Par Claude Lara

Dans l’introduction de la publication du V° Colloque internationale (A) -organisée par l’Université de Loraine, du 31 mai au 1er juin 2012- Nicole Fourtané et Michèle Guiraud affirment avec justesse: «De même, Darío Lara, professeur universitaire, fondateur du Centre d’Études Équatoriennes de l’Université de Nanterre, diplomate, traducteur et écrivain, a été un véritable passeur culturel entre l’Équateur et la France durant la seconde moitié du XXème siècle» (B).

Nous avons présenté bien brièvement en une vingtaine de pages cette «œuvre franco-équatorienne». Maintenant, nous nous attachons à mieux faire connaitre cette dernière en reproduisant en français plusieurs de ses articles (C). Ici, en tant que responsable culturel à l’Ambassade de l’Équateur en France et, plus particulièrement à Paris de 1957 à 1983. Nous commencerons par cette publication d’Ambassade au nom si évocateur «l’Équateur vous attend…».

Mais comment est né ce bulletin culturel? Écoutons son auteur:
«La reprise de cette courte publication que Jorge Carrera Andrade initia en 1965 sous l’intitulé: ‘Coup d’œil sur l’Équateur, terre de soleil et d’histoire’ et sous la forme d’une petite revue, qui s’acheva au numéro 19 (janvier-mars 1974), adopta un nouveau nom ‘L’Equateur vous attend… J’ai signalé que, dans son dernier numéro à la première page, y est présenté le poème ‘Éloge de l’Équateur’ de Jorge Carrera Andrade (D). Grâce à l’aide financière de Cristóbal Acevedo et à celle que nous avons apportée en tant que fonctionnaires de l’Ambassade, c’est-à-dire: Neptalí Zuñiga, Consul à Paris, moi-même, avec plusieurs articles historiques ou littéraires, Galo Ponce, en tant que responsable des sections économique et touristique. Ce fut sans doute une image très positive pour les intérêts de l’Équateur et j’ai regretté que le Ministère des Affaires Etrangères disposant de plus de moyens, n’ait pas poursuivi cette initiative» (E).

Voici donc, chers lecteurs, les premiers articles que nous transcrivons:

– Cuenca et son poète national Remigio Crespo Toral
– Le vrai visage de l’Équateur…
– Alfredo Gangotena, poète équatorien et français
– Deux sommets des lettres hispano-américaines et grands admirateurs de la France: José Joaquín Olmedo et Juan Montalvo.

NOTES:

(A) «Emprunts et transferts culturels: du monde luso-hispanophone vers l’Europe sous la direction de Nicole Fourtané et Michèle Guiraud», 424 pp.
(B) Idem p. 6. Au sujet de cette conférence, voir l’article: «Réflexions sur l’œuvre franco-équatorienne de M. Darío Lara» (A)
(C) Lors d’une prochaine actualisation du blog, nous transcrirons les articles: «Sauvage et majestueuse: la Cordillère des Andes» (N°7, junio-julio 1969) et «Les argonautes de la forêt: découverte de l’Amazonas» (N°11, abril-mayo 1970).
(D) Jorge Carrera Andrade Memorias de un testigo. Casa de la Cultura Ecuatoriana, Fondo Editorial C.C.E, Quito-1999. Ver: “Una valiosa iniciativa del Embajador del Ecuador”; pp. 108-110. Par ailleurs, nous annexons ci-après la traduction de Paul Verdevoye -à notre connaissance inédite- de ce très beau poème «Alabanza del Ecuador/Éloge de l’Équateur» qui aussi a été interprété par L-René Durand et Claude Couffon.
(E) «Los Frutos de la Memoria (1955-1983)»; voir: «Entre los oropeles y alamares diplomáticos», tapuscrit inédit tome 2, le Chêne aux Dames (verano de 1998). Inédit, collection particulière de l’auteur, p. 257.

TRADUCTION DU POÈME «ÉLOGE DE L’ÉQUATEUR» DE JORGE CARRERA ANDRADE 

ÉLOGE DE L’ÉQUATEUR

Équateur, mon pays, émeraude du monde
enchâssée dans la bague équinoxiale,
tu consacres l’alliance de la terre et de l’homme,
l’union tellurique avec l’épouse profonde
– oh! ses seins de volcans, son corps de céréales –
l’épouse tous les jours endimanchés
sous le soleil laboureur, père des semences.
Je veux couvrir de baisers ton corps vert, tes cheveux de forêt,
ton ventre de maïs, ta chair de canne à sucre,
Et sur ton sein fleuri laisser dormir ma tempe. 

C’est toi qui m’as appris les sciences naturelles
de l’arbre généreux, de l’arbre guérisseur,
des oiseaux parleurs plus colorés que des fruits,
 nouvelle zoologie d’un monde fabuleux,
et l’histoire d’un peuple
qui gémit jusque dans ses danses, lançant vers les nuages ses espoirs,
en bouquet d’artifice,
traînée de feu qui s’évanouit en larmes bleues. 

C’est toi qui m’as fait aimer l’univers,
accepter mon destin d’habitant planétaire,
berger de vigognes fantomatiques
errant par des cités étranges dans lesquelles
nul ne vient au secours de l’étoile blessée
qui se noie dans la mare. 

Équateur, tu m’as fait végétal, tellurique,
et solidaire de tout ce qui vit,
humble comme le vase empli d’ombre fertile. 

Je suis aride, abrupt comme la Cordillère,
Profond comme une grotte aux trésors incasiques.
Dans mon être sommeille un lac sur un cratère.
Mon front est un plateau désolé sous la pluie,
mon cœur un cactus altéré
qui demande une aumône de rosée. 

Équateur, me voici dans mon habit de fête:
je viens danser sur ton sol vert,
danser jusqu’à la mort,
écouter battre ton vieux cœur
de terre sèche et de piment.
Je frappe de la main la harpe séculaire,
éveillant la musique en son cercueil de poussière
et le dieu ancien du tonnerre. 

Donne-moi ta bienvenue de rosée,
embrasse-moi de tes bras verts,
oh, mère couronnée de glace et colibris!
Montre-moi le chemin de la mine perdue
qui garde les métaux profonds de l’origine.
Donne-moi tes plantes magiques,
donne tes baumes prodigieux,
le talisman de pierre mémorable
où le soleil grava
ses signes protecteurs.

– CUENCA ET SON POETE NATIONAL REMIGIO CRESPO TORAL*

L’illustre cité “Santa Ana de los cinco ríos de Cuenca” célèbre une fois de plus l’anniversaire de son indépendance: le 11 novembre 1821. A cette occasion, le Bulletin de l’Ambassade de l’Équateur à Paris rend hommage à la noble ville et à ses sympathiques habitants.

Cuenca a été le berceau des hommes les plus remarquables qui ont contribué au prestige de l’Equateur. C’est pourquoi le Bulletin a le plaisir de présenter un article, certainement très peu connu, que Don Gonzalo Zaldumbide, Ambassadeur de l’Equateur et grand maître de la prose espagnole, dédia (dans la «Revue de l’Amérique Latine», Paris, 1925) à l’un des fils les plus remarquables de Cuenca: Remigio Crespo Toral, très connu en tant que poète, car il fut couronné de son vivant comme le poète de la nation. Mais, Crespo Toral était aussi, et l’on serait tenté de dire qu’il était surtout un grand écrivain, tant sa prose est pure et vigoureuse, ses idées nettes, son tour d’esprit d’une exquise élégance. Historien, critique et essayiste aux vastes perspectives, humaniste profond, sa poésie est nourri d’érudition et rien ne lui était étranger; ignoré dans son asile, sa ville natale, la docte et souriante Cuenca.

Fondée en 1557, la ville coloniale espagnole de Santa Ana de los Ríos de Cuenca est construite sur l’emplacement d’une cité inca et c’est une pure évocation du XVIe siècle. Les églises de la Concepción et las Carmelitas ont gardé leurs fastueux décors, des sculptures délicates, des autels recouverts de feuilles d’or et d’étonnantes statues polychromes. Le musée contient de splendides collections d’objets d’art Cañari et Inca, beaucoup provenant des ruines de Tomebamba qui se trouvent à l’intérieur de la ville. Cuenca est un grand centre de tradition culturelle; ville universitaire, ville de poètes, d’écrivains, d’orateurs; ville d’artistes.

Cuenca (130.000 habitants) est la capitale de la province de l’Azuay.

A. Darío Lara

REMIGIO CRESPO TORAL, POETE NATIONAL

Remigio Crespo Toral a publié un essai sur un thème qui lui tient à cœur lorsqu’il s’adresse à de jeunes poètes: la nationalisation (nous l’entendons, ici, au sens large et disons plutôt l’américanisation) de notre littérature. Vieille question transposée depuis longtemps partout où l’on croit voir des horizons nouveaux ou des apparences exotiques, et déjà assez débattues chez nous, quoique encore mal définie. Dès 1886, tout jeune mais conscient de ce qui allait être son œuvre la plus chère, M. Crespo Toral lui-même avait prôné, comme un besoin intime de vérité et comme un gage de sincérité, pour qu’on puisse enfin nous croire, le retour au pays natal, la recherche de sources vierges dans notre terre encore inexplorée. Il reprend maintenant, avec l’ampleur magnifique de son expérience personnelle et de sa vaste culture, l’exposé des idées qu’il a rendues, depuis, vivantes et agissantes, leur donnant corps en des œuvres capitales: Mi Poema, la Leyenda de Hernán et nombre de pièces brèves mais essentielles.
Il serait sans doute intéressant de résumer cet exposé. Mais le fond de la question étant connu, et les arguments particuliers à l’auteur empruntant leur force surtout au don vivifiant du style, je crois plus pertinent de dire ici un mot du maître dont l’autorité confère un si grand poids aux convictions de ses partisans. Son nom n’est peut-être pas familier au grand public. Il évoque chez certains lecteurs bien informés le souvenir de deux ou trois livres remarquables, d’une frappante supériorité d’esprit et d’une extraordinaire pureté de langue, livres apparemment faits pour durer –et entrés en effet d’emblée dans l’histoire littéraire de l’Amérique. Mais pour d’autres il n’est que le nom d’un illustre inconnu. A la différence de tant de commis-voyageurs de leurs propres productions, ce grand lettré fervent et assidu, auteur d’une douzaine de volumes, en prose et en vers, n’en a publié que trois ou quatre, cédant aux prières instantes de ses amis: encore les a-t-il publiés à Quito, à Cuenca, dans des conditions singulièrement contraires à leur diffusion. Le reste, il le laisse épars, enfoui en des publications occasionnelles ou en de petites revues locales. Dédain, orgueil de solitaire? Non. Détachement naturel, négligence prodigue et insouciance, mais aussi le fait d’une âme plus haute que ses œuvres, insensibles aux vanités personnelles.
S’il avait voulu saisir sa chance, une publication plus appropriée et plus large de Mi Poema (1885) aurait suffi à le faire appeler depuis lors le Nuñez de Arce Américain, sans que la part, minime, superficielle d’imitation, excusable dans une œuvre de début, eût pu obscurcir la révélation d’un talent de même nature et d’un art aussi puissant que celui du maître qui achevait alors de conquérir le monde hispanique avec Idilio, La Pesca, Maruja; ces essais de poésie naturaliste adroitement idéalisée. Le jeune montagnard des Andes avait déjà, à l’époque, chanté d’instinct des scènes et des paysages de chez lui, les colorants d’une poésie qui étonnait par cela seul qu’elle était naturelle et propre, faite d’émotion intime en même temps que commune à tous les siens, et des réalités immédiates, sensibles à tous et à peine, délicatement, transfigurées: souvenirs d’enfance. Noëls rustiques, travaux des champs, premiers émois. On sentit tout de suite autour de lui qu’un poète était né et que sa poésie sortait des choses et de l’âme, conjointement, et non des livres, soit classiques, soit romantiques. Dans d’autres conditions, moins isolantes, l’écho de son chant natal eût été, qui sait, porté, multiplié par un de ses élans unanimes que nous avons maintes fois vu traverser le continent, révélateurs d’une sensibilité pareille, frémissante et attentive, quoique sujette encore à amplifier des engouements inconsistants. Sa gloire aurait fixé de bonne heure un des instants les plus précieux de son inspiration spontanée, au détriment peut-être d’autres dons plus savants et plus virils: son silence fécond a mûri en paix, en profondeur, toute sa riche nature poétique.
Epanoui en toue liberté, son talent reflète sa vie, son caractère. C’est une figure mistralienne. Je n’ai pas l’honneur de le connaître. Un jour j’irai, j’espère, lui rendre hommage dans son «buen retiro» (sa paisible retraite), perdu entre deux chaînes de montagnes abruptes, d’où il couvre d’harmonies et ennoblit d’intelligence une terre à moitié inculte et, jusqu’à lui, sans âme propre: symbole qui répand l’assurance de la grandeur spirituelle toujours possible même au milieu des contrés à demi sauvages. Sa ville natale, qui lui doit un lustre nouveau, la docte et lyrique Cuenca, asile de la pensée studieuse et de la culture désintéressée lui sert de cadre approprié. Plus d’une fois elle l’a vu descendre, enflammée de chants tyrtéens dans le tumulte de la place publique, où elle lui a ceint le laurier. Le poète civique a en lui la même ardeur puissante et concentrée des maîtres, de Quintana, et de Nuñez de Arce –auxquels il ressemble par plus d’un côté et des plus nobles, et desquels il ne diffère violemment que par sa méfiante horreur de l’esprit révolutionnaire. Mais on dirait qu’il n’aime vraiment que la perfection sereine et la paix de l’âme. Ce gentilhomme campagnard, poète bucolique à la fois chrétien et classique, romantique même, dans une mesure très personnelle, révèle mieux ce mélange heureux de sa nature parmi ses vallées et ses villages. Il a comme donné le baptême -les baignant de poésie chrétienne quelque peu idyllique, d’émotion catholique ardente et ingénue-, devant les beautés du culte dans ces décors grandioses ou barbares des montagnes andines, en composant enfin sous le signe des muses savantes, une sorte de royaume mystique et pastorale. C’est l’atmosphère de Mi Poema, qu’il appelle le sien par excellence. Et c’est sa vie. Mais il y a d’autres aspects. Quand j’irai le voir, je le rencontrerai peut-être revenant à cheval des labours. Je reconnaîtrais sans hésitation ce vieillard de fière allure castillane, encore robuste et beau, et j’aimerai tout de suite sa mâle candeur et sa bonté souveraine. Il me dira les beautés de sa chère contrée et de la vie des champs, qu’il sait voir d’un œil virgilien et reproduire d’un pinceau aérien. Que de nombreux soirs déjà il a dû revenir en effet par ces sentiers coutumiers, tout environné et suivi des vers, des strophes tournoyantes, comme des essaims levés du sein des choses à son passage, se faisant et se défaisant dans son esprit musical dans une ronde presque insaisissable. En mettant pied à terre dans le grand patio il ne court pas fixer sur le papier ces vers ailés qui le suivaient par le chemin crépusculaire: ils réapparaissaient sans doute le lendemain, dorés par le soleil nouveau, et nous les trouvons maintenant dans ses géorgiques et ses idylles immortelles. Pour le moment, il s’attarde à causer avec ses gens. Vraiment, c’est l’heure patriarcale comme il y en a tant encore là-bas, grâce aux antiques mœurs espagnoles qui persévèrent dans les campagnes. Mais la nuit venue, de sa lampe vigilante jailliront du sein des livres magiques, les mondes morts ou lointains, les vies disparues ou rêvées: Grèce, Rome, l’Inde, l’Espagne et les grands siècles, et tous les mythes et tous les problèmes de la Destinée. Car ce poète qui a, en tant que poète même, le goût de l’histoire et la passion des perspectives humaines qui ouvrent sur l’infini, a beaucoup lu, a tout compris, tout médité. Du coin perdu dans un repli de ses montagnes, il s’élève, il s’évade, il vit dans l’universel. S’il rétrécit le cercle des prédilections lyriques, ce n’est pas médiocrité d’inspiration, par attachement instinctif et par esprit de clocher. C’est son inveni portum salutaire, la conviction de l’homme pour qui la littérature ne doit pas être une simple vue de l’esprit, mais un lien vivant de l’âme avec les choses qui font partie de notre être particulier, qui nous appartiennent de naissance, les seules que l’on pénètre et l’on aime vraiment. Nul donc mieux que ce parfait humaniste ne pouvait embrasser la question du double point de vue, universel et local, où il faut se placer pour en bien saisir tous les aspects et tous les rapports. Celui qui ne connaît que son village ne connaît pas son village et ne se connaît lui-même; mais le voyageur éternel, qui sans cesse change de pays, ne trouve auprès de lui que son ombre. Il faut quelque chose qui nous tienne, cependant que tout s’écoule en nous comme devant nous. Rien de plus ample et de plus élégant d’ailleurs que cette sorte de mouvement en spirale par lequel notre poète, libéré, monte à l’amour et à la contemplation de l’abstrait et du général, et revient, comme captif d’un charme, retremper son esprit dans la réalité plus consubstantielle des choses qu’il ne peut aliéner. Et qu’est-ce-à-dire? Malgré son exhortation et ses préférences, les différents genres de poésie: universelle, nationale, personnelle, trouvent auprès de lui, et dans son œuvre elle-même, une justification suffisante. Pour mon goût, en ce qui le concerne, j’arriverais presqu’à mettre au-dessus de ces poèmes du terroir, ces méditations poétiques et ces tableaux où la force dramatique de l’histoire, le malheur ou la passion du génie donnent à sa conception une hauteur que rien de local ou personnel ne limite. Son «Dante», son «Mozart», la série des «Immortels» et des «Génies», toutes ces compositions de synthèse critique et poétique avec lesquelles il compose à sa manière une «Légende des Siècles» plus ramassée et marque comme les jalons du destin, se relisent avec un intérêt plus permanent que son poème romanesque «d’Hernán», par exemple, malgré qu’il y ait versé avec une force descriptive et lyrique extraordinaire l’essence de la vie particulière de son pays et de sa génération. Ces récits semblent appartenir, malgré l’excellence de l’exécution, à une littérature de curiosité, épisodique et relative, d’ordre inférieur comparé au vol soutenu et majestueux de son esprit au-dessus des âges.
Ces poèmes sont, les uns et les autres, l’œuvre d’un grand poète, mais c’est le talent et non la matière ou le sujet qui en fait la valeur intrinsèque. Il est à souhaiter qu’une édition courante les mette à la portée de tous.
Si le poète croit qu’il a laissé peut-être passer son heure, c’est sans regret. Quand cela serait, multa renascentur… Au surplus, sous sa tête chenue son cœur lyrique bourdonne encore comme au temps de sa jeunesse et ses vers chantent toujours avec la même pureté d’accent la constante inconstance des saisons.

Gonzalo ZALDUMBIDE

* A. Darío Lara, Ambassade de l’Équateur en France. Publication de l’Ambassade N°9: novembre-décembre 1969; pp. 4-5 et 7. Cet article est illustré par les photos Ortiz de: Remigio Crespo Toral, Gonzalo Zaldumbide, Palais de la Municipalité de Cuenca, sa cité universitaire, du Parc Calderón, sa nouvelle cathédrale, ainsi que de la colline de Turi et du Lac de Gurocucho, situés près de Cuenca.

 

– LE VRAI VISAGE DE L’EQUATEUR… * 

A l’occasion de la publication d’un livre célèbre sur le Vatican, œuvre d’un écrivain français très connu, je me rappelle d’une observation pleine de malice et d’élégance d’un critique romain. «Il y a plusieurs façons de visiter une maison, un palais: on peut y entrer par la porte principale et admirer immédiatement ses trésors, ses chefs-d’œuvre. Il est possible également de s’y introduire par les égouts. Ne voir que ces lieux, ne rester que dans ces lieux serait une grave erreur».
C’est ce qui malheureusement arrive très souvent à des voyageurs, journalistes, cinéastes…, qui, en quelques jours, amoncellent tout ce qu’il y a de misérable, de déplaisant, de négatif sur une ville, sur un pays. L’Equateur n’a pas échappé, hélas! à ces amateurs d’égouts. Par bonheur, au cours des siècles, ce pays, sa merveilleuse capitale ont aussi été visités par des gens sensés, intelligents qui nous ont laissés des pages extraordinaires sur les beautés de sa nature, son art ancien et moderne, ses habitants avec leurs problèmes et leurs difficultés, mais aussi avec leurs efforts pour les résoudre. Rappelons quelques pages de ces voyageurs.
Après avoir escaladé les sommets des Andes, devant ce paysage merveilleux de la vallée équatorienne, Charles-Marie de la Condamine (l’un des savants de la célèbre Mission Française qui visita l’Equateur en 1736), écrivait:
«Je me croyais transporté dans l’une des plus belles provinces de France… J’ai vu pour la première fois des fleurs, des bourgeons et des fruits sur tous les arbres; j’ai vu semer, labourer et récolter la même journée, au même endroit».
A cette même époque, Dinisio de Alcedo dans sa description de Quito, ville située sur la ligne équinoxiale, rappelait:
«Et où les jours et les nuits ont toujours la même durée, formant un printemps ininterrompu pendant toute l’année».
Puis, heureux de la douceur de son climat, de la clémence des saisons, il l’appelait: «La siempre verde Quito» (Quito, la toujours verte).
Malgré les énormes difficultés dus aux transports, arrivèrent en Equateur, au cours du XIXe siècle, d’innombrables visiteurs européens. En 1862, Ernest Charton, frère d’Edouard Charton, membre du Conseil d’Etat -alors qu’il n’existait encore ni l’avion, ni le chemin de fer, ni les routes- eut l’occasion de visiter ce pays et d’y voir ses caractéristiques, ainsi que ses bons et mauvais côtés. Il a écrit dans ses mémoires: «Quito, République de l’Equateur», les lignes suivantes:
«Je ne perdrai jamais le souvenir de ce que j’éprouvai en entrant dans cette imposante solitude. Une lumière incertaine, verdâtre y confondait les objets et leur donnait une forme vague et fantastique; je marchai ému et ravi comme dans un de ces pays imaginaires qu’on voit quelquefois en songe; une atmosphère vaporeuse communiquait à mes membres fatigués de la chaleur, du soleil, un bien-être inexprimable; j’aurai voulu m’arrêter, rêver, recueillir: mais de toutes parts la nouveauté et l’étrangeté des objets m’attiraient; de pittoresques accidents de terrains, des collines, des gorges profondes diversifiaient la scène sans rien lui ôter de sa grandeur. Qui oserait tenter d’esquisser en quelques lignes des impressions si extraordinaires, dont l’esprit troublé a tant de peine à se rendre compte et qui, avec les années, ne font que s’accroître et se multiplier dans la mémoire! …
… Quito, assise sur le plateau des Andes, entre les deux cratères du volcan de Pichincha, cette ville domine les cours d’eau et les grands bassins des deux versants qui descendent dans le Pacifique et dans l’Atlantique. Si cette région centrale de l’Equateur était plus peuplée, si l’on savait en développer les ressources de tout genre, Quito pourrait devenir la souveraine de l’Amérique méridionale…
Quito néanmoins a des attraits naturels qui en rendent le séjour digne d’envie, un air pur, un site admirable, une température douce et agréablement rafraîchie par la brise des montagnes, une abondance et une variété de vivres extraordinaires…
Enfin et surtout, l’aménité des habitants, leur humeur bienveillante et hospitalière…
En somme, Quito serait peut-être l’une des villes les plus charmantes… La population quiténienne est un sujet d’étude intéressant. La noblesse des types, la variété des costumes, le bon goût inné qui, jusque dans les classes inférieures, préside à la coupe des vêtements et à l’arrangement des couleurs, forment un ensemble pittoresque et harmonieux à la fois; nulle part, même chez les races les mieux douées, je n’ai trouvé à un égal degré le sentiment artistique».
Le vicomte René de Kerret, après avoir passé une semaine parmi les «Quiteños», en 1853, écrivit dans son Journal de Voyages:
«Nous dûmes faire nos adieux, ayant de profonds serrements de cœur, je vous assure, d’avoir été aussi bien reçus… Toute la jeunesse de Quito qui nous avait fait si bon accueil voulut nous témoigner ses regrets en nous accompagnant. Nous prîmes donc congé de notre cher ambassadeur et ambassadrice les larmes aux yeux».
Et à bord de son bateau, de retour en France il termine son chapitre par ses mots:
«Le paquebot partit quelques heures après son arrivée et le soir nous voguions sur ce bel océan Pacifique, laissant partout, dans ce charmant pays de vrais amis et amies».
Nous pourrions citer encore des noms d’illustres voyageurs du siècle dernier et d’admirables pages sur la vie et les hommes de l’Equateur. Mais, nous préférons rappeler quelques noms de notre siècle.
Il serait impossible dans un seul article de présenter tous les éloges qu’ils ont écrits sur l’Equateur et sur Quito, en particulier. Le marquis de Lozaya a dit:
«Parmi les villes éparpillées sur les vastes Espagnes d’Amérique, il semble qu’il y en ait certaines sur lesquelles une espèce de bénédiction divine s’ést répandue, qui les font propres à devenir des foyers de spiritualité, sensibles aux palpitations de l’histoire. Ce sont des villes qui, comme on dit de quelques personnes, ‘tienen angel’; un je ne sais quoi les rendant favorables aux rêves des artistes et des poètes profondément pénétrés d’humanité… Ainsi par exemple: Mexico, Guatemala, Quito et Cuzco, centres d’où rayonne tout l’art hispano-américain… Eh bien! Quito est sans doute une des villes les plus favorisées par cette influence angélique!».
Pedro Salinas, l’un des plus grands poètes espagnols de ce siècle, après avoir fait en 1947 un voyage à travers les pays hispano-américains, fier d’avoir trouvé tant de culture et d’art, confiait dans une lettre à son ami l’écrivain Damaso Alonso:
«Que l’Espagne est grande… Je viens de rentrer d’un splendide voyage de conférences en Amérique du Sud. Que de choses j’ai vues! Quels paysages grandioses, quelles villes, quelles églises, celles de Quito surtout, et quels gens! On en retient la même émotion, toujours: que l’Espagne a été grande et avec quelle joie, quelle assurance nous pouvons marcher à travers ces pays des Andes!».
Le professeur espagnol Jaén Morente a écrit: «A Quito on trouve pendant l’époque coloniale la synthèse de l’art hispanique; Quito fut la véritable capitale de l’art américain avec laquelle seul le Mexique peut rivaliser». Et l’artiste italien Giulio Sartorio, à cause du développement de l’ «Escuela Quiteña» et des artistes locaux, n’a pas hésité à appeler Quito: «Le cœur de l’Amérique Latine».
Ernesto La Orden, grand diplomate espagnol et critique d’art, après avoir séjourné deux ans à Quito, écrivit un livre admirable. Son Elogio de Quito, est une œuvre merveilleuse d’art et de poésie qui nous révèle aussi un homme au grand cœur et un écrivain important. Lisons ces lignes:
«Quand on vit perpétuellement à plus de 2800 mètres d’altitude, il n’est pas exagéré de penser que l’on se trouve aux portes du ciel… Quito est une ville merveilleuse, chef-d’œuvre des mains de Dieu et de l’Espagne. L’artiste divin créa un admirable écrin naturel et, en pensant à lui, l’Espagne tailla amoureusement un joyaux d’urbanisme… Quito, porte andine des cieux, joyau d’art catholique, c’est l’orgueil des Equatoriens, un objet d’admiration universelle… Ah! les églises de Quito, vraiment dignes du ciel! Elles sont plutôt petites, intimes et ardentes, jolies comme des bijoux, comme si elles étaient les résidences particulières des bienheureux… Quito, porte du ciel au sommet des Andes… ».
Le grand savant et maître Paul Rivet, si étroitement lié à l’histoire de l’Amérique Latine de ce siècle; spécialiste incomparable des cultures précolombiennes, nous mettait déjà, il y a quelques années, en garde contre ces voyageurs trop pressés, ces auteurs de livres sans documentation sérieuse, des films tendancieux et «gauchisants» et qui faussent la réalité. Paul Rivet disait donc:
«Beaucoup d’Européens quand ils parlent de l’Amérique sont victimes de l’échelle différente des cartes qui représente dans leur atlas le vieux et le nouveau continents… Plus grave que cette erreur, en partie explicable sinon excusable, est l’idée que se font les Européens et les Américains du Nord de l’Amérique Latine et de ses habitants. Le cinéma en est en grande partie responsable, mais la responsabilité incombe surtout aux livres qui précisément ont la prétention de faire connaître le milieu et les êtres de ce continent. La plupart ont été écrits, à la hâte, par des voyageurs superficiels, qui, après un séjour d’une ou deux semaines dans l’une quelconque des républiques américaines, après avoir contemplé le paysage du haut d’un avion ou de la portière d’un train, après avoir recueilli quelques propos plaisants parmi leurs compagnons d’hôtel, presque toujours leurs compatriotes ou parmi les résidents européens, plus ou moins aigris par quelque déception en terre étrangère, ou encore dans les salons diplomatiques, se croient autoriser à confier leurs impressions. Même lorsque ces auteurs sont bien informés sur un pays déterminé, ils ont la fâcheuse tendance à généraliser leurs observations comme si elles valaient pour toute l’Amérique Latine. Il n’y a rien de plus absurde, de plus prétentieusement vaniteux que ces extrapolations. Que dirions-nous d’un étranger qui, après avoir passé quelques jours, voir quelques semaines à Marseille ou à Berlin, écrivait un livre sur l’Europe, la mentalité de ses habitants et l’avenir de notre continent? L’immense majorité des livres sur l’Amérique donne une idée faussement simpliste d’un monde qui est, au contraire, extrêmement complexe…».
André Sernin, journaliste, après un long voyage, écrivit pour «Combat», de Paris, sous le titre «L’Amérique du Sud à vol d’oiseau», quelques chroniques très réalistes et attachantes sur l’Equateur, sans cacher d’ailleurs, ses problèmes et en particulier celui de l’indien. Lisons ces lignes:
«Les nuages dissimulent les grands volcans qui entourent Quito. C’est bien dommage! La vallée, très verte, est d’allure alpestre. La température, quoique cette fois nous soyons à quelques kilomètres près, sur la ligne de l’Equateur qui a donné son nom au pays est tempérée, presque fraîche à l’ombre, car nous sommes à l’altitude de deux mille huit cents mètres, intermédiaire entre celle de Mexico et de Cuzco… Sans passer par le centre de la ville, le taxi me conduit à l’hôtel Quito où l’agence a payé ma chambre pour cette nuit. Cet hôtel, justement célèbre, est un des plus confortables de toute l’Amérique… J’avais prévu de ne séjourner à Quito qu’un seul jour et de repartir dès demain pour Paris, via New York… Quatre jours, même bien remplis, c’est peu pour connaître un pays, même s’il s’agit de l’Equateur; c’est assez pour sentir que ce pays est un des plus attachants qui soient: plus petit, plus archaïque, plus provincial que l’immense Pérou, moins âpre, moins inhumain que la Bolivie, pays de contrastes extrêmes entre la côte tropicale et l’intérieur montagneux et de la plus extraordinaire collection de volcans qui existe sur la terre, l’Equateur a été pour moi la plus agréable découverte de ce voyage» (Combat, Paris, 2-9-1966).
«Quito est pleine de Dieu, ce qui lui donne cet aspect fragile et sage qui défie tranquillement le temps» a écrit l’explorateur et actuel membre de l’Assemblée Nationale, Bertrand Flornoy. Pensée qui confirme cette dernière: «Quito est le jardin des Andes et tout espagnol reconnaît en elle la Tolède des Andes» comme le dit Paul Gache, conseiller technique de l’Office Français d’Informations Culturelles, qui a écrit une série de magnifiques articles dans: «Présence de la France en Equateur» (Paris 1956).
A une époque où les moyens de transport facilitent tellement les voyages et où la presse, la radio et la télévision ont une telle influence, nous le voyons trop fréquemment dans une ville comme Paris, des articles, des commentaires et même des livres et des films qui donnent des pays latino-américains une idée souvent fausse, si ce n’est choquante et même offensante. Répondre à tous ces articles serait impossible et, réflexion faite, inutile. Plutôt que de répondre à ces gens de mauvaise foi, il est préférable de lire des articles comme ceux dont nous venons de donner des extraits et que l’on pourrait multiplier sans fin. A tant de commentaires et de publications qui parfois manquent d’honnêteté, nous préférons les impressions d’hommes comme A. Dauphin-Meunier, un Français sincère qui se rendit plusieurs fois à Quito, y prononça des conférences, parcouru le pays dont il connaît la langue, grâce à quoi il put entrer en contact avec des personnes de toutes les classes sociales. Malheureusement il n’a pas écrit de livres, mais en tant que directeur de la revue les «Etudes Américaines», il consacra un numéro (LII-1955) à l’Equateur. M. A. Dauphin-Meunier, professeur et économiste, critique d’art et homme de grande culture, possède la noblesse légendaire des vrais Français; il a étudié notre pays du point de vue économique, artistique, historique, culturel… Comme synthèse de ses observations et, en parfait accord avec tous les illustres voyageurs des siècles passés, il a écrit ces lignes:
«L’Equateur séduit les artistes. Les villes sont belles, nobles et accueillantes; qu’il s’agisse de vieilles cités construites par les Espagnols sur l’emplacement même des agglomérations indiennes dont l’origine lointaine nous demeure encore inconnue, ou des villes rebâties à neuf comme Guayaquil. Aucune n’est déshonorée par ces immeubles à prétention de gratte-ciel, accumulation de verre, de ciment et de ferraille, vite rouillée qui sont la lèpre de toute l’Amérique, de Chicago à Buenos Aires. Ce sont des villes où l’on peut flâner, rêver, se promener, assuré qu’on est à chaque instant d’avoir l’œil attiré par une œuvre d’art, un contraste de couleur, une silhouette ou un spectacle pittoresque. Ces villes sont des musées par elles-mêmes, mais elles possèdent en outre, quelques-uns des plus notables musées du monde, en particulier le musée Jijón et le musée d’art colonial à Quito… L’étranger qui par la route, le chemin de fer ou l’avion arrive pour la première fois à Quito, si abondante et variée qu’ait été son information préliminaire, demeure frappé d’étonnement et d’admiration. Ces mouvements de l’âme, il les ressentira encore à quelque connaissance nouvelle qu’il aura d’une ville, d’un village ou d’un site de l’Equateur, qu’il suive cette allée de volcans géants couverts de neige qui s’étend de Tulcán à Loja, épine dorsale du pays, qu’il fréquente les plages et les baies de la Côte ou qu’il s’aventure vers l’Orient dans la sylve pré- amazonienne. Toute sa vie, il demeurera hanté par l’Equateur et il n’aura cesse d’y revenir. Il est peu de pays qui fassent sur le voyageur étranger une impression aussi profonde et durable que l’Equateur…». («Les Etudes Américaines», Cahier LII, 1955, page 15).

* A. Darío Lara, Ambassade de l’Équateur en France. Publication de l’Ambassade N° 12: juin-juillet-août 1970; pp. 4-5 et 8. Cet article est illustré par des photos de:

– Quito, vue du couvent de San Francisco sur la place de l’Indépendance.
– Le Cotopaxi, éternellement enneigé, domine la Cordillère des Andes.
– Quito, l’arc de Carondelet, la place de l’Indépendance et le Palais du gouvernement.
– Ici passe la ligne équatoriale, au fond la cime du Pichincha.
– Le lac Cuicocha, près de Quito, au fond le mont Imbabura.
– A Guayaquil le monument érigé à la gloire de Simón Bolívar et de San Martín.
– La Compagnie de Jésus, vue depuis le couvent de San Francisco. – Les apôtres par un artiste inconnu dans l’église Asunción del Carmen.
 

– ALFREDO GANGOTENA, POETE EQUATORIEN ET FRANҪAIS*

S’adressant le 20 avril 1964 au Comité «France-Amérique», M. Carlos Tobar Zaldumbide (A), alors brillant Ambassadeur de l’Equateur à Paris, qualifia de: «… cas singulier, intime, presque personnel, de ce que peut-être la compréhension entre des hommes les plus éloignés par la géographie et, souvent, combien près par l’esprit. Il s’agit, dans l’occurrence, d’un homme de l’Equateur et de quelques maîtres français, unis au niveau le plus haut; mieux encore, au niveau le plus subtil et visionnaire de tous et, par suite, le plus humble: celui de la poésie» (B). Avec cette introduction, l’Ambassadeur Tobar Zaldumbide présenta le cas du poète Alfredo Gangotena.
Tous les critiques sont unanimes à signaler le cas exceptionnel d’Alfredo Gangotena dont la vie et l’œuvre peuvent être assimilés aux noms prestigieux de: Lautréamont, Supervielle et Laforgue, poètes nés en Uruguay, et dont l’œuvre écrite en français marque notre siècle d’un éclat particulier. Tel fut le cas aussi des poètes Milosz, Moréas, entre autres, qui, bien qu’originaires de pays différents, acquirent une renommée par leur œuvre écrite en français.
Lors de la naissance d’Alfredo Gangotena, à Quito, en 1904, les lettres équatoriennes connaissaient une profonde transformation. Après une longue stagnation qui prolongea un romantisme décadent, la voix de la rénovation se laissa entendre au sud du continent. Cette voix était celle d’un jeune poète né au Nicaragua, Rubén Darío, qui devait s’imposer en tant que chef de file de l’école moderniste. Son message, après avoir conquis les lettres du continent hispano-américain, devait arriver en Espagne et gagner des adeptes parmi les plus notables représentants de la «génération de 98», marquant ainsi un changement dans les destinées de la poésie castillane de ce siècle.
Les écrivains, les poètes nés en Equateur au commencement de ce siècle reçurent, d’une manière ou d’une autre l’influence, du modernisme. On doit distinguer deux générations bien distinctes et remarquables. La première autour de 1920, celle qu’un écrivain a désignée comme la «génération décapitée», formée par un groupe de quatre poètes: Arturo Borja, Ernesto Noboa, Humberto Fierro et Medardo Angel Silva. Avec ces poètes, comme l’a dit le critique Benjamín Carrión: «la mort s’était approchée trop près de nous». Leur œuvre profondément influencée par les poètes «maudits» de la génération de Verlaine, marqua d’un caractère essentiel et définitif la poésie équatorienne des années 20.
A ces poètes marqués par la hantise de la mort, succédèrent d’autres poètes que le même critique qualifia de: «poètes de la résurrection»; de même, ce groupe fut formé par quatre grands poètes, dont deux sont encore vivants: Gonzalo Escudero et Jorge Carrera Andrade; et deux sont déjà morts: Miguel Angel León et Alfredo Gangotena. Leur œuvre radicalement différente donne à l’Equateur une dimension universelle.
Nul doute que parmi ces quatre poètes, la poésie d’Alfredo Gangotena, par des circonstances, que nous allons souligner, revêt des caractéristiques essentiellement différentes. En effet, Alfredo Gangotena, né le 19 avril 1904, s’installa à Paris dès 1920; dans cette ville il passa son baccalauréat et après une année d’architecture il préféra suivre l’Ecole Nationale Supérieure des Mines et y obtînt son titre d’ingénieur. Gangotena cultiva ainsi, en même temps que la poésie, les mathématiques pour lesquelles il était particulièrement doué, ainsi que les sciences. Cette double vocation artistique et scientifique marqua donc profondément l’essence même de sa poésie; influence qui se traduit déjà dans les titres de quelques-uns de ses livres. Ainsi il appela Orogénie son premier ouvrage qu’il publia à la N.R.F, en 1928. Dans ces poèmes, la critique française reconnut un poète de grande classe. «Dès le commencement Gangotena se plaça en première ligne dans la jeune poésie française», écrivit Jules Supervielle et Jean Cocteau déclarait au poète équatorien: «Gangotena, vous avez du génie. C’est quelques fois dommage, toujours merveilleux. Ne dites à personne notre projet de gloire. Je m’en charge».
Son long séjour à Paris permit à Gangotena d’avoir des contacts très amicaux avec tout un groupe admirable des lettres françaises, dont: Jean Cocteau, Max Jacob, Paul Claudel, Jules Supervielle, Henri Michaux, Jacques Maritain, pour ne citer que les plus connus. Gangotena échangea une correspondance encore inédite avec quelques-uns d’entre eux, ce qui nous permet d’évaluer la haute idée et l’estime que ces grands écrivains français avaient pour le poète équatorien. La publication de chaque livre de Gangotena est saluée avec enthousiasme par ces illustres amis.
Dans les «Nouvelles Littéraires» du 22 septembre 1928, Jean Cassou écrivait ces lignes après la publication d’Orogénie: «Ce jeune Américain du sud possède le plus riche vocabulaire français et se livre avec une fantastique aisance aux rapprochements les plus inattendus… la poésie de Gangotena c’est de la belle et sonore musique de piano, et son auteur est de la lignée des plus grands virtuoses».
Rentré en Equateur en 1928 en compagnie d’un de ses meilleurs amis, le poète Henri Michaux (qui nous a donné comme souvenir de ce voyage son livre Ecuador), Alfredo Gangotena publia à Quito son livre Absence en 1932. Et en 1938, le «Cahier des Poètes Catholiques» de Bruxelles édita: «Nuit» et «Absence».
C’est ainsi que Gangotena écrivit la plus grande partie de son œuvre en français. Mais il publia aussi quelques poèmes, et même son livre Tempestad Secereta (Quito, 1940) en espagnol. Inutile de souligner que la maîtrise de sa langue maternelle est aussi admirable que sa connaissance du français et, dans l’une comme dans l’autre, l’inspiration est aussi forte. Bien entendu, l’essence même de sa poésie faite d’angoisse, de solitude, est d’une originalité qui, comme le dit Supervielle, constitue: «la vraie originalité, celle qui vient des sources mêmes du cœur, d’où jaillissent gravement ces poèmes, sombres et brûlants, souvent difficiles, mais dont les propres ténèbres se reflètent dans ces eaux merveilleuses et donnent un témoignage d’élévation et d’une beauté palpitante».
Si la solitude, le désespoir, l’angoisse dominent cette poésie, nul doute que d’autres caractéristiques soulignées par ces critiques méritent aussi notre attention, et d’abord le caractère grandiose, «héraldique comme la tour mallarméenne, puissante comme l’orgue aux tuyaux pluriels de Paul Claudel, mais plus pure…» écrivit Jean Audard. Notons ensuite, sa grande élévation métaphysique, fruit de son goût pour la philosophie et cet hermétisme, résultat de la densité de son lyrisme et de la richesse de ses facultés exceptionnelles. Mais la caractéristique fondamentale de la poésie de Gangotena, ce qui le distingue des quatre poètes de sa génération, c’est justement ce souffle animé par une profonde angoisse métaphysique et inspiré par une forte architecture philosophique. Le grand philosophe espagnol, David García Bacca, analysant la pensée «gangoteana» écrivit ces lignes: «Triste et solitaire, l’âme du poète lutte désespérément pour trouver des supports théoriques, rationnels -très à la française- et il les cherche dans deux territoires distincts: le physique-mathématique et le philosophique. Etrange, et pour moi inconnue, fusion de relativité et d’existentialisme. Résonnent en harmonie, forgé par le poète, presque forcé par lui, Einstein, Sartre, Heidegger… Son échappatoire et sa perdition dans le Monde, dans un univers espace-temps-lumière-Moi extatique: n’arrivent pas à la libération; ils ne pouvaient y arriver…».
La vie d’Alfredo Gangotena fut brève (il est mort le 23 décembre 1944), ainsi que son œuvre. Telles apparaissent, en quelques lignes, la vie et l’œuvre de ce grand poète disparu très jeune, mais qui a marqué l’un des moments les plus intéressants des lettres équatoriennes. Vie tourmentée, angoissée et toujours à la recherche d’un amour introuvable et qui, dans ce monde, ne put atteindre sa parfaite plénitude. «L’espoir -disait le vieux Héraclite, c’est l’in-espéré»; espérons que la «Llaga de Amor viva» (la plaie vive d’amour) que fut durant sa vie le poète Alfredo Gangotena ait été transformée en «Llama de Amor vivo» (Flamme vive d’amour), comme le souhaitait García Bacca (C).
*A. Darío Lara : «L’Equateur vous attend…», Ambassade de l’Equateur en France, publication de l’Ambassade N° 14, avril-mai 1971; pp. 4-5 et cet article est illustré par les photos Keystone de:
– Jacques Maritain avec cette critique: «Votre poème est d’une grandeur tragique que j’admire beaucoup… Ce n’est pas seulement sa beauté de forme et de violence, sa beauté en quelque sorte minérale qui m’émeut, c’est l’âme qui passe en elle…».
– Portrait d’Alfredo Gangotena par Coloma Silva, 1943.
– Jean Cocteau avec cette annotation: «… Gangotena vous avez du génie. C’est quelque fois dommage, toujours merveilleux. Ne dites à personne votre projet de gloire. Je m’en charge…».

(A) Carlos Tobar Zaldumbide a été un grand ambassadeur et sa mission diplomatique en France a été très remarquée. Pour cela il nous a paru très intéressant de transcrire ce document inédit, les Lettres de Créance qu’il a remises en main propre au Président de la République française, le Général de Gaulle, le 21 décembre 1963, lequel a du être particulièrement sensible à ces paroles:
«Monsieur le Président,
C’est un singulier privilège que de remettre à Votre Excellence les Lettres de Créance qui m’accréditent auprès d’Elle en qualité d’Ambassadeur de l’Equateur.
Des circonstances heureuses confèrent à cet acte une signification qui m’est particulièrement chère: c’est en qualité de Sous-Secrétaire d’Etat aux Affaires Etrangères de mon pays, en 1944, que j’ai eu l’honneur d’intervenir dans la reconnaissance du Gouvernement Provisoire présidé par Votre Excellence qui, alors que l’Europe se débattait encore dans l’incertitude et l’angoisse, faisait face à la tâche historique et exaltante de lutter pour l’honneur et la gloire de la France. Si je me suis permis de rappeler ces faits, c’est bien parce que l’Equateur a été le premier pays d’Amérique Latine, et certainement l’un des premiers du monde, qui a adopté cette attitude, dont le souvenir nous est cher.
Maintenant que la France, guidée par Votre Excellence, a assumé la place directrice qui lui est due dans le monde, le moment est sans doute arrivé où les pays d’Amérique Latine, et particulièrement ma Patrie, traditionnellement unie à la Votre par une culture commune et des idées analogues sur la primauté du Droit, la Liberté et le respect de la personne humaine, s’efforcent d’atteindre une coopération croissante de plus en plus efficace, fondée sur les principes auxquels la France et l’Equateur ont toujours été fidèles: l’égalité juridique des Etats et le respect de leur indépendance nationale.
Telle est, Monsieur le Président, la conviction du peuple et du Gouvernement de l’Equateur. C’est dans cet esprit qu’il m’est donné d’initier la mission dont j’ai été chargée auprès de Votre Excellence. Je suis convaincu que ma décision de travailler en vue de resserrer les liens qui unissent l’Equateur et la France dans tous les domaines, et très particulièrement dans ceux de la coopération technique et économique, trouvera la généreuse compréhension du Gouvernement de Votre Excellence.

Permettez-moi, Monsieur le Président, de Vous présenter les vœux que le peuple et le Gouvernement équatoriens formulent pour la prospérité et la grandeur de la France, pour le succès croissant de son Gouvernement et pour le bien être personnel de Votre Excellence.»

(B) Nous reproduisons en annexe ce très beau témoignage et de grande valeur, puisque M. Carlos Tobar Zaldumbide nous signale: «… et j’eus moi-même le privilège de me compter parmi ses amis».

(C) Nous transcrivons les deux poèmes qui illustrent cet article:

CHANT D’AGONIE * A Julien Lanoë

Le vol arcane, durcit des arbres;
Les mille tonnerres où frémit la Terre

L’ouragan, autour des flammes dans l’éblouissement
de sa colère,

L’ouragan, avec ses voix, déchirant la soie des fleurs
Et dans l’espace s’écriant :

O nuit je m’en souviens:
Jadis, au clair des astres, j’ai bien connu
Son corps de grâces et de beauté,
Son corps lesté d’amour, au bord des flammes,
m’étreignant dans ma fluide éternité».

CARÊME
A Pierre-André May

Ores qu’une force étrange me fait claquer des dents,
Qu’un sifflement océanique de trombe me brise les yeux:
Dans mon âme vente l’écho d’une voix profonde.
Solitudes d’un monde abstrait,
Solitudes à travers l’espace mélodique des cieux,
Solitudes, je vous pressens.

O Pascal:
L’esprit d’aventure, de géométrie,
En avalanche me saisit,
Et ne suis-je peut-être que l’acrobate
Sur les géodésiques, les méridiens!
Mais comme toi jadis, petit Blaise,
A la renverse sous les chaises,
En grand fracas, je ronge les traversins.

O nuptiale saison de l’épousée!
La pentecôte des feuilles d’automne enlumine les carreaux,
Souvenir! O patiente et douce mémoire vivifiant ses eaux.
Dans l’amoureuse et chaude enceinte des rideaux.
O battement vertigineux
De ces ailes sous les tempes,
Ombre interne de mes mains!
Route solaire de la ma puissance.
Et route du pain: l’épi violent.
Les prunelles avides de l’écolier se consument à l’ombre des greniers;
Les gouttières sèment leurs glaïeuls de cristal,
Et toute la grange succombe à la grâce de Dieu.

[…]
Brisez-vous, portes: le jour qui vient de naître
Flambe en la feuille limpide de la fenêtre.
La lune déjà s’éteint aux brises du monde:
Hâte-toi,
O mon âme et réveille, dans l’octave de ton chant,
Le florilège de la prairie!
Comme ils boivent, au fil de l’ombre, les versants et les vallées,
Comme ils s’abreuvent de ces lymphes jaillissant à même l’entraille métallique du roc:
Je me désaltère à la gourde du ventriloque.
Ah! même sous la menace des signes sidéraux,
Fuis donc, ami -enjambe les monts et les ténèbres-

Même au risque de périr
Dans la braise foudroyante des vitraux!
Ecoute! entends comme grince au loin le carrefour:
Genèse de ton souffle,
Clavier du voyageur.
[…]

* Alfredo Gangotena Orogénie. Editions de la Nouvelle Revue Française, Paris 1928; pp. 82 et 11 et 15-16.

Annexe: Le poète GANGOTENA
Trait d’Union Inconnu de l’amitié Franco-Equatorienne 

Par S. Exc.
M. Carlos TOBAR ZALDUMBIDE
Ambassadeur de l’Equateur

Au printemps dernier, le Comité France-Amérique, sous la présidence de M. Edmond Giscard d’Estaing, Membre de l’Institut, organisa, conformément à la tradition de ses réceptions diplomatiques, un diner en l’honneur de S. Exc. l’Ambassadeur de l’Equateur et de Mme Tobar Zaldumbide, M. Jacques Chastenet, de l’Académie Française, Président-adjoint de France-Amérique, qui accomplit au cours des récentes dernières années, un voyage en Equateur dont il conserve un chaleureux souvenir lui exprima la bienvenue du Comité. Nous reproduisons ci-dessous la réponse S. Exc. l’Ambassadeur Carlos Tobar Zaldumbide, une belle et charmante page d’histoire, de littérature et d’amitié franco-équatorienne.

Je devrais vous entretenir – très brièvement d’ailleurs – de divers aspects de mon pays, l’Equateur, faits pour vous intéresser et qui sont à l’ordre du jour dans la vie fiévreuse que vivent les relations internationales. Je pourrais, par exemple, devant cette assemblée brillante de représentants de la culture, la science et la technique de la France, tâcher de vous dire les objectifs de ma Patrie dans ces domaines, désireuse de développer sa jeune richesse potentielle, la fertilité exubérante de son sol, la force de sa nature et, aussi, de travailler pour le triomphe de son idéal de paix et de fraternité, de sa foi dans les valeurs permanentes de la civilisation occidentale et chrétienne. Je pourrais, peut-être, essayer d’esquisser notre position en Amérique, les lignes invariables de notre conduite internationale dans ce continent et envers le monde qui, d’ailleurs, ne diffèrent guère de celles qui sont chères à la France; le respect du Droit, l’horreur de la force comme moyen de solution des conflits internationaux, la mise en valeur de l’être humain, de ses droits, de sa dignité, de sa liberté. Finalement, je pourrais, encore, évoquer tels passages de notre histoire jalonnés de la présence française, par la science qu’elle y a répandue, par la culture qu’elle y a créée, depuis quelques deux cents ans, lors de mémorables missions, comme celle de Charles-Marie de la Condamine, qui vient en Equateur mesurer une portion de l’arc de méridien terrestre. Tous ces sujets, et bien d’autres encore, ne manqueraient certainement pas d’attirer votre bienveillant intérêt.
Vous saurez, cependant, m’excuser – j’en suis sûr – de vous ménager ce soir et de faire une halte dans ce voyage, pour me permettre de découvrir devant vous un cas singulier, intime, presque personnel, de ce que peut-être la compréhension entre des hommes les plus éloignés par la géographie et, souvent, combien près par l’esprit. Il s’agit, en l’occurrence, d’un homme de l’Equateur et de quelques maîtres français, unis au niveau le plus haut; mieux encore, au niveau le plus subtil et visionnaire de tous et, par suite, le plus humble: celui de la poésie.
Le grand philosophe Heidegger nous dit quelque part que les poètes produisent le témoignage de ce que l’homme est. Et nous allons voir ce que des poètes de France et de l’Equateur témoignent sur l’identité de l’âme humaine.
Entre 1920 et 1930 un jeune équatorien vivait à Paris. Il obtint brillamment son diplôme d’Ingénieur à l’Ecole des Mines et trouva, en même temps, le moyen d’écrire, en français, quelques livres d’excellente poésie dont un, au titre somptueux d’Orogénie, fut publié par la Nouvelle Revue Française. Il se déplaçait dans l’esprit tourmenté de sa génération intellectuelle. Il chantait l’angoisse, la solitude, la nostalgie, le désespoir. C’était l’ami de Cocteau, de Max Jacob, de Claudel, de Jouhandeau, de Supervielle; à Quito, et j’eus moi-même le privilège de me compter parmi ses amis. Voilà pourquoi, j’ai eu accès à la nombreuse correspondance personnelle avec ses amitiés de France, qu’il entretint sa vie durant, et j’ai cru qu’il vous serait intéressant de connaître quelques brefs extraits des lettres que lui adressèrent souvent ces personnages désormais illustres. Elles portent le signe de la bienveillance, de l’admiration; elles sont parfois espiègles et charmantes, parfois désenchantées, mais, en tout cas, elles symbolisaient ce que peut être l’amitié des hommes, l’amitié des peuples. Voici une courte missive de Cocteau, auquel notre poète sans doute fait connaître quelques-unes de ses œuvres, comme celles qui suivent aux environs de 1924:
«Gangotena, vous avez du génie. C’est quelques fois dommage – toujours merveilleux. Ne dites à personne notre projet de gloire. Je m’en charge. Venez vite avec le reste. J’ai déjà prévenu Rivière que je lui préparais une surprise. Votre Jean COCTEAU » 
En voilà une autre, à propos du livre dont l’édition se préparait alors à la Nouvelle Revue Française:
«Mon cher Gangotena; On compose votre livre… Je suis heureux d’être le parrain – et mérite une dédicace sur un des poèmes – ce qui ferait beaucoup plaisir à votre vieil admirateur. Jean COCTEAU » 
De Villefranche-sur-Mer, Cocteau répond, sans doute, quelque lettre de son ami dans laquelle celui-ci se refusait d’accepter la suggestion d’écrire en prose. Il lui dit:
«Cher Gangotena; Heureux comme tout avec votre offre de poèmes. Je parlais de prose par timidité. Votre «Orogénie» est une coupe du ciel. Ne m’oubliez pas. Sans l’amitié de poètes comme vous, je respire mal… Inutile de vous dire mon émotion en voyant votre dédicace au «Roseau d’Or». Vous savez comme je vous admire et que, malgré nos rares rencontres, je vous aime beaucoup. Votre très fidèle Jean COCTEAU». 
Max Jacob, par contre, est plus explicite. Malgré la différence d’âge, il est vrai et se laisse aller à certaines jongleries verbales qui ne manquent pas d’émotion. Voici quelques pages d’une lettre datée un 5 janvier, à St-Benoist-sur-Loire, en réponse, sans doute, à celle dans laquelle Gangotena lui demandait une préface:
«Cher poète, très cher: échangeons donc les souhaits selon l’usage à cette époque et l’amitié toute l’année. L’amitié j’y compte, sur les lettres, je compte peu car vous ne me gâtez pas. Je suis plein d’indulgence, une indulgence admirative! car les nombreux, si contradictoires travaux où je vous vois en proie me laissant pantois. On ne lit que de vos vers et vous ne laissez pas le temps d’exprimer une admiration que vous ne l’exhaussiez par quelque autre merveille. Vos vers sont royaux, loyaux, joyaux! Vastes, astres, pilastres et Zoroastre, fastes, chastes, aristocrates, acrobates, Goliath, amphithéâtre et opiniâtres. Je ne me lasserai de le dire : vous êtes le… non! soyons prudent. Un des seuls qui… soyons encore prudent… La préface (de votre livre) appartient à Supervielle qui est votre inventeur français. Elle appartient plutôt encore à quelqu’un de votre génération: une génération doit désigner elle-même dans son sein celui qu’elle élit comme «maître de préface». Une génération doit se suffire. Pour votre génération vous avez l’admirable aristocrate qu’est Jouhandeau. D’ailleurs si vous saviez combien ma voix porte peu, est peu écoutée, peu entendue. Je suis littéralement écrasé par les écraseurs. Il est vrai que c’est ainsi depuis 25 ans!… Je vous félicite de tous vos succès, je vous serre la main, vous couronne et vous embrasse à la face de Dieu. Max JACOB. » 
Plus tard, en 1929, lorsque Gangotena publia, en Equateur, son deuxième livre « Absence », Max Jacob lui adressait encore ces mots:
«Votre livre «Absence» me fait l’effet d’un son de grosse cloche, et j’en écoute le son avec plaisir. Il dit: C’en est fini des amusettes artistiques, des petits pittoresques». Une époque tragique veut une poésie tragique, une époque déchirante des poètes déchirés. Et voici que de vos Amériques nous arrive votre voix de métal, votre verbe ferme et odorant et votre cœur chargé d’un mal atroce, le mal du pays, mal qui nous a donné le grand poète Ovide et d’autres exilés. Cette voix nous arrive chaude encore des Equateurs, désolée comme les 6530 mètres du Chimborazo et rouge de douleur comme ses pierres cuites par les soleils implacables. Bravo pour ce livre fondamental qui ne quittera plus ma vie. Max JACOB.» 
Voilà donc quelques échantillons d’une correspondance qui sera, un jour, commentée et publiée car elle est abondamment parsemée de beauté et de cette sorte de candeur qui fait de la poésie «un jeu d’entre tous le plus innocent».
J’ose espérer de ne pas avoir trop abusé de votre patience en vous faisant participer de ce trait d’union inconnu de l’amitié franco-équatorienne. Et puisque, en somme je suis tenté d’expliquer celle que mon Pays porte à la France en empruntant, très respectueusement, à Montaigne sa phrase merveilleuse, lors de la mort de son ami, La Boétie: «Je l’aimais parce que c’était lui, parce que c’était moi».

Carlos Tobar Zaldumbide.
«France – Amérique » (magazine)
REVUE DES NATIONS AMERICAINES
3ème trimestre 1964

– DEUX SOMMETS DES LETTRES HISPANO-AMERICAINES ET GRANDS ADMIRATEURS DE LA FRANCE: JOSÉ JOAQUÍN OLMEDO ET JUAN MONTALVO* 

Dans le n° 9 de ce «Bulletin» (novembre 1969), nous avons eu le plaisir d’offrir à nos lecteurs une étude «inconnue» de Gonzalo Zaldumbide, grand classique, prosateur incomparable, admiré dans tout le monde de langue espagnole, analysant l’œuvre de Remigio Crespo Toral, l’un des plus notables poètes équatoriens de la fin du 19e et commencement du 20e siècle. De même dans le n° 14 (avril 1971), nous avons esquissé la figure exceptionnelle du poète quiténien Alfredo Gangotena, dont le génie conquit les milieux littéraires parisiens des années 1920-1930.
Dans cette perspective, nous voulons rappeler aujourd’hui le nom d’un illustre Equatorien, diplomate et écrivain, dont l’œuvre très variée est peu connue. Je veux mentionner Víctor Manuel Rendón, ancien ministre plénipotentiaire de l’Equateur en France. En révisant les archives de la Bibliothèque Nationale on peut apprécier les activités de cet illustre «guayaquileño», tant dans sa vie sociale que littéraire. Sa résidence était fréquentée par les écrivains et artistes de l’époque, du fait aussi de son rôle brillant en tant que Commissaire de l’Exposition Universelle de 1900, à laquelle l’Equateur participa -cas exceptionnel- avec un pavillon qui resta célèbre. Rendón collabora dans de nombreuses revues, faisant connaître son pays et la culture équatorienne. Ainsi l’article que nous offrons de Víctor Manuel Rendón, publié dans «La Vie Latine» (1926), nous présente les deux sommets des lettres équatoriennes.

José Joaquín Olmedo, le chantre de Bolívar, le poète de l’émancipation hispano-américaine, qui introduisit Bolívar -vivant encore- dans une espèce de légende homérique. Olmedo fut l’Ambassadeur de Bolívar à Paris et Londres. «Don Juan Montalvo», apôtre de la liberté et de la dignité de l’homme, «le Cervantes hispano-américain», fit de Paris le centre de son activité littéraire et dans cette ville décéda (1889), au numéro 26 de la rue Cardinet. A la place de l’Amérique Latine (Champerret) s’élève son buste, à côté des plus grands écrivains: Rubén Darío, Martí, Rodó, Bello, entourant le «Libertador»: Simón Bolívar.

Paris est incontestablement -comme on l’a dit- l’unique ville au monde où l’étranger qui voyage s’arrête pour demeurer longtemps ou toujours, alors que partout ailleurs il ne fait que passer. Son charme irrésistible, l’éblouissante Ville Lumière le fit sentir, à son tour, en des époques différentes, aux deux plus grands littérateurs équatoriens, José Joaquín de Olmedo et Juan Montalvo, universellement admirés aujourd’hui dans tous les pays de langue espagnole, je pourrais dire de langue latine.
Olmedo fut un homme d’État éminent et le premier législateur de la patrie après le 9 octobre 1820, date de l’émancipation de Guayaquil, sa ville natale, porte d’or de la République de l’Équateur. Il doit pourtant sa célébrité surtout à son magnifique «Hymne à la Victoire de Junín». Il s’y est immortalisé en glorifiant Bolívar, «El Libertador». Dans l’anthologie des poètes hispano-américains publiée en 1894 par la Royale Académie espagnole, M. Menéndez y Pelayo a dit: «Olmedo est assurément l’un des trois ou quatre grands poètes du monde américain. Quelques-uns lui accordent la première place qu’il mérite si l’on n’a en vue qu’un genre et qu’un style déterminés… Lui, mieux et plus que tout autre, reçut le don de la grande éloquence lyrique, du verbe pindarique, de la continuelle effervescence d’un souffle mâle et généreux; il posséda l’art des images splendides, des cadences sonores et des vers ronflants qui peuplent le cerveau de visions éblouissantes. L’os magna sonaturum d’Horace semble avoir été inventé pour des poètes tels qu’Olmedo».
Cet illustre Equatorien, dont nous avons publié en 1904 la biographie et les poèmes traduits en vers français, fut aussi une des grandes figures et des plus sympathiques de l’indépendance des colonies espagnoles. Il habita Paris, après Londres, en qualité d’agent diplomatique, délégué par Bolívar. Ses lettres au délicieux chantre vénézuélien de la «Végétation de la Zone Torride», son collègue et ami Andrés Bello, qu’il avait laissé en Angleterre, témoignent du vif plaisir qu’il éprouvait à vivre sous le ciel français.
Olmedo, alors âgé de 46 ans, demeura à Paris, du mois de décembre 1826 au mois de juillet 1827 à l’Hôtel des Princes d’abord, puis au 42, de la rue Taitbout. De cette maison, dans la lettre datée du 9 février 1827, il écrivait: «Comme ce climat, ces coutumes, cette langue me plaisent mieux que n’importe quels autres qui ne soient pas ceux de mon pays, je me suis laissé aller à ne pas hâter mon départ…». Dans l’expression franche et sincère d’un sentiment personnel, il reflétait celui de tous les Equatoriens qui aiment à s’attarder sur les rives de la Seine. Il en est un grand nombre et des plus distingués, tels qu’Antonio Flores, l’un des meilleurs présidents de la République, qui, ne s’étant pas pressés de partir, ont leur tombe dans une des nécropoles parisiennes.
De retour sur le sol natal, Olmedo n’oublia jamais la nation aimée et admirée qui lui inspira même des vers en langue française. Il mourut en 1887 sans qu’il lui fût possible de revenir à Paris, où, en 1887, il revécu sous l’habile ciseau d’Alexandre Falguière. Sa statue en bronze, depuis lors au sein de sa ville natale, fait l’objet de la vénération perpétuelle de ses compatriotes reconnaissants.

JUAN MONTALVO 

Juan Montalvo naquit à Ambato, ce fécond verger équatorien qui s’étend au pied du terrible volcan Tungurahua, toujours fumant ou couronné de flammes. On considère Montalvo, à juste titre, comme le plus parfait prosateur de l’Amérique latine. Il a vraiment écrit en langue castillane avec la plus grande pureté; aussi, eut-il l’audace, pleinement justifiée d’ailleurs, de mettre ce sous-titre Chapitres qui furent oubliés par Cervantes au plus important peut-être de ses ouvrages statiques Essai d’imitation d’un livre inimitable. Après sa mort, le Comité Juan Montalvo, de Guayaquil, nous fit l’honneur de nous confier la surveillance de l’impression de ce livre en même temps qu’à M. Clemente Ballén, Consul général, auteur du recueil le plus complet des poésies d’Olmedo, et à M. José Ezequiel Seminario, philologue érudit, généreux ami de Montalvo, deux Equatoriens épris de la France qui s’attardèrent eux aussi à Paris, jusqu’à leur mort. Cette œuvre posthume de Montalvo, imprimée à Besançon, parue en 1895, est une merveilleuse suite aux aventures de Don Quichotte chevauchant en Equateur.
Montalvo a laissé d’autres ouvrages non moins remarquables par l’élévation de la pensée et la correction impeccable du style. Parmi ceux-ci, dont quelques-uns furent écrits à Paris, il faut citer Le Cosmopolite, Les Sept Traités, Le Spectateur, Les Catilinaires, La Mercuriale ecclésiastique, Granja, L’Excommunié, Le Père Lachaise, La Jeunesse s’en va, Les Lettres d’un Père jeune, La Géométrie morale, etc. Il s’y révèle tout à tour publiciste, critique, philosophe, érudit, fougueux polémiste, historien, dramaturge et poète.
Exilé par le fameux Président García Moreno et par d’autres tenants du pouvoir dont les mœurs politiques étaient attaquées à outrance dans ses écrits, il se dirigea toujours vers la France. Ce fut lors de son premier voyage qu’il connut Lamartine. Les malheurs du grand poète lui inspirèrent un article émouvant et touchant. L’historien des Girondins le remercia en ces termes: «J’ai lu ces lignes et j’ai aimé la main étrangère qui les a tracées. Plût au ciel que dans ma patrie on conservât des sentiments semblables! Je ne me verrais pas alors réduit à partager l’ombre de mes arbres entre ma famille et mes créanciers…».
Le 17 janvier 1889, Montalvo, sentant venir la mort, endossa l’habit noir et fit apporter des fleurs dans son salon pour recevoir dignement, dit-il, l’auguste visiteuse qui le trouva debout. Paris perdit ce jour-là un de ses amoureux fidèles et la France un de ses plus fervents admirateurs. Ses obsèques furent célébrées à l’église Saint-François-de-Sales. L’Equateur réclama les cendres de ce fils dont il était fier et que les chefs au pouvoir ne redoutaient plus. La ville d’Ambato lui a élevé une statue dans la pittoresque place ombragée et fleurie qui en porte le nom. Récemment, grâce au zèle patriotique de M. Gonzalo Zaldumbide, Ministre plénipotentiaire de l’Equateur, écrivain renommé, une plaque a été posée sur la façade de la maison de la rue Cardinet où Montalvo est mort.
Ne serait-il pas juste qu’un pareil hommage, tout autant mérité, fût rendu à cet autre ami sincère de la France, à Olmedo, pour perpétuer aussi le souvenir de son séjour à Paris, là où il habita, rue Taitbout?

Víctor Manuel Rendón
Ancien Ministre de l’Equateur en France.

*A. Darío Lara, in: «l’Équateur vous attend…», Ambassade de l’Équateur en France, publication de l’Ambassade N°15, novembre-décembre 1971/janvier 1972; pp. 4-5. En exergue de cet article on lit: «Diplomate, écrivain, V.M. Rendón traduisit en français les deux poèmes les plus remarquables de J.J. Olmedo, ceux qui lui ont mérité la première place dans la poésie épique espagnole du 19e siècle. Nous donnons ici les premiers vers de:

LA VICTOIRE DE JUNIN-Hymne à Bolívar.

Quand le tonnerre éclate dans la nue
Avec un bruit terrible et sourd qui continue
Par les airs embrasés, il annonce en tous lieux
Qu’il est un Dieu puissant, maître absolu des cieux.

Et la foudre dans Junin frappe et disperse
Les Espagnols dont la multitude perverse
Menaçait, plus féroce encore que jamais,
Par le fer et le feu d’asservir désormais
Tous les peuples vaincus; et le chant de victoire
Dont porte au loin l’écho l’impérissable gloire,
Sa voix assourdissant de ses cris répétés
Les hauts sommets abrupts, la plaine et les cités,
Proclament à leur tour Bolivar sur la terre
Arbitre de la paix, arbitre de la guerre.

Ces monuments fameux que l’art humain dressait
Hardiment jusqu’au ciel, vrais temples qu’il pensait
Destinés à parler aux peuples d’âge en âge,
Car des serfs y gravaient dans un pompeux langage
L’éloge des tyrans, ces pyramides-là
Ne sont que des hochets du temps qui les frôla
Légèrement de l’aile et les coucha par terre,
Quand le vent, dont le jeu facile les altère,
Eût effacé déjà les mots menteurs inscrits.
Confondus, oubliés, gisent sous les débris
Le prêtre avec l’autel, les dieux avec le temple,
De folle ambition et de misère exemple! ».

Cet article est illustré par des photos de:

– José Joaquín Olmedo, le chantre de Bolívar (statue)
– Monument érigé à Quito, à la gloire de Simón Bolívar «El Libertador».
– Don Juan Montalvo, apôtre de la liberté (portrait).
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