Par Emmanuelle Sinardet
Université de Paris Ouest – Nanterre La Défense
CRIIA – EA 369 – Centre d´études équatoriennes

Source :

Emmanuelle Sinardet, «La mémoire exaltée dans El Cuento de la Patria (1967) de Benjamín Carrión: l´histoire revisitée d´une équatorianité joyeuse», in: Nicole Fourtané, Michèle Guiraud (ed.), Les réélaborations de la mémoire dans le monde luso-hispanophone, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2009, pp. 335-348.

El Cuento de la Patria de Benjamín Carrión (1) (1897- 1979), publié en 1967 à Quito, est bien plus qu´une brève histoire de l’Équateur, de sa préhistoire aux années 1960. Il se présente en réalité comme une œuvre de mémoire. Il ne prétend pas, en effet, se placer sur le registre scientifique ni proposer une nouvelle vérité historique. Au contraire, il défend la lecture traditionnelle du passé, c’est-à-dire la version que le Jésuite Juan de Velasco (1727–1792) offre de la naissance de l´Équateur dans son Historia del Reino de Quito en América meridional (rédigée dans les années 1770, l´édition complète, à Quito, datant des années 1841-1844). Cette version est justement battue en brèche par de nouvelles générations d´historiens aux méthodes de travail renouvelées et aspirant à la rigueur scientifique.

La version des origines selon le Père Velasco ancre l´équatorianité dans une communauté de valeurs remontant au Royaume de Quito, sans discontinuité ni rupture. Elle oriente la lecture de l´histoire équatorienne comme celle d´une nation fermement liée à son territoire, au XIXe siècle, alors que l´identité nationale est en germe. Elle devient le support d’une mémoire collective, articulant les principaux mythes nationaux. Aux détracteurs du Père Velasco, Carrión réplique par un conte, c’est-à-dire non seulement un récit bref, mais un récit qui fait la part belle à l´imagination, à la création ou plus exactement à la recréation, celle du texte du Père Velasco.

Comment s´effectue ce travail de réélaboration? Au service de quelle conception du devenir national et selon quelle vision de l´équatorianité? Notre travail s´efforcera de revenir sur la façon dont Carrión non seulement défend la version de Velasco mais propose une lecture encore plus merveilleuse de l´éclosion du génie national, récupérant les formes et les genres pour proposer une œuvre hybride, à la fois conte et plaidoyer en faveur de la défense de l´intégrité territoriale. À l´histoire comme activité scientifique, Carrión oppose une mémoire exaltée qu´il met au service de son projet de construction d´une nation grande par la culture.

EL CUENTO DE LA PATRIA: UNE HISTOIRE POUR RÉPLIQUER À L´HISTOIRE

Sur les pas du Père Velasco

El Cuento de la Patria se présente d´abord comme la remise en forme de la chronique des origines selon le Père Juan de Velasco, ce qui est en soi une entreprise d´affirmation d´une certaine mémoire équatorienne. En effet, le texte du Père Velasco est indissociable d´un discours identitaire qu´il a légitimé, comme en témoigne le commentaire qu´offre, aujourd´hui encore, le site de la Casa de la Cultura Ecuatoriana, fondée par Carrión en 1944:

Su formidable obra la Historia del Reino de Quito, representa el testimonio de la existencia de una identidad nacional y de la presencia de nuestro pueblo en el concierto de las Naciones Americanas ; por lo que muchos historiadores lo han calificado y con justicia como el Protohistoriador de nuestra Nación (2).

L´œuvre du Père Velasco est la première à proposer une approche systématique de la préhistoire de ce qui correspond à l´Équateur actuel. Elle repose notamment sur la transcription des légendes et mythes indiens comme sources historiques. Elle illustre à ce titre les relations ambiguës entre histoire et mémoire que dénonce en 1902 González Suarez: ce dernier rappelle que c´est à l´archéologie de percer les secrets de la préhistoire nationale, non aux mythes. En 1918, Jacinto Jijón y Caamaño et Hornero Viteri pointent scientifiquement les erreurs de l´œuvre de Velasco. Une Commission du Conseil Supérieur de l´Instruction Publique la déboulonne même de son statut d´histoire officielle en ôtant des ouvrages scolaires les pages sur la préhistoire qui reprenaient la théorie de l´existence du Royaume de Quito. Ce qui déclenche une vive polémique, opposant deux façons de concevoir le rôle de l´histoire dans la construction de la mémoire nationale.

Velasco, en effet, incarne une certaine façon d´écrire l´histoire, où histoire et mémoire se confondent. Carrión assume cette démarche qu´il applique à l´histoire moderne puis contemporaine de l´Équateur : non seulement il reprend la notion de Royaume de Quito dans les chapitres sur la préhistoire, mais il la décline jusqu´à la période contemporaine.

Comme Velasco, Carrión pose le Royaume de Quito comme un véritable État monarchique fondé autour des années 980 à l´issue des conquêtes des Caras, un peuple venu de la côte, et ayant pour capitale Quito, établie sur l´emplacement de la Quito actuelle. La construction d´un empire scyri s’ensuit (3). Selon Velasco, le Royaume de Quito non seulement existe, mais il s´inscrit dans la continuité. Cette continuité survit aux invasions incas. En effet, si les Scyris sont défaits militairement, leur résistance est telle que l´Inca Huayna Cápac opte pour la conciliation et épouse la princesse Paccha, l´héritière scyri. De cette façon, la lignée scyri se confond avec celle de l´Inca. De cette union naît le courageux Atahuallpa, prince de Quito, qui remporte, à l´issue d´une guerre contre son demi-frère Huáscar, le trône inca.

Carrión poursuit ensuite la démonstration d´une continuité territoriale équatorienne, en insistant sur l´importance de Quito comme centre de pouvoir durant l´époque coloniale, puis la période républicaine, jusqu´à la période contemporaine. Il assume ainsi la lecture militante, nationaliste, de l´œuvre du Père Velasco: l´Équateur existe comme nation depuis le Xe siècle. C´est à ce titre également qu´elle doit être considérée comme une grande nation culturelle, qui n´a rien à envier aux puissances européennes.

C´est là le projet d´une vie. Écrivain, poète, essayiste, juriste, diplomate, homme politique, Carrión met son énergie au service de l´édification d´une nation noble et fière, digne de participer au concert des nations, et qu´illustre la fondation de la Casa de la Cultura Ecuatoriana en 1944: «si no podemos, ni debemos, ser una potencia política, económica, diplomática y menos -¡mucho menos!- militar, seamos una gran potencia de la cultura, porque para eso nos autoriza y nos alienta nuestra historia (87)». Cette grandeur, selon Carrión, puise dans un passé glorieux qu´incarne la continuité quiténienne comme capitale culturelle.

Une grande nation par la culture: le passé glorieux

C´est dans cette perspective qu´il faut lire le chapitre au titre intrigant, qui invente un secret à percer, «El enigma de Quito». La capitale est porteuse d´une âme séculaire que El Cuento de la Patria s´emploie à déchiffrer, une âme unique, originale, qui fait sa grandeur. Elle repose sur une culture millénaire enrichie des apports de l´Europe, dont témoignent l´architecture et les arts de cette «Florencia en los riscos andinos (90)». Simultanément, cette représentation de Quito permet la valorisation du métissage que Carrión considère comme le propre de l´équatorianité. Car elle permet la récupération valorisante du passé indien: «Sin que podamos alegar nostalgias ancestrales, -como en las zonas mayas- a pesar de eso, la deslumbrante realidad del arte ecuatoriano, generalmente quiteño, nos ha comprobado hasta el exceso, la capacidad del indio de estas latitudes (201)».

Le texte se présente alors comme une entreprise d´anoblissement de la nation. «Este fraile nos señala nuestro primer antepasado femenino: las Amazonas (125-165)» insiste Carrión dans le chapitre «Pueblo hijo de mujer». Il prend ainsi le contre-pied de l´histoire scientifique, une histoire qui explique le métis comme un bâtard. Le cholo équatorien ne descend pas de femmes violées, méprisées, avilies, mais d´une figure maternelle noble, courageuse, guerrière, l´Amazone:

Qué orgullo se siente, gracias al padre Velasco, el sentirnos así aproximados a los pueblos más antiguos e ilustres de la historia. (…) Así nos sabemos miembros de la comunidad humana universal, y no simplemente el producto de una bastardía lamentable, como pretenden los „historiadores sesudos y documentados“ : la bastardía de unas indias seducidas por unos extranjeros salaces que satisfacían sus apetitos sensuales, importándoles poco si esa satisfacción iba o no a producir el mestizaje (79-80).

À la vérité historique, Carrión oppose le mythe pour expliquer que si l´Équateur est un peuple de grands hommes, c´est qu´il est un peuple de grandes femmes. L´esprit des Amazones anime Paccha, la reine scyri et épouse de l´Inca, Manuela Cañizares, Manuela Sáenz ou encore la Sainte de Quito, Mariana de Jesús. Ces figures féminines pointent une même équatorianité, fière et courageuse, et contribuent à concevoir le métissage comme un lignage racial et spirituel valorisant: «Quién sabe, me digo yo, si en ese episodio mágico de las Amazonas, estaba prefigurado el destino de mi patria, el Ecuador (101)».

La démarche de Carrión se présente comme contradictoire. En effet, il prétend «cavar en el pasado (…) para descubrir la verdad de lo que somos (201)». Mais cette recherche n´a rien d´historique: elle se base sur le merveilleux, sur les mythes et légendes. Cette opposition entre mémoire et histoire est pleinement assumée: «El Padre Velasco es mi seguro guía, por esta velascolandia que es la historia primitiva de mi patria (97)». Il voit d´ailleurs dans l´œuvre du Père Velasco une fiction:

El primer historiador nuestro – lo he llamado también, ante la incomprensión de ignaros – el primer novelista ecuatoriano, es, sin discusión posible el padre Juan de Velasco. Jesuíta imaginativo, fabulador, que ha querido darle a este país alguna ejecutoria mayor que aquello de ser un país en la mitad del mundo, que nos achica, que nos achola, que nos coloca bajo de la cama (125-126).

Ce n´est pas l´Histoire mais l´histoire fictionnalisée qui sert la mémoire et, partant, l´identité nationale. Car elle permet la création de référents positifs:

Este país en la mitad del mundo (…) no es comarca mostrenca, inventada a principios del siglo Diez y Nueve, por unos criollos amarquesados por merced de la Corona. Sino que viene, eterna como la bola de la tierra desde „el gran diluvio“, del que se salvara la pareja humana en una barca, lo mismo que la bíblica leyenda de Noé (97).

El Cuento de la Patria est bien le texte des origines mythiques et, à son tour, créateur de mythes. Selon Carrión, ils disent mieux qu´aucun autre discours ce qu´est le génie d´un peuple. À l’instar de l´Ancien Testament comme biographie mythique du peuple juif, El Cuento de la Patria se veut la biographie mythique de la nation Équateur.

LE CONTE DE LA PATRIE

L´exaltation du héros

Carrión assume le projet de construire une mythologie nationale afin d´affirmer un «abolengo ilustre, un abolengo histórico y legendario (79)». Au prix de la vérité historique:

La evidencia arqueológica es contundente. No hay rastros de los scyris en las excavaciones realizadas. La propia ciudad de Quito anterior a los incas no existió como tal. Apenas hay poblados muy pequeños, que no podrían haber sido el centro de un gran estado. A estas alturas de la investigación histórica, [podemos] establecer que un «Reino», como lo describe el P. Velasco no pudo existir (4).

À l´histoire factuelle, froide et scientifique, Carrión oppose un récit magnifique que les grands-mères, comme l´auteur le souhaite, narreront à leurs petits-enfants. El Cuento de la Patria, plus qu´une histoire fictionnalisée, est un conte historicisé. Carrión reprend les légendes et mythes à son compte pour les inscrire dans un contexte qui se veut réel. Il les actualise pour les poser comme des vérités, dates et énumération de lieux à l´appui. Il opère également des choix dans les faits narrés. Il s´efforce d´évacuer les faits sordides, l´exploitation du faible par le fort, pour proposer une mémoire joyeuse et légère. «Tratemos de crear La suave patria (83)», tel est l´objectif. Dans ce but, il prétend lutter contre «la tristeza», «el derrotismo inhibidor (86)».

La distorsion de la vérité historique a ainsi pour fonction de susciter parmi les Équatoriens l´optimisme et la combativité. L´esprit positif à l´œuvre doit contribuer à lutter contre le dénigrement de soi, le complexe d´infériorité, le mépris de ce qui est équatorien. L´emphase, l´exagération au profit du beau et du merveilleux qui caractérisent le travail de réécriture de l´histoire, doivent œuvrer en faveur de la fierté nationale et de la confiance retrouvée, afin de réconcilier les Équatoriens avec eux-mêmes.

Aussi Carrión construit-il des figures héroïques marquantes, comme celle de Rumiñahui, noble, vaillant, intelligent: «Demuestra que en los albores de la vida de nuestro pueblo tenemos una gesta heroica, como la de don Roldán en Francia, como la del Cid en España. Falta únicamente que en nuestros pasos, sigamos siendo dignos de ella (168)». Carrión exalte la figure du héros à travers la peinture de l´Indien, du Métis ou de la Femme équatorienne. El Cuento de la Patria devient un catalogue de héros nationaux. Il lutte contre l´image de l´Indien comme vaincu et du métis comme bâtard, nous l´avons vu. Mais cette démarche va plus loin, car elle cherche à ériger le destin national en épopée. Pour ce faire, elle ne se limite pas à la sélection de traits chez les personnages ni à l´évacuation du sordide ou du prosaïque. Elle s´appuie sur les procédés du conte.

Les procédés du conte

El Cuento de la Patria, comme le conte, est un récit de fiction assez bref qui relate au passé les actions, les épreuves, les péripéties vécues par les personnages, en l´occurrence les Équatoriens comme héros collectif, sur le mode de la «fictivité avouée» selon l’expression de Michèle Simonsen (5). Même si la narration renvoie à une temporalité historique, même si le temps est déterminé, Carrión fait fusionner les éléments du réel avec des invraisemblances. Tout est possible, les géants de Velasco comme les Amazones ou le «País de la Canela». En outre, les personnages sont monolithiques, unidimensionnels. Dépourvus de la complexité du réel, ils n’ont ni profondeur ni densité: Atahuallpa est viril, fier et courageux et ces quelques traits suffisent à son portrait.

L’univers de El Cuento de la Patria est formé d’oppositions simples, construisant les portraits par contrastes. Comme le conte, il assume une grande lisibilité. Il n´analyse jamais le contexte ni les enjeux sociaux ou économiques, mais revendique une lecture manichéenne de l´histoire qui permet de dégager ces grandes figures censées incarner le génie équatorien. Face au type repoussant du traître ou du tyran violent et ignorant, s´impose le héros pur, généreux, porté par les valeurs de justice et de liberté, Rocafuerte ou Eloy Alfaro. Ses triomphes représentent autant d´étapes dans l´affirmation de la nation Équateur. Non seulement cette affirmation se présente comme un destin, que prouve la continuité d´un esprit quiténien depuis le Xe siècle, mais elle est celle d´une personnalité originale, dotée d´une identité placée sour le signe du courage et de l´amour de la liberté.

Comme le conte, El Cuento de la Patria se veut optimiste et appelle un final heureux, présentant une vision rassurante du monde. Pourtant, comme le conte, il est violent: les meurtres, les combats, les souffrances physiques et morales sont décrits sans détour. Toutefois, la souffrance n´est pas gratuite. Elle s´inscrit dans un parcours initiatique qui permet une résolution du drame ; elle prend un sens qui permet aux personnages d´échapper au chaos et à l´absurde. C´est en cela justement que le genre du conte sert le récit de la naissance puis de l´affirmation de l´Équateur comme nation. Les guerres, la Conquête, l´esclavage, les révolutions tendent vers un aboutissement, la nation Équateur.

Car, malgré sa «fictivité avouée», le conte s’inscrit dans une communauté. Il est marqué par les valeurs et les codes qui la caractérisent. Issu de la tradition populaire, il renvoie à des éléments appartenant à la mémoire collective. Comportant souvent un aspect moral voire didactique, il s’adresse aux membres de la communauté qu’il cherche à édifier, ici autour de la notion de «La suave patria». Il assume à ce titre une fonction étiologique qui contribue à cimenter la communauté; s´agissant de notre conte patriotique, en l´occurrence, une communauté nationale. Il invite ainsi à surmonter les divisions régionales, les particularismes, l´opposition Sierra-Costa :

(…) Después del Diluvio Universal – la inundación del mundo por las Altas Aguas – en la cima de un monte fue depositada, desnuda, una pareja humana: Quitumbe, hijo de Tumbe, y Llira. En la más alta cima, engendraron un hijo, al que llamaron Guayanay, que quiere decir golondrina. Y Guayanay voló. Creció como los gigantes, pero no tan altos como ellos, y engendró hijos en las llanuras plácidas que estaban cerca, al pie del monte. (…) Después, Guayanay volvió a volar hasta las tierras bajas, cercanas al mar, y regadas por ríos mansos y caudalosos (…). En esas tierras, Guayanay – la golondrina – también engendró hijos, primero en la Isla de Puná y luego en tierra firme – en la tierra de los caciques que murieron de amor – Guayas y Quil – y más abajo, donde fundó el poblado de Tumbes, en recuerdo de su abuelo Tumbe y de su padre Quitumbe…

Y así, para que fueran hermanos para siempre, los pobladores de la sierra y el litoral ecuatorianos, nacieron hijos de la misma estirpe: la estirpe de la golondrina. Hombres de la Costa y de la Sierra, somos hijos de la pareja común, hermanos desde la leyenda, hijos de mar, montaña y río, como en el Escudo Nacional. (…) Ascendemos hasta la golondrina (106-107).

La valeur symbolique et la fonction morale du conte sont ici mises au service de l´exaltation d´une nation unie et fraternelle. Mais les fonctions didactiques ne prennent pas le pas sur le ludique : on raconte le conte pour divertir. Les personnages pittoresques, les lieux imaginaires ou idéalisés, les épreuves du héros, permettent au lecteur de s’évader du quotidien banal. Le chapitre premier «Los orígenes» instaure le mode merveilleux par une vision idyllique de l´Équateur d´avant la Conquête. La description sollicite l´imagination: «¿Ustedes han comido los mangos? ¿Y las chirimoyas y las papayas y las piñas…? (95)». C´est un Eden américain: «Graves sabios, estudiosos de la Thora, sostienen que allí había sido el Paraíso terrenal, ése que, por puro frenesí amoroso, perdieron nuestros padres : Adán y Eva (95) ». Autour du merveilleux, le divertissement rejoint la démonstration, celle d´une équatorianité heureuse et assumée, car universelle elle aussi.

MÉMOIRE ET TERRITOIRE: L´OBSESSION DU CONFLIT FRONTALIER

Carrión parle d’une «breve historia del Ecuador», mais il s’agit d’un conte historique censé galvaniser la nation. Dans quel but? À notre sens, la forme pédagogique et ludique du conte sert un projet d’instruction civique, celui de la légitimité équatorienne sur ce qu’elle considère comme son territoire. En effet, la continuité historique, la filiation spirituelle d’un Équateur uni autour de son ascendance, celle de la «golondrina», pointent une autre continuité, géographique celle-là. La première partie porte un titre révélateur de cette identité territorialisée: «Es un país en la mitad del mundo». Construire une mémoire de l’Équateur, c’est aussi et avant tout construire celle de sa géographie.

Les repères par excellence de la mémoire collective sont celle de l’intégration territoriale. L’équatorianité est associée à une supposée légitimité historique sur le sol que, dans son étude sur les mythes fondateurs nationaux, Erika Silva appelle «señorío natural» (6). Cette notion est au cœur du traumatisme de 1942 lorsque, par la signature du Protocole de Rio de Janeiro, l’Équateur cède au Pérou quelque 278.000 km2 de territoires amazoniens. La perte blesse l´identité même. D’où l’obsession, alimentée par la dictature militaire, de récupérer les territoires perdus. Enrique Ayala Mora ne s’y trompe pas lorsqu’il voit, dans la possible remise en cause de la légitimité équatorienne sur ces territoires, l’une des principales raisons de la polémique autour des théories du Père Velasco: «Se argumenta con gran fuerza que la versión de Velasco sobre el tema nos da una base para el reclamo territorial ante el Perú, puesto que prueba que nuestro país existía ya antes de la invasión inca. Muchas veces la polémica ha llegado a acusar (…) a sus cuestionadores de antipatriotas» (7).

Carrión démontre en outre que la continuité spirituelle et territoriale autour de Quito survit à la Conquête. Dès lors, l’anachronisme aidant, avec l’union de l’Inca «péruvien» et de Paccha «l’Équatorienne», Quito ne devient-elle pas un centre d’égale importance que Cuzco? De même, par l’arrivée d´Atahuallpa, le prince quiténien, à la tête de l´empire inca, le «Pérou» ne devient-il pas «équatorien» ?

El Cuento de la Patria est une forme hybride. Il relève aussi de ce genre typiquement équatorien que nous avons appelé histoire des frontières (8). Ce genre naît à la fin du XIXe de la volonté de faire avancer la connaissance de l’évolution des frontières, afin d’opposer des arguments en vue de la résolution du litige qui oppose l’Équateur au Pérou, les deux pays revendiquant leur souveraineté sur le fleuve Amazone et ses rives. Il prend un réel essor au XXe, où le gouvernement prie un spécialiste, historien, juriste, diplomate, de parfaire l’argumentation. Il se présente ainsi comme patriotique, au service de la nation, devant contribuer à préserver l’intégrité territoriale. C’est dans cette histoire spécifique que puise l’histoire officielle depuis la Révolution libérale. Ce faisant, elle pose l’équatorianité selon des repères territorialisés, où la géographie dit le pays, comme l’illustre le manuel scolaire de 1922, Cartilla Patria, vulgarisateur du genre (9). Territoire et nation fusionnent, et c’est depuis la perspective du conflit frontalier avec le Pérou que les épisodes traités par El Cuento de la Patria prennent tout leur sens.

El Cuento de la Patria se présente comme un plaidoyer nationaliste, revenant sur les épisodes susceptibles de prouver, très tôt, la légitimité équatorienne sur les territoires revendiqués. Les relations entre l’Inca Huayna Cápac et son épouse quiténienne, qu´il proclame Reine de Quito, l’illustrent pleinement:

Ella, Paccha, es el artífice de este descanso amoroso y fecundo del más grande de los incas, su esposo y Señor, El Emperador de las Cuatro Partes del Mundo, el Inca del Tahuantín-Suyo, Huayna-Cápac el Grande, la figura masculina más excelsa que hayan dado las tierras de la actual República del Ecuador. Ella, Paccha, da al inca el mejor premio : un hijo inteligente y fuerte, Atahuallpa, que si bien fue la causa – por amor – de la primera partición del Imperio, fue luego el realizador de la unificación al vencer a su hermano Huáscar, en Quicaipán (111).

Si l’Inca Atahuallpa est «équatorien», l’empire le devient également. Les prétentions territoriales péruviennes, au nom du passé inca, sont injustifiées. C’est dans cette démonstration également que s’inscrit la lutte fratricide entre le Quiténien et Huáscar le «Péruvien», sur laquelle Carrión insiste. Il s’agit là d’une lutte doublement mythique: elle renvoie aux figures bibliques de Caïn et Abel, mais aussi aux origines – selon la mémoire collective qui se tisse autour des textes du Père Velasco – de l’opposition Pérou-Équateur. Le différend naît de la jalousie de Huáscar pour Atahuallpa, que Carrión dépeint longuement comme le fils préféré de l’Inca, lui consacrant très tôt un essai, Atahuallpa, publié en 1934. Et l’auteur de répéter, après la victoire sur Huáscar: «Nuevamente se produjo la unificación del Imperio en manos del príncipe quiteño, hijo del amor, hijo de Paccha: Atahuallpa (131)» (10).

C’est encore à la lumière de la volonté de défendre les revendications équatoriennes en Amazonie qu’il faut appréhender les exploits de la Conquête. Les Conquistadors se distinguent certes par «la rapacidad y la crueldad (174)», mais Carrión s’étend peu sur cette réalité historique. Ils sont aussi et surtout les artisans de l’unité géographique et ce, depuis Quito. La seconde partie «El río de las Amazonas» évoque le courage de Núñez de Balboa découvrant, depuis Quito, l´océan Pacifique. Le chapitre «El emperador de la canela» revient sur l´exploit de Gonzalo de Orellana, la découverte du fleuve Amazone, «hazaña épica, (…) que fue realizada desde Quito y por gente quiteña (175)». À propos du Marañón, Carrión écrit même:

Y nosotros creemos que debió llamarse RÍO DE QUITO, porque de la encumbrada ciudad maravillosa, salió la expedición mandada por Orellana. Junto a los aventureros peninsulares, indios de Quito, gentes de Quito, realizaron la hazaña como lo comprueba el dicho de Fray Gaspar de Carvajal, que en la placa de mármol gigantesca, se encuentra en el cuerpo de piedra de la catedral metropolitana de Quito :

BIEN SE PODRÍA GLORIAR BABILONIA DE SUS MUROS; NINIVE, DE SU GRANDEZA; ATENAS, DE SUS LETRAS; CONSTANTINOPLA, DE SU IMPERIO; QUE QUITO LAS VENCE A TODAS POR LLAVE DE LA CRISTIANDAD Y POR CONQUISTADORA DEL MUNDO. PUES A ESTA CIUDAD PERTENECE EL DESCUBRIMIENTO DEL GRAN RÍO DE LAS AMAZONAS (98-99).

Les territoires d’Amazonie en jeu dans le différend frontalier doivent être considérés comme équatoriens, ce qui balaie les revendications péruviennes. La quatrième partie «Los hermanos enemigos» revient à son tour sur les différends entre les conquistadores, pour établir un parallèle avec la situation contemporaine. De nouveau se présente une lutte fratricide, écho de la lutte entre Atahuallpa et Huáscar. La force du mythe envahit l´histoire nationale : «A estas horas de la conquista, que se hallaba aún en sus albores, las rencillas entre los jefes asumen caracteres trágicos. Y es allí donde encontramos la semilla fatal de las enemistades por linderos que hasta hoy continúan sin solución (177)».

Le conte patriotique se referme sur une synthèse, «Buenos y malos días del cuento de la patria». Parmi «Los días malos», évidemment, figurent les événements relatifs au conflit frontalier, «l´invasion péruvienne» de 1941 et la signature du Protocole de Rio de Janeiro. Mais ils s’inscrivent dans un destin national placé sous le signe du courage et de la liberté. Dans la perspective du conte national, revendiquer les territoires amazoniens, c’est encore œuvrer pour la liberté, contre l’injustice.

CONCLUSION

El Cuento de la Patria récupère une mémoire existante, celle qui se formule autour des textes du Père Velasco, pour façonner sur le même mode que ce dernier, la mémoire d’une nation Équateur unie et fraternelle. Cette brève histoire de l’Équateur n’en est pas une, mais relève du conte, un conte historique qui est aussi un conte patriotique. Les procédés du conte, en effet, servent la geste qui fait de la nation Équateur, personnage collectif, un héros. L´Équateur est ainsi le premier à lancer les «gritos de insurgencia» en Amérique, et ce, dès 1592, contre les troupes venues de Lima. La «revolución de las alcabalas», sous la plume de Carrión, devient en effet «una verdadera insurrección, con claro sentimiento de patria y de independencia (187)». L’Équateur lance également le premier cri d´indépendance américain, en août 1809. Il s’inscrit dans un destin qui le dépasse mais qui le détermine: la liberté, l’honneur, le courage. La Casa de la Cultura Ecuatoriana est présentée comme l’aboutissement de cette trajectoire, dépeinte comme une «institución sin igual en América – ha sido proclamada así en todos los países fraternos y en Europa (90)».

Mais ne nous y trompons pas. La volonté de lutter contre le défaitisme et le dénigrement de soi par l’exaltation d’une mémoire héroïque vise à effacer, ou du moins à panser, une humiliation plus profonde que celle d’être un petit pays sur la carte mondiale. Il s’agit de rétablir la fierté d’une équatorianité amputée au sens propre, dans sa géographie, comme au figuré, dans ses référents territoriaux. La force symbolique du conte prend alors tout son sens, luttant contre le «derrotismo inhibidor». En créant un destin national de liberté et justice, El Cuento de la Patria invite à croire à la récupération possible des territoires perdus. La mémoire joyeuse et légère est bien ici une mémoire militante.

NOTES:

(1) Benjamín CARRIÓN, El Cuento de la Patria, Quito, Libresa, 1992. Le renvoi aux pages s´effectue dans le texte, après la citation.

(2) http://www.cce.org.ec

(3) Enrique AYALA MORA, «El Reino de Quito y nuestra verdadera historia», http://www.dlh.lahora.com.ec

(4) Ibidem.

(5) Michèle SIMONSEN, Le conte populaire, Paris, PUF, 1984.

(6) Erika SILVA, Los mitos de la ecuatorianidad, Quito, Abya-Yala, 1992, p. 5.

(7) Enrique AYALA MORA, op. cit.

(8) Emmanuelle SINARDET, «Nation, mémoire et équatorianité (1895-1915) : la littérature d’histoire des frontières», América – Cahiers du CRICCAL, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, N°31, 2004, pp. 271-278.

(9) Emmanuelle SINARDET, «Équatorianité, frontières et anti-péruanisme: le manuel scolaire Cartilla Patria (Quito, 1922)», in : Nicole FOURTANÉ et Michèle GUIRAUD (ed.), L’identité culturelle dans le monde luso-hispanophone, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2006, pp. 213-223.

(10) Souligné par nous.

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