LE COURRIER IBÉRO-AMÉRICAIN
12e ANNÉE – N°11 1er trimestre 1952
TRIMESTRIEL
ORGANE DU COMITÉ FRANCE-ESPAGNE et Bulletin des activités spirituelles, intellectuelles et culturelles, publié par le CENTRE D’ETUDES IBÉRO-AMÉRICAINES DE L’INSTITUT CATHOLIQUE DE PARIS
Directeur : Pierre JOBIT. Rédacteur en Chef : Charles PICHON
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Carrera Andrade et les Lettres Françaises
Sous le titre de Poésie Française Contemporaine, le poète équatorien Jorge Carrera Andrade vient de publier son dernier ouvrage.
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L’œuvre poétique de Carrera Andrade est assurément l’une des plus importantes, non seulement de la poésie hispano-américaine, mais encore des lettres espagnoles contemporaines. Les critiques se plaisent à reconnaître dans ses poèmes, dont les traductions ont paru en France, en Belgique, en Angleterre, aux Etats-Unis, en Allemagne, la saveur de sa terre natale, et de l’Amérique latine tout entière.
La caractéristique essentielle du poète est sans doute l’influence des Lettres françaises sur toute son œuvre. Dès son enfance, à côté des classiques espagnols, Verlaine et les Symbolistes furent ses lectures préférées. « Un enfant, lisant les Symbolistes français parmi les eucalyptus de la Cordillère des Andes, doit nécessairement ressentir douceur, finesse, transparence…», écrit le poète lui-même. Et il continue : « Puis André Gide, Rodenbach et Francis Jammes complétèrent mon apprentissage d’humilité poétique… » Beau sujet pour les Lettres équatoriennes, que l’étude de la vision gidienne et la simplicité de Jammes dans la poétique de Carrera Andrade.
Et…un jour après avoir publié quelques œuvres de jeunesse, il s’embarque pour l’Europe; arrive en France ; s’arrête à Paris, rendez-vous des poètes et des artistes de tous les pays. Dès lors Paris fut pour le journaliste et le poète, pour le diplomate et le représentant de sa Patrie à de nombreuses Conférences internationales, le centre de ses activités et de son œuvre littéraire. Là, peut-être, comprit-il définitivement sa vocation : « Dès ce moment parmi les hommes européens, vivant comme le plus dépossédé d’entre eux, je compris que j’avais en plus deux fardeaux à porter sur mes épaules : le fardeau poétique et le fardeau de la mélancolie indigène américaine. Ce poids se fit de plus en plus lourd dans la solitude des villes ».
Après Ruben Darío, il serait très difficile de trouver dans la poésie d’Amérique latine contemporaine un cas de si grande fidélité, de tant de dévotion à cette culture et à cet art, autant d’adhésion à la France, tout en conservant une personnalité si bien définie, si distincte, que celui de Carrera Andrade. Il connaît les Lettres françaises comme celles de sa Patrie et de l’Amérique latine. Il a lu et relu les poètes français; il a fréquenté bon nombre d’entre eux et bien que poète d’imagination et d’inspiration surprenantes, il les a tant aimés que «pour son propre régal» il s’est mis à les traduire en espagnol, prenant patiemment, pour ce travail, des mois et des années de son propre labeur poétique.
« De la culture française, écrit-il dans l’introduction de son œuvre, la poésie est la fleur la plus précieuse, l’expression la plus délicate et originale ». Poète lui –même, il sait parfaitement que la poésie française, comme celle de n’importe quel pays, « n’est pas seulement un ensemble de formes et de musiques, mais aussi et surtout une direction de l’esprit humain, un chemin de liberté, par où l’homme va à la découverte des secrets essentiels, des énigmes éternelles ».
C’est deux cent vingt-huit poèmes, de cinquante-cinq poètes, que nous présente la traduction de Carrera Andrade. Ces chiffres peuvent déjà donner une idée de l’immense travail enfermé dans ce précieux volume de 582 pages, artistiquement imprimé par la « Casa de la Cultura Ecuatoriana », à Quito.
Mais, il y a plus que ces chiffres. L’auteur ne présente pas seulement au lecteur de langue espagnole l’essentiel de cinquante années de poésie française, puisque les auteurs traduits commencent avec Saint-Paul-Roux (dont le premier livre est de 1893) jusqu’à Aimé Césaire. Le livre de Carrera Andrade nous donne aussi une vue de toute une génération, du Symbolisme à nos jours, et nous met en contact, non seulement avec des noms immortels comme ceux de Valéry, Gide, Claudel, Max Jacob, Milosz, Apollinaire, mais aussi avec d’autres peu connus et parfois injustement oubliés.
Le problème de la traduction a été extrêmement délicat et épineux. Traduire est, en un certain sens, faire mourir pour rendre à la vie. Et que dire de la grave responsabilité du traducteur? pour entreprendre une tâche de cette classe, surtout dans les conditions de Carrera Andrade : cinquante-cinq auteurs de tendances variées, d’écoles diverses, d’époques différentes et, par cela même, de difficultés multiples, il fallait, non seulement le talent d’un poète de qualité de Carrera Andrade, mais encore une profonde connaissance des deux langues, de l’histoire littéraire et même de la psychologie des poètes traduits. De cette façon, il a pu respecter dans ses traductions la fidélité du poème original, la forme et le vocabulaire le plus varié et le plus personnel, ainsi que le « style intransmissible » de chaque auteur, les influences d’école, et même l’exacte expression de l’image dans l’esprit de la création poétique.
La critique française a d’ailleurs hautement apprécie ces traductions. Dans la revue Hommes et Mondes, Francis de Miomandre remarque : « Il serait à souhaiter que certaines anthologies qui ont paru en France même, et dans notre langue, fussent aussi complètes et, dirais-je, aussi honnêtes, aussi dénuées de parti pris extra-littéraire…».
L’œuvre de Carrera Andrade suffira pour confirmer au monde hispano-américain que l’avenir est assuré d’une littérature qui sait rester ouverte et libre, féconde de toute la sève accumulée en elle par des siècles d’art et cela sera sans doute un des plus grands mérites du poète équatorien : son œuvre aura la valeur d’un témoignage, il sera un acte de foi dans la pensée, dans la sensibilité esthétique d’un « peuple bon et loyal, d’un des plus riches et merveilleux pays de notre planète, où la nature et l’art s’unissent harmonieusement pour produire les manifestations les plus variées de la beauté ».
L’œuvre de Carrera Andrade, après avoir prouvé à l’étranger la vitalité et la richesse de la poésie française, sera une nouvelle confirmation de l’influence que les Lettres françaises ont toujours en Amérique Latine. A la vérité nous ne sommes plus à l’époque où la France avait le monopole de la direction esthétique et culturelle. Deux guerres ont passé. La France a connu des années graves et difficiles. Mais l’influence que la pensée française continue d’exercer en Amérique Latine est indéniable. Il suffit pour cela de parcourir un peu les Revues, les Journaux, qui nous arrivent de l’autre côté de l’Atlantique; et de s’informer des livres qui se publient ; de parler avec ses intellectuels : la philosophie, le théâtre, la poésie des rives de France sont encore imités, commentés de toute part.
Vue sous cet angle, l’œuvre de Carrera Andrade servira à prouver une fois de plus que les Lettres françaises continuent d’inspirer, d’informer une grande partie des Lettres hispano-américaines.
Avec Poesía Francesa Contemporanea, où cinquante poètes français renaissent en espagnol, le vin exquis de France se déverse dans de précieuses coupes de Castille, et l’esprit français se communique à nous à travers la langue de Cervantès.
L’auteur d’un tel livre a bien mérité de la France et de l’Amérique Latine.
Professeur A. DARIO LARA