalo Escudero
Les premiers écrits de ce poète, qui lui valurent des prix scolaires parurent dans des bulletins des l’âge de 14 ans. Déjà, dans ses premiers vers, son style se singularise par une originalité qui va marquer entièrement son oeuvre. Il cherchera toujours à atteindre la perfection formelle veillant à lui conserver ses aspects secrets. Gonzalo Escudero a adhéré très tôt à l’hyperréalisme dont l’appel à l’inconscient lui a permis d’épurer et d’approfondir son sentiment de la poésie. Dans son étude Origen y destino de la poesía, écrite en 1971, année de sa mort, il exprime sa méfiance à l’égard des contenus logiques: «[L]a poésie est l’invention pure d’un vol irrationnel et illogique. Si l’irrationnel domine c’est de la poésie ; si c’est la logique, c’est de la prose». En effet, des ses premiers vers, Los poemas del arte (1919) et jusqu’aux derniers, Réquiem por la luz et Nocturno de septiembre (1971), apparaît une volonté d’hermétisme qui le lie á Stéphane Mallarmé et aux écoles d’avant-garde, que révèlent une sorte de dépersonnalisation, un langage original, des métaphores fulgurantes et difficiles à interpréter, un style baigné dans une luminosité intellectuelle, un méticuleux souci de la forme. Dans certains de ses recueils de poèmes, l’inspiration hyperréaliste est mise en évidence par l’emploi hasardeux des métaphores, la liberté thématique et le vers libre. C’est le cas dans Hélices de huracán y de sol (1933). Mais dans Alta noche (1947), après des compositions au style très libre, surgissent les huit sonnets de «Rondalla en ocho lamentos» et quelques romances. Ce tournant vers les structures classiques de la métrique castillane qui prédomineront dans le reste de son oeuvre répond à une plus grande exigence de perfection par laquelle Escudero cherche à atteindre la «poésie pure». Le retour à la forme du sonnet a dû être inspiré par Paul Valéry et aussi par Luis de Góngora dont les structures métaphoriques ont tant impressionné le poète équatorien et ceux de sa génération. Au sonnet il faut ajouter la romance, les huitains, les hendécasyllabes et les alexandrins qui sont écrits dans un vocabulaire parfois archaϊsant (même les vocables que crée Gonzalo Escudero ont une sonorité archaϊque). L’abondance et l’originalité des épithètes, l’usage naturel et adroit de la rime font que la lecture de l’oeuvre la plus mûre de Gonzalo Escudero crée chez le lecteur une singulière jouissance esthétique. Le poète a réussi à traduire dans les vieux moules prosodiques du baroque espagnol le très libre esprit de l’hyperréalisme. Deux sujets semblent prédominer dans sa poésie: Dieu et l’amour. Mais il est évident que sa définition de la poésie comme « l’invention pure d’un vol irrationnel et illogique » rend inutile toute recherche de ses contenus conceptuels et invite à se délecter du pouvoir enchanteur des strophes.
Alfredo Gangotena
Contemporain de Jorge Carrera Andrade et de Gonzalo Escudero, Alfredo Gangotena s’exila à Paris au début de l’adolescence et étudia à l’École des Mines. En 1928, il retourna en Équateur et y mourut en 1944. À 19 ans, ses premiers poèmes en français paraissaient dans d’importantes revues, entre autres, Philosophies et Cahiers du Sud. Ses compositions liminaires lui valurent l’admiration ainsi que les éloges et l’amitié de Max Jacob, Jules Supervielle et Paul Éluard. Admirateur de Pascal, comme lui, il s’est senti accablé par l’insondable immensité de l’univers et étouffé par l’esprit religieux. Son premier recueil de poèmes en français, Orogénie (1928), fut suivi d’Absence (1930) et de Nuit (1938). En Équateur, il publiera en espagnol Tempestad Secreta (1940). Sa poésie est d’un accès difficile du fait de son inspiration onirique. Ses longues compositions sont faites de violence contenue, d’associations chaotiques et d’éloquence cosmique. Le nom donné à son premier recueil illustre bien son style: Orogénie, c’est-à-dire «gestation des montagnes». Dans cette inquiétante obscurité, Alfredo Gangotena rejoint la poésie européenne du XXe siècle. Son oeuvre, tel un langage de la souffrance tournant sur elle-même, ne cherche pas l’apaisement mais aspire uniquement à l’harmonie de la parole. Des trois poètes ici mentionnés, c’est le plus hermétique et ses tensions sont les plus intenses. Sa mort prématurée nous a peut-être privés d’une poésie plus en accord avec la vie.
César Dávila Andrade
César Dávila Andrade, Jorge Enrique Adoum et Efraín Jara Hidrobo, bien que peu connus internationalement, ont laissé des oeuvres hautement lyriques. César Dávila Andrade (1918-1967), des sa première oeuvre Oda al arquitecto (1946), manifesta une extraordinaire force métaphorique qu’il mit aussi en valeur dans Catedral salvaje (1951). Publié en 1959, Arco de instantes constituait un tournant radical vers une poésie plus abstraite et hermétique. Boletín y elegía de las mitas (1967) est remarquable par son éloquence épique qui, dans une forme très libre, présente la souffrance des Indiens. Dans Materia real (1970), oeuvre posthume, le langage devient plus abstrait et, s’il est possible d’apprécier la splendeur des images, l’hermétisme en est total. Par ailleurs, César Dávila Andrade fut un grand conteur. Il a laissé un recueil important de nouvelles admirablement construites et brillamment écrites. Une excellente édition de la poésie et des récits de cet écrivain a été publiée en deux volumes, en 1984.
Jorge Enrique Adoum
Jorge Enrique Adoum (1923) débuta avec Ecuador amargo (1949) et pousuivit avec Cuadernos de la tierra (1952), Dios trajo la sombra (1959) et Eldorado y las ocupaciones nocturnas (1961). II y a chez Jorge Enrique Adoum une volonté d’enraciner sa poésie dans le contexte géographique et historique de sa patrie tout en développant un langage métaphorique d’une grande originalité. Dans Curriculum Mortis (1968) et Pre-poemas en postespañol (1979), il adopta un style totalement nouveau et dépouillé qui fit de lui l’un des poètes les plus audacieux de ceux que nous avons évoqués.
Efraín Jara Hidrobo
Efraín Jara Hidrobo (1926) a élaboré son oeuvre poétique lors d’un séjour de quatre ans dans un minuscule village primitif des îles Galápagos. Il fut surtout influencé par George Eliot, Rainer Maria Rilke et Paul Valéry. Tránsito en la ceniza (1947), son premier recueil de poèmes, révèle une écriture confinée dans la métrique classique: alexandrins, hendécasyllabes, etc. Dans El mundo de las evidencias I, commence une recherche en vers libre sur la graphie dans le poème; elle sera poursuivie dans El mundo de las evidencias II y III. Son poème le plus connu est « Sollozo por Pedro Jara», inspiré par la mort de son fils. Ample structure de 363 vers libres organisés en cinq séries thématiques, le poème, malgré sa longueur et sa configuration complexe, laisse percevoir l’intensité du sentiment qui l’a inspiré. Vers la fin de son oeuvre, Efraín Jara Hidrobo a composé une série d’excellents poèmes, Los rostros de eros et Sonetos a una libertina, qui sont comparables aux meilleurs sonnets de Francisco de Quevedo. Une excellente édition de sa poésie complète, El mundo de las evidencias, a été réalisée par la critique María Augusta Veintimilla.
Vers le réalisme
Tandis que les poètes équatoriens sont à la recherche de la poésie pure, les prosateurs du début des années 1930 tendent vers le réalisme. D’où provient cette opposition? Sans doute du contexte historique du pays. Au début des années 1920, la jeunesse intellectuelle abandonne le libéralisme pour rejoindre le socialisme alors naissant en Équateur. Ce sont les années de la maladie du cacao – produit d’exportation essentiel pour le pays – qui a plongé la population équatorienne dans un appauvrissement sans précédent. Le 15 novembre 1922, la faim provoqua de grandes manifestations populaires à Guayaquil, port principal de l’Équateur. La violente répression militaire tua plus de mille manifestants (1) dont les cadavres furent jetés dans l’estuaire du fleuve Guayas. En 1946, Joaquín Gallegos Lara écrivit Las cruces sobre el agua, roman inspiré de ce tragique événement. La corruption des gouvernements, dominés par les banques, et l’extrême pauvreté des couches les plus défavorisées de la société ébranlèrent les jeunes prosateurs, ce qui les conduisit à une littérature engagée. Une première réaction, le recueil de nouvelles Los que se van -cuentos del cholo y del montubio (homme pauvre de la côte) de 1930 causa une grande commotion aussi bien par la violence et l’érotisme des récits que par la description de la nature luxuriante dans laquelle ils se déroulaient. Les trois auteurs de ces 24 récits, Demetrio Aguilera Malta, Joaquín Gallegos Lara et Enrique Gil Gilbert, écrivirent par la suite d’importants romans dans un style réaliste qui évoque l’atmosphère de la côte équatorienne.
Jorge Icaza
Le jeune Jorge Icaza né à Quito, le plus connu et le plus prestigieux romancier équatorien du XXè siècle, incarne une seconde réaction. Il a passé son enfance dans une hacienda des Andes où il fut témoin de la douleur des Indiens. Acteur de théâtre dans sa jeunesse, il commença sa carrière littéraire en écrivant de brèves oeuvres dramatiques où il joignait à l’observation de la réalité certains morceaux choisis des oeuvres complètes de Freud. En 1933, il publia son premier livre de nouvelles, Barro de la Sierra, et l’année suivante son premier roman, Huasipungo, mot en quechua signifiant «parcelle de terre que le propriétaire donne à l’Indien en guise de paiement pour son travail». Jorge Icaza y décrit crûment les mauvais traitements infligés aux Indiens, leur soumission au curé, au propriétaire et au gouvernement. Le sarcasme éloquent et la noirceur du tableau du monde rural équatorien ont produit un tel impact que l’Assemblée Nationale se demanda si l’on devait exiler l’auteur pour outrage à la patrie. Plus tard on reconnaîtra que ce court roman d’un réalisme dépouillé laissait entrevoir compassion et tendresse pour l’Indien qu’inspira Jorge Icaza. Une guerre civile de quatre jours à Quito qui fit une centaine de morts devint le sujet de son second roman En las calles (1935). Même si des Indiens y figurent, les personnages qui mènent l’action sont des Cholos (Métis). Ce roman d’inspiration politique porte le témoignage de l’auteur: il y est question de deux factions de gens pauvres qui s’entretuent au nom des deux candidats, à la présidence de la République. En 1935, En las calles a obtenu le Prix National de Littérature. Le verdict du jury faisait ressortir « son intérêt dans la perception des moyens d’expression nationaux, sa force d’entendement, son interprétation et sa transposition dans la littérature de l’essence de la réalité nationale». Les romans suivants, Cholos (1938) et Media vida deslumbrados (1942), reprennent le thème du métis, c’est-à-dire de l’Indien vivant dans les villes équatoriennes à travers des personnages hybrides. Mais son roman le plus réussi est sans doute El chulla Romero y Flores (1958), dans lequel il pose le problème spirituel de la classe moyenne andine: le personnage est partagé entre ses deux héritages, celui du père, noble espagnol déchu, et celui de la mère, indienne. En constant dialogue, ces deux ombres se combattent pour dominer l’âme du personnage qui, à cause d’une passion amoureuse s’achevant par la mort tragique de sa maîtresse, à la fin du roman, accepte son destin et réussit à renouer avec les gens pauvres de son quartier, qu’auparavant il méprisait. Bien que Jorge Icaza écrivit ce récit à la troisième personne, son caractère autobiographique lui donne tout son pathétisme et son éloquence. Aucun autre romancier équatorien n’a observé avec autant de profondeur la vie et l’agonie de son peuple, la configuration particulière de la société équatorienne, le caractère et le visage de ses habitants, ainsi que le scénario intense et tragique dans lequel se déroule le drame de la nation. Son oeuvre, en pressentant et en exprimant la réalité environnante, a atteint tout son sens et toute sa qualité universelle. En se penchant sur la misère de l’Indien et du métis de l’Amérique, Jorge Icaza façonna une élégie de la vie humaine.
Une génération de romanciers
Si Jorge Icaza est le plus connu et le plus représentatif des romanciers équatoriens du XXè siècle, combien d’autres de sa génération ont laissé des oeuvres remarquables. José de la Cuadra publia Repisas (1935), un récit sous forme de nouvelles dévoilant de nouveaux horizons. Son oeuvre maîtresse est l’épopée Los Sangurimas (1934) ainsi qu’un autre recueil de nouvelles d’une rare perfection, Wasinton (1938). Alfredo Pareja Diezcanseco écrivit une série de romans La Beldaca (1935), Baldomera (1938), Hechos y hazañas de don Balón de Babas (1939) et dans les années qui suivirent, une série d’épisodes nationaux dans lesquels il a recréé les événements de l’histoire équatorienne selon le modèle que nous a laissé Beneto Pérez Caldos. Demetrio Aguilera Malta a publié Don Goyo (1933), roman écrit dans un beau style poétique ainsi que La isla virgen (1942). Nous avions déjà mentionné Las cruces sobre el agua (1946), le seul roman de Joaquín Gallegos Lara, inspiré du massacre des manifestants pauvres de Guayaquil. Enrique Gil Gilbert a écrit Nuestro Pan (1942), deuxième prix d’un concours hispano-américain, parrainé par l’éditeur étasunien Parrar & Rinehart. Comme Jorge Icaza, Humberto Salvador a écrit des nouvelles et une série de romans inspirés de son idéologie marxiste et de ses lectures de Freud: Ajedrez (1929), recueil de nouvelles, Camaradas (1933), Trabajadores (1935), Noviembre (1939), Universidad Central (1940) et Fuente clara (1946). Ángel Felicísimo Rojas originaire de Loja, ville du sud du pays, avec ses romans quelque peu autobiographiques, rédigés dans un espagnol soigné propre à cette ville isolée pendant tant d’années, est l’auteur de Banca (1938), ainsi que d’ El éxodo de Yangana (1949), sa plus grande réussite.