«Je vous le dis en tant que poète que je suis : si on traduit un jour mes poèmes les plus récents (des livres: L’homme planétaire, La forêt des Guacamayos, Chronique des Indes  et un inédit qui sera bientôt publié «Mémoire de notre planète»), je souhaiterais que vous en soyez le traducteur parce que vous donnez du prestige à tout ce que vous entreprenez».  Jorge Carrera Andrade

Présentation : Claude Lara

Lorsque nous avons écrit et publié les trois tomes de «Correspondencia de Jorge Carrera Andrade con intelectuales de lengua francesa» (2), nous avions traduit et annoté vingt-quatre lettres de René L.F. Durand. Il serait difficile de résumer son œuvre de traducteur si riche et si variée ; cependant il est important de citer ces très belles paroles du poète équatorien:

«J’ai aussi souvent rencontré ces jours-ci le Professeur  René L.F. Durand, remarquable hispaniste, traducteur expérimenté et critique littéraire, qui se consacrait à l’étude de mon œuvre et à la sélection de mes poèmes pour l’édition de Seghers dans la collection ‘Poètes d’aujourd’hui’.  À sa parfaite maîtrise de l’espagnol s’ajoutait sa connaissance personnelle et vécue de la psychologie des peuples hispano-américains qu’il avait connus pendant sa jeunesse. Notre amitié était née au Vénézuela (3), durant ma première mission dans ce pays, quand Durand exerçait les fonctions de Conseiller culturel au près  de l’Ambassade de France. Ces dernières années il avait traduit pour les éditions Seghers: Rubén Darío et Juan Ramón Jiménez et, pour les Éditions Gallimard: Alejo Carpentier, Miguel Angel Asturias et d’autres écrivains. L’éminent traducteur et critique littéraire a remis aux médias, avant mon départ de Paris, [le tapuscrit] du livre dédié à ma poésie, ce qui a permis sa publication à la fin de l’année 1966» (4).

René L.F. Durand (in Correspondencia de Jorge Carrera Andrade con intelectuales de lengua francesa, T.I, Claude y Darío Lara, p. 282, Abya-Yala, Quito, 2004)

    Maintenant il nous faut dévoiler comment Darío Lara avait conservé dans ses archives cet essai inédit, nous semble-t-il, de son «très cher ami» René L.F. Durand. Pour illustrer cette profonde amitié intellectuelle nous reproduisons ici ces trois lettres que cette affirmation exprime si bien: «… J’aurais souhaité, Cher ami, vous dédier mon essai, si vous acceptez cette offre. Il comprend en outre 29 poèmes traduits en français…» (5).

“Antony 5 avril 2006

Très cher ami,

Je ne sais comment vous remercier du précieux envoi que vous venez de me faire, les photocopies de la préface et de l’index général de la Poesía Francesa Contemporánea de Jorge Carrera Andrade éditée à Quito en 1951 (6).

Il y a là pour moi des renseignements très intéressants.

J’ai intitulé mon travail en cours “Essai sur les Poésies choisies de Jorge Carrera Andrade parues à Caracas en 1945”. Ce travail, qui sera dense, est en bonne voie d’achèvement et je vous en ferai part le moment venu. Mon étude sera suivie par de nombreuses traductions de poèmes de l’auteur.

Très cher ami, un grand merci encore, et à bientôt.

Veuillez présenter mes hommages respectueux à Madame Darío Lara.

Avec l’expression de ma reconnaissance.

s) René L.F: Durand”

“Très cher ami,

Je vous remercie très vivement de l’envoi de votre Clemente Ballén de Guzmán que je viens de lire avec une attention soutenue de la première à la dernière ligne. Votre travail de recherche, que j’admire, est digne du grand historien que vous êtes. L’Équateur et la France vous seront particulièrement reconnaissants pour les divers points que vous avez établis entre nos deux pays. Je crois que votre oeuvre de pionnier dans ce domaine est unique en ce qui concerne l’Amérique de langue espagnole et l’Europe.

J’ajouterai que pour ce qui est de Ballén de Guzmán devenu citoyen de Fontainebleau et résistant, l’exemplarité de votre recherche a bien saisi, de façon émouvante, le caractère humaniste de votre compatriote de Guayaquil.

J’ai mis en ordre mon essai sur C.A. J’espère qu’il peut apporter certaines précisions sur des aspects peu connus de l’œuvre du poète, notamment ses rapports avec l’unanimisme!

Le texte est relativement court et peut-être comme vous le laissez entendre votre fils pourrait-t-il le faire imprimer?(7). Mais il me paraît  nécessaire de vous envoyer un exemplaire ronéoté (?)

J’aurais souhaité, cher ami, vous dédier mon essai, si vous acceptez cette offre. Il comprend en outre 29 poèmes traduits en français.

Merci pour les paroles d’espoir que je partage oh combien!

 s) René L.F: Durand

Antony, Hauts de Seine, 9 septembre 2007”. (voir note A).

“Antony le 7 août 2006

Très cher ami,

Faisant suite au coup de téléphone de ma fille Anne-Marie (8), je vous fais parvenir mon dernier travail sur J.C.A.
Il comprend:
– 29 poèmes traduits par moi-même et Anne-Marie.
– L’essai sur les Poésies Choisies  publiées par J.C.A à Caracas en 1945 (tapé à la machine).
– Ma conclusion générale, manuscrite.

    Je vous souhaite un bon séjour à Yèvres. À bientôt sans doute.

s) René L.F.  Durand”.

NOTES:

(1)  Correspondencia de Jorge Carrera Andrade con intelectuales de lengua francesa, Biblioteca del Pensamiento Internacionalista del Ecuador, N° 4, JC4-D4. Abya Yala et AFESE, Quito-Ecuador; pág. 321. Nous remercions Rémy Durand pour les traductions des deux citations de Jorge Carrera Andrade, poète, et grand ami de la culture équatorienne, comme le lecteur peut le voir sur son blog
(3) À ce sujet, Rémy,  son fils m´écrivit : «Mon père m´a toujours dit qu´il avait connu -alors qu´il était jeune Professeur au Lycée d´Etat François 1er- Jorge Carrera Andrade au Havre où ce dernier était Consul de l´Équateur (1934-1938)», ainsi que: « Jorge Carrera Andrade a été nommé en 1944 Chargé d´Affaires de l´Équateur à Caracas jusqu´en août 1947. De fait, René Durand était Professeur à l´Université Centrale de Caracas et Chargé de Mission culturelle à la Légation de France à Caracas, comme l´atteste la correspondance à René Durand de M. Plaza Ponte, Consul du Venezuela à Fort-de-France du 2 décembre 1944 »…
(4) El Volcán y el colibrí , editorial José M. Cajica J.R., S.A., México, 1970 ; pág. 304.
(5) Fragment de la lettre de René L.F. Durand à Darío Lara  du 9 septembre 2007.
(6) voir sur le blog, Ecuador: arqueología y diplomacia, section : «Obras de A. Darío Lara en Internet»:  «Carrera Andrade et les Lettres Françaises».
(7) Ces paroles sont vraiment prophétiques! puisqu’il faudra attendre plusieurs années pour que ce texte soit mis en ligne et espérons que prochainement, en hommage à cette œuvre magnifique, publié avec d´autres traductions.
(8) Nous remercions très chaleureusement Anne-Marie qui a révisé la transcription du texte de son père, ainsi que  la traduction des 29 poèmes.

Ainsi, c’est avec grande émotion que nous transcrivons ce texte posthume de René L.F. Durand:

ESSAI SUR LES POÉSIES CHOISIES (POESÍAS ESCOGIDAS) DE JORGE CARRERA ANDRADE PUBLIÉES À CARACAS EN 1945 (A)

En 1945, les Éditions Suma de Caracas publièrent, avec les illustrations de l´artiste Ramón M. Durbán, un livre intitulé Poesías Escogidas (Poésies Choisies) de Jorge Carrera Andrade, écrivain et diplomate équatorien, qui était pour l´heure chargé d´affaires de son pays dans la capitale du Venezuela. Cette anthologie présente un caractère exceptionnel. En effet, la présence de son auteur à Caracas lui a valu d´être “corrigée” par lui, ainsi qu´il en est fait mention; elle est préfacée par Pedro Salinas, écrivain et poète espagnol de premier plan, sous le titre: “Registro de Jorge Carrera Andrade, Mundo, Viaje y Poesía» (Inventaire de Jorge Carrera Andrade. Monde, Voyage et Poésie) et cette préface a connu le privilège d´être appréciée au point de devenir quasi inséparable de l´œuvre même du poète.

Enfin cette édition offre au lecteur une précieuse biographie poétique de Jorge Carrera Andrade, intitulée Edades de mi Poesía (Époques de ma Poésie) (1) dans laquelle s´exprime le commencement du destin d´un poète. Salinas y analyse le thème de la “ventana” (la fenêtre) et les vers phares du premier poème de Poesías Escogidas où l´auteur expose son Art Poétique:

L´Objet et son ombre
Architecture fidèle du monde.
Réalité, plus que le rêve,
L´abstraction meurt en une seconde:
Seul y suffit un froncement de sourcil.
Les choses, c´est-à-dire la vie.
Tout l´univers est présence.
L´ombre inséparable de l´objet
Modifie-t-elle peut-être son essence?
Débarrassez le monde -c´en est la clé-
Des phantasmes de la pensée.
Que l´œil appareille son vaisseau
Pour une nouvelle découverte.

En cette année 1945 du séjour de Jorge Carrera Andrade à Caracas (2), fut publié à Buenos Aires, Editorial Losada, un ouvrage intitulé La poesía Francesa del Romanticismo al Superrealismo, dû à Enrique Díez Canedo, qui présentait le riche contenu annoncé sous forme de notices et de traductions en espagnol de poèmes. Dans l´introduction de sa Poesía Francesa Contemporánea, Quito 1951, Jorge Carrera Andrade écrit: “parmi les écrivains qui nous ont fait connaître la poésie franҫaise, se trouve en première ligne Enrique Díez Canedo qui publia en compagnie de Fernando Fortún la meilleure anthologie moderne parue au premier quart de siècle. Cette anthologie fut complétée au bout de quelques années par un nouveau et plus ample volume où trouvèrent place les poètes franҫais de générations plus proches de nous”. Parmi les collaborateurs de cette remarquable anthologie, figure Jorge Carrera Andrade; Díez Canedo y publie sa traduction d´un poème de Paul Valéry, “La Hilandera”, et de huit poèmes de Pierre Reverdy.

Dans ses Edades de mi Poesía Jorge Carrera Andrade mentionne Georges Rodenbach qui est aussi présent dans Díez Canedo au chapitre Symbolisme: “André Gide, Rodenbach et Francis Jammes complétèrent mon apprentissage de mansuétude poétique” écrit Carrera Andrade. En ce qui concerne André Gide, le poète équatorien fait certainement allusion à sa lecture de l´ouvrage Les Cahiers et les Poésies d´André Walter, publié en 1891. Carrera Andrade restera fidèle à André Gide, car il donnera des traductions de ce dernier dans son florilège  Poesía Francesa Contemporánea, publié à Quito en 1951.
Díez Canedo avait selon les goûts du temps fait une place importante à l´œuvre de Francis Jammes dont quinze poèmes sont traduits dans son anthologie, précédés d´une notice et d´une bibliographie comme pour les autres auteurs. Or Francis Jammes  est un auteur de dilection pour le poète en herbe qu´était en sa jeunesse à Quito Jorge Carrera Andrade, auteur de La Guirnalda del silencio, pour laquelle il écrivit son “Epístola a Francis Jammes”. “Mon épître à Francis Jammes” dit-il dans ses Edades de mi Poesía “me semble expliquer tout le livre, et spécialement mon idée d´une demeure rustique et céleste”.
Qu´en était-il au juste des attraits et de la séduction que pouvait exercer Francis Jammes (3) sur le jeune poète de Quito? Une incursion dans l´œuvre de Jammes, par exemple dans deux de ses œuvres à succès. De l´Angélus de l´aube à l´Angélus du soir et Le deuil des primevères peut nous aider à nous pencher sur l’univers de ce poète dont Jacques Borel, le préfacier de la première œuvre citée plus haut nous dit que sa poésie est “la poésie de l’existence immédiate”, “d´une existence sans fin surprise dans sa banalité, instantanée, à la fois quotidienne et enchantée, insolite et quasi végétative, traversée de rêves, marquée de la plus fraîche sensualité. Partout reconnaissable dans l’égale multiplicité des ‘existences’, et comme attestée par elles”.
 
Todo el mundo es presencia
 
dira Carrera Andrade. Nous supposons que celui-ci trouva du charme au bestiaire auquel Jammes avait donné une dignité poétique: l´âne, le coq, le bœuf lent, la libellule bleue, la grive agile et sérieuse, les oies et les canards qui “causent”, les chèvres, brebis, génisses et hirondelles, etc.
 
L’océan bruit comme un harmonica
Et se déchire comme un flot de dentelles.
 
Un coq chantait. Une pie volait. Tout était doux.
 
On dit qu’à Noël, dans les étables, à minuit,
L’âne et le bœuf, dans l’ombre pieuse, causent.
Ils sont les amis des grillons aux grosses têtes
Qui chantent une sorte de petite messe.
 
Les étoiles font un reposoir et sont des roses.
Les fleurs, les plantes, la flore qui caractérisent le monde rural dans lequel est plongé Francis Jammes, ne sont pas moins riches que le bestiaire, car le poète a eu la coquetterie de les décrire souvent en botaniste (4). D’où les “sycomores trembleurs”, les “sabres des glaïeuls”, les “pissenlits amers et laiteux”, “les petits houx coriaces et piquants” etc.
Mais plus peut-être que la présence significative d’un bestiaire et d’une flore chez Francis Jammes, est à souligner l’amitié qui liait son “âme triste et douce” à son environnement pyrénéen.
Dans le volume De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir figure un poème daté de 1888 intitulé “La poussière froide”:
La poussière froide tourne et fait voler des papiers
Et le vent gratte la terre ainsi qu’un balai qui racle.
Ce thème de la poussière semble avoir inspiré à Carrera Andrade sa composition de Poesías Escogidas: “Polvo cadáver del tiempo”. Une comparaison entre les deux poèmes nous permet de mesurer l’originalité de Carrera Andrade, et l’évolution qu’a suivi son cheminement poétique depuis le Jammisme de sa jeunesse. “Polvo cadáver del tiempo” représente un moment heureux de la poésie de Carrera Andrade.
Celui-ci appréciait surtout en Francis Jammes la révélation chez ce poète consacré et prestigieux à son époque d’un monde rural qu’il était tenté de comparer au sien propre: “j’étais pénétré par le sens rural du pays dans lequel le sort m’avait fait naître. J’étais entouré partout par la province. L’Équateur tout entier était une grande province dont la vie d’eau stagnante ne s’étonnait de rien”.
Cependant Carrera Andrade déclare dans ses Edades de mi Poesía qu’il ignorait tout ou presque de Jammes à cette époque: “J’avais à peine lu quelques traductions en espagnol et son petit roman Manzana de anís. Je supposais que le poète était mort dans sa retraite des Pyrénées espagnoles selon l’annonce des journaux de cette époque. Dix ans plus tard, je fis sa connaissance à Paris; je lui racontai l’histoire de sa mort et il me fit présent de ses Géorgiques Chrétiennes dont la lecture tardive ne me causa pas l’impression qu’elle m’aurait causé sûrement au milieu de l’humble environnement agraire de la Sierra de mon pays”.
La désillusion qu’éprouva Carrera Andrade à Paris quand il fit la connaissance de Jammes fut durable. Lorsqu’il publia en 1951 à Quito sa Poesía Francesa Contemporánea dont il dit dans son introduction que ce livre était “une collection personnelle, formée selon mes préférences”, Carrera Andrade mentionne certes Gonzales Martínez “inégalable traducteur de Francis Jammes”, mais ce dernier ne fait pas partie, parmi les poètes traduits, de ses “préférences”. Il l’appelait pourtant autrefois “mi venerado padre”. Il est vrai que le Carrera Andrade de 1951 a considérablement évolué depuis son départ de son pays natal. Il a fait la connaissance personnelle en France des poètes Supervielle, Jules Romains, Éluard, Aragon, Michaux, Breton et bien d’autres, qu’il mentionne et traduit dans son florilège personnel.
D’autre part Carrera Andrade avant son départ en Europe a fait preuve d’un militantisme politique en faveur des idées avancées qui agitaient une certaine jeunesse de son époque en contribuant à fonder le Parti socialiste équatorien. Il a confié à son “Autobiographie” sa conviction d’un nécessaire changement, certes révolutionnaire, “du système obsolète dans lequel nous vivions” (5).
Si au militantisme politique de notre poète nous ajoutons une crise religieuse qui l’éloigne de ses croyances traditionnelles, il est évident  que, comme le souligne Darío Lara, les affinités entre Jorge Carrera Andrade et l’auteur des Géorgiques chrétiennes se sont affaiblies et que l’on peut parler d’un divorce d’avec  “le père vénéré” de sa jeunesse (6).
En 1945, dans Edades de mi Poesía Jorge Carrera Andrade se réfère à Francis Jammes, André Gide et Rodenbach parmi les poètes qui “complétèrent [son] apprentissage de douceur poétique”. Il est intéressant de noter que si Rodenbach, retenu par Díez Canedo avec la traduction de trois poèmes, ne fait plus partie en 1951 du florilège de Carrera Andrade, par contre André Gide, qui d’ailleurs se lia d’une “longue amitié” avec Jammes, fut inclus dans le recueil avec la traduction de “Solsticio”. Jorge Carrera Andrade donna sa traduction de la “Ballade des biens immeubles” des Nourritures Terrestres.
Si Jorge Carrera Andrade a pris ses distances avec Francis Jammes, par contre il est resté fidèle à Pierre Reverdy, traduit par lui dans l’Anthologie de Díez Canedo; et dans sa Poesía francesa contemporánea figure sa traduction de onze poèmes de Reverdy. Au Japon, en 1940, Jorge Carrera Andrade avait publié une anthologie poétique de Reverdy, accompagnée d’une étude sur “l’un des grands de notre époque” (7).

Jorge Carrera Andrade et Victor Hugo

Parmi les lectures dont Carrera Andrade faisait son miel figurent selon ses déclarations les Chansons des rues et des bois de Victor Hugo, livre “peu connu” dit-il du poète franҫais. Pour cette dernière référence, que Carrera Andrade révéla dans une lettre à l’éditeur de Books Abroad nous pensons que Carrera Andrade a commis une erreur car le volume cité n’a paru qu’en 1865. Une première copie, très incomplète, était achevée en 1862, et le titre avait paru dans un ouvrage d’Auguste Vacquerie, Profil et Grimaces, en 1856.  Cependant si Carrera Andrade n’a pas eu la possibilité, à l’époque de ses confidences à l’éditeur de Books Abroad, de tenir entre ses mains le volume des Chansons des rues et des bois publiés donc en 1865, il a bel et bien connu et apprécié les Chansons publiées antérieurement à partir de 1829 dans divers recueils de Victor Hugo, et dont nous avons le détail dans l’édition du volume de la collection Poésie/Gallimard aux pages intitulées “Chronologie”.

Il y a en fait de nombreuses Chansons dispersées dans plusieurs ouvrages de Victor Hugo. Pour nous en tenir au seul livre des Contemplations (1856), la “Chronologie” citée nous renseigne sur trois chansons et vingt et un poèmes en quatrains de vers courts, c’est-à-dire le mètre des Chansons; ce qui signifie que Carrera Andrade pouvait se référer aux Chansons des rues et des bois en connaissance de cause, quoique de faҫon partielle. Dans un poème (XXXIX) des Feuilles d’automne (1831), Victor Hugo évoque ses “chansons aimées” pour désigner sa production poétique antérieure:

Avant que mes chansons aimées
Si jeunes et si parfumées
Du monde eussent subi l’affront.
Dans sa remarquable étude sur la Fantaisie de Victor Hugo, Jean-Bertrand Barrère (Librairie José Corti, 1949, tome I 1802-1851) analyse longuement chez Victor Hugo ce qui selon lui domine sa conception de la poésie, “la loi de la nature: unité”. La déclaration sur les correspondances secrètes qui réunissent des choses ou des êtres en apparence disparates rejoint avec une précision étonnante une remarque du Rhin “ces objets les plus disparates me présentent [dit Victor Hugo] je ne sais pourquoi, des affinités et des harmonies étranges”, “Le brin d’herbe s’anime et s’enfuit, c’est un lézard; le roseau vit et glisse à travers l’eau, c’est une anguille; la branche brune et marbrée du lichen jaune se met à ramper dans les broussailles et devient couleuvre… etc. La nature entière est ainsi”. “Le végétal devient animal sans qu’il y ait un anneau rompu dans la chaîne qui commence à la pierre, dont l’homme est le milieu mystérieux et dont les derniers chaînons, invisibles et impalpables pour nous, remontent jusqu’à Dieu”. “Le corollaire de l’unité c’est  variété dans l’unité”.
Victor Hugo évoque un chemin qui traverse un bois bordé ҫa et là de longues colonnades de ces beaux peupliers d’Italie dont l’écorce nous regarde passer avec de grands yeux. “J’étais seul, dit Hugo, mais je sentais vivre et rêver toute la création autour de moi”.
Nous renvoyons au Tome III de la  Fantaisie de Victor Hugo, qui cite de nombreux exemples tirés par Hugo du “livre de la nature”.
Nous renvoyons également au Victor Hugo, Oeuvres choisies de P. Moreau et J. Boudour (Hatier, 1950, Tome II) pour les poèmes des Contemplations et de Ce que dit la bouche d’ombre. Dans Les Misérables, voir la description du jardin de la rue Plumet, lieu privilégié “allusion à la nature qui se répand toujours tout entière là où elle se répand, aussi bien dans la fourmi que dans l’aigle”.
Dans les Feuilles d’automne (1831) Hugo avait écrit un poème intitulé “Pan”. Il désignait par ce titre “l’âme universelle des choses”. Son panthéisme s’éploie pour la première fois dans ces strophes antérieures de près de trente ans au vers fameux qui termine “Le Satyre” de la Légende des siècles: “Place à tout, je suis Pan; Jupiter, à genoux!”.

¡Amor! En su armonía toda concordia ¡espera!
Cielo azul, de los lobos aquieta las rencillas
¡Plaza a todos! Soy Pan; ¡Júpiter, de rodillas!
Ces vers de Hugo traduits par Enrique Díez Canedo sont parmi les premiers que publie l’anthologie en espagnol déjà citée, “ordenada” par lui même, et dont il donnait en 1945 une remarquable édition à laquelle Carrera Andrade avait collaboré. Pan! Depuis la séduction exercée sur ce dernier par Francis Jammes et l’évocation de son monde rural, l’âme universelle des choses imprègne sa poésie. Les choses sont des chiffres incompréhensibles qui s’évanouissent. Seules restent les ruines, ossements de la vanité humaine. La poussière, cadavre du temps. La zone minée du mystère sexuel. Les dépouilles d’êtres, de familles, de rêves qui flottent dans le fleuve des minutes et vont déboucher dans la solitude. La solitude est certainement l’embouchure finale de notre planète. Elle est aussi la matière dont sont faites toutes les choses. Elle est mère des éléments et des formes éphémères. Le fleuve est une solitude d’eau. Le vent, une solitude errante dans l’espace. Tout est une affirmation de la grande solitude de la terre”.

Cette vie universelle “qui palpite dans les choses” s’exprime magnifiquement dans le poème “Lugar de origen” de Poesías escogidas. Jorge Carrera Andrade y chante les “doux alliés” de son pays natal, depuis la chirimoya et l’avocat, depuis les oiseaux “apprentis en langues” jusqu’aux “petites bêtes” et aux “petits insectes”.  Lugar de origen résume en quelques strophes les attaches charnelles qui unissent le poète à la “tierra siempre verde”.
Mais l’univers de Carrera Andrade est singulièrement fécondé, illuminé par le “destello” (éclair) que Victor Hugo dans la traduction de Díez Canedo attribuait au “Satyre”.  C’est pourquoi lorsque Carrera Andrade veut exprimer le deuil poignant qu’a été celui de sa mère dans “Segunda vida de mi madre” (Poesías Escogidas) il l’imagine cheminant “en insectos y en hongos” (dans des insectes et des champignons) et dit à la disparue:

Mides el silbo líquido de insectos y de pájaros
La dulzura entregándome del mundo
(Tu discernes le fluide sifflement d’insectes et d’oiseaux
Qui m’offrent la douceur du monde).

Jorge Carrera Andrade et José Joaquín de Olmedo

Dans les Relatos de un gozoso tragaleguas (Récits d’un joyeux globe-trotter) publiés par le “Banco Central del Ecuador”, sans date, qui réunissent divers récits de Carrera Andrade, ce dernier mentionne le “Patricio Olmedo, Cantor de Bolívar y el mejor poeta épico del siglo XIX”.
À José Joaquín de Olmedo a été consacrée par le Fondo de Cultura Económica (México-Buenos Aires, 1947) une édition critique  de ses Poesías Completas par Aurelio Espinosa Pólit s.j. qui a fait précéder l’oeuvre d’Olmedo d’un prologue magistral.
C’est par la  Victoria de Junín, Canto a Bolívar qu’Olmedo a acquis dans toute l’Amérique de langue espagnole une durable gloire littéraire.
Son œuvre poétique est réduite. Et de celle-ci fait partie une traduction partielle en espagnol de l’ Essai sur l’Homme d’Alexander Pope, publiée à Lima en 1843. L’œuvre de Pope est divisée en épîtres (epístolas). Olmedo a traduit les trois premières.
Dans la Antología de poetas hispanoamericanos publiée en 1928 par la Real Academia Española, Menéndez y Pelayo n’hésite pas à ranger ces trois épîtres de Pope traduites par Olmedo parmi les quatre “magistrales poemas” de l’âge mûr de l’auteur de la Victoria de Junín.
L’Ensayo sobre el Hombre n’est donc pas à considérer, comme une œuvre mineure du poète de Guayaquil.

Que disait Pope dans les Epístolas traduites par Olmedo?

Contempla el mundo, observa la cadena
De amor que une entre sí todos los seres…

No hay un ser, no hay un átomo siquiera
Que exista solo…

Alexander Pope et José Joaquín de Olmedo dans sa traduction soulignent la solidarité, la “mutuelle dépendance” qui existent entre l’homme et les autres créatures, et ce avec une éloquence convaincante. Les strophes se succèdent pour dire, comme le fera Victor Hugo, qu’une âme éternelle des choses relie tous les êtres. Croyant, le Patricio de Guayaquil attribue à Dieu “l’universelle félicité” qui est la “conséquence des besoins mutuels de tous les êtres”.
“L’univers conserve cet ordre simple, éternel, reliant en d’agréables noeuds chaque être à un autre être, l’homme à l’homme”.
“Ainsi l’homme et ainsi les autres êtres qui peuplent les bois, la mer et l’air, tous s’aiment et s’aiment dans les autres”.
Comme dans la poésie de Francis Jammes, Alexander Pope précise certains éléments de la “chaîne”, éléments accompagnés de qualificatifs pour mieux les personnaliser: “el lento buey, el vago viento, el grato susurrar entre las ramas, el tono adulador del arroyuelo, el mundo pez, la florida selva, la araña afanosa, el vil cerdo, etc.”
Carrera Andrade ne pouvait rester insensible aux arguments longuement développés par Pope dans un essai dont la qualité littéraire le mettait à une place d’honneur, et dont l’auteur de la traduction espagnole avait toute son admiration.
Carrera Andrade trouvait dans l’Essai sur l’homme confirmation de l’importance qu’avait prise dans son inspiration poétique l’âme universelle des choses.

 

Jorge Carrera Andrade et l’Unanimisme

Carrera Andrade a écrit dans son Autobiografía: “Entre los autores unanimistas encontré a los primeros cultivadores de la poesía social,  fusión afortunada del arte con un credo político de tendencia humanitaria”.
Jules Romains figure dans l’Anthologie de Díez Canedo sous la rubrique “Libertad y Modernismo”, ainsi que Georges Chenevières, autre représentant éminent de l’unanimisme. Díez Canedo ajoute à ceux-ci Jean Hytier, “épigone des unanimistes, fondateur de la revue le Mouton Blanc”.
Dans l’introduction de sa Poesía Francesa Contemporánea Carrera Andrade déclare que le lecteur sera peut-être surpris de trouver dans son ouvrage le nom de Jules Romains, qu’il cite à côté d’autres “grandes figures” qui “ont acquis du renom dans le domaine du roman, de la critique et de la chronique de voyages”. Mais Jules Romains “n’a cessé d’être le plus grand des poètes unanimistes grace à sa douzaine de volumes en vers”.
Aussi donne-t-il de lui quatre traductions. Les poètes les plus traduits sont Paul Valéry (neuf versions), Jean Cocteau (douze versions), Paul Éluard (douze versions), et Pierre Reverdy (onze versions).
“L’idée baudelairienne, si féconde, des correspondances entre les divers ordres de sensations développées par le symbolisme, se continue chez Romains, comme on peut le constater par ces exemples” écrit André Cuisenier, et y prend, notamment dans les œuvres récentes, un accent nouveau:

Le son me vient sur  sur la clarté
Et j’écoute onduler vers moi
Une musique à flamme jaune…

“Ces visions d’ensemble sont le propre de l’unanimisme, afin de faire de l’art un moyen efficace et privilégié de communion”.
Mais surtout, l’énonciation de faits peu significatifs en apparence, quoiqu’ils  soient riches de développements spirituels, transporte soudain le poète sur un plan supérieur. Ainsi, par les moyens les plus simples, réussit-il à suggérer l’éveil d’un être collectif.
Ces êtres collectifs peuvent être la ville, la rue, le village, la mer, la caserne, le théâtre, etc.  Jules Romains a écrit (Le Penseur, avril 1905) un long article intitulé “Les sentiments unanimes et la poésie”, reproduit dans la partie Documents de son livre de poèmes La vie Unanime (Jules Romains, coll. Poésie/Gallimard). Nous renvoyons notre lecteur à ce texte capital et irremplaҫable.
Les êtres collectifs sont aussi présents dans la poésie de Carrera Andrade. Ils révèlent au poète “par delà les âmes individuelles et collectives, la présence d’une âme plus vaste qui les englobe et qui est par excellence l’unanime, substance spirituelle, lieu de toutes les âmes particulières, par nature ineffables”.
“En reprenant le vieux terme d’âme, l’unanimisme affirme l’existence d’une réalité superficielle. Tous ces êtres qu’il nous a révélés (rassemblements, groupes, foules) ne trouvent leur cohésion et leur existence véritable que par la conscience qu’ils prennent d’eux-mêmes”.
Dans les Poesías Escogidas de Carrera Andrade nous trouvons un poème, “Viaje”, dont le sujet est précisément un être collectif à savoir la mer. Le premier mot de cette composition est Unanime (8).

Unanime et bleu soulèvement de la mer:
Ses multitudes liquides, ses émeutes de sel.
Tout un effondrement de montagnes brisées
Et un silence subit qui devient mouette.


Je me mêle, mer, à tes tumultes
Et au ciel qui se balance sur ton immense balanҫoire…
Autre poème dont nous pouvons qualifier la composition de thème collectif: “Saludo de los puertos” dont le riche tissu réunit en 46 vers “l’homme de l’Équateur”, Amsterdam, Hambourg, Marseille, les trains “équilibristes” (9) sur les ponts effilés de la nuit, Paris et les quais de la Seine, le Jardin du Luxembourg, la Tour Eiffel les avions du printemps international qui scient le bois précieux du ciel.

«Je suis sur la ligne de trains de l’Ouest, employé à l’inventaire du monde, notant derrière mon guichet naissances et décès d’horizons, allumant dans ma pipe les frontières devant la bibliothèque de toitures des villages et maîtrisant le cirque de mon sang avec la cordiale pulsation de l’univers».

Les êtres ou personnages collectifs nous font un signe unanimiste aussi depuis d’autres poésies de Jorge Carrera Andrade. Lui qui a fait la connaissance de Jules Romains et apprécié son oeuvre, sait que la “ventana” qui lui révélait jadis les trésors de la nature tropicale de son pays natal, lui fera découvrir désormais un univers nouveau et encore pour lui inexploré.
En conclusion, les déclarations de Carrera Andrade sur les poètes unanimistes et l’inclusion de Jules Romains parmi ses préférences dans son anthologie de la poésie franҫaise contemporaine publiée à Quito, nous permettent d’affirmer que l’unanimisme comme mouvement littéraire a été bien connu du poète équatorien et qu’il a laissé  des traces dans son œuvre.
 
En guise de conclusion
De l’Équateur du coeur qui s’est imprimé de faҫon indélébile dans la personnalité de Jorge Carrera Andrade lors des années d’adolescence et de jeunesse passées à Quito, puis au cours de longs séjours en Europe ou dans d’autres pays, où il a pris contact avec ce qu’il devait appeler son inventaire du monde, Carrera Andrade est resté fidèle à ses racines et à la “sensible ivresse des tropiques” selon l’expression de Julio Leguizamón (10).
(A) Je dédie cet essai au Professeur et historien A. Darío Lara, à qui nous devons des études décisives sur les relations politiques et culturelles entre l´Équateur et la France au XIXème siècle.

Dans le domaine littéraire on ne peut aborder l´œuvre et la personnalité du grand poète Jorge Carrera Andrade sans se réferer à Darío Lara qui a été longtemps son fidèle confident,

s) René L.F. Durand.

Antony
(Hauts de Seine, octobre 2007)

NOTES
(1) Le texte de Edades de mi poesía a été publié dans une version plus développée par le professeur Enrique Ojeda in: Poemas desconocidos de Jorge Carrera Andrade pp. 175-221. Il figure in Jorge Carrera Andrade: Mi vida en poemas, Caracas, ediciones Casa del Escritor, 1962, pp. 9-4.
(2) Sur les deux ans que dura la mission de  Jorge Carrera Andrade, voir Darío Lara: Memorias de un testigo, 1999, pp. 9-12. Darío Lara qualifie le séjour de “apacible y deliciosa temporada”  interrompue par un coup d’État survenu en Équateur.
(3) Sur Francis Jammes, voir les œuvres de ce poète publiées dans la collection Poésie-Gallimard. La vie et les oeuvres de Francis Jammes (1868-1938) sont recensées dans son livre: Clairières dans le ciel, pp. 199-202.
(4) Dans le dossier “La vie et les oeuvres de Francis Jammes” (Poésie-Gallimard p. 243) il est indiqué: “s’intéresse à la botanique et à l’entomologie”.
(5) “L’Autobiographie” dont l’auteur nous a envoyé un exemplaire ronéotypé renferme notamment un tableau bouleversant de la condition misérable de l’Indien de l’Équateur. Sur ce problème, voir C. Buchet de Martigny: “Notas sobre el estado del Ecuador”, Paris, septiembre 1833, publié par le professeur Darío Lara dans son livre: Histórica Conmemoración: 40 años de la primera comisión mixta Franco-Ecuatoriana, 1966-2006, Quito, 2006. Editorial Crear Gráfica editores.
(6) Voir également Aida Cometta Manzoni: El Indio en la novela de América. Jorge Icaza, son roman Huasipungo, Quito 1934. Voir: Darío Lara et Claude Lara B. Correspondencia de Jorge Carrera Andrade con intelectuales de lengua francesa, tomo 1, pp. 40-41, Quito, 2004.
(7) Une nouvelle édition parut à Madrid en 1951: Pierre Reverdy Antología, Librería Clan. Aussi Darío Lara et Claude Lara B. Correspondencia de Jorge Carrera Andrade con intelectuales de lengua francesa, tomo 1, p. 47.
(8) “Unanime veut dire étymologiquement: qui possède un seul esprit. La vie unanime exprime le plus profond panthéisme et considède tout par rapport à tout” (Henri Martineau: La vie unanime de Jules Romains, éd. Poésie-Gallimard, p. 238.
(9) Voir le thème du train dans La vie unanime de Jules Romains:
Les sifflements des trains gonflent, houlent me poussent
Alors dans le lointain une locomotive
Enfonce un sifflement au ventre de l’espace.
C’est le signal de la révolte, l’ordre clair
Que la force des trains lance aux forces des hommes.

(10) Historia de la Literatura hispanoamericana. Buenos Aires 1945, editoriales reunidas, S.A. Argentina, tomo 1; pp. 435-436.  “La plus haute hiérarchie lyrique revient à Jorge Carrera Andrade” écrit Julio Leguizamón. Le poète Équatorien “a bien compris le processus du phénomène créateur, sa manière ineffable. Il condense en un petit nombre de termes expressifs son esthétique: le poète ne s’assied pas à sa table de travail de faҫon délibérée, pour fabriquer de la poésie, mais celle-ci vient inespérément d’en haut, comme un vent tempétueux, comme un ange batailleur, qui secoue l’homme, le torture, et la victime se débat dans son agonie, et balbutie des phrases entrecoupées qui constituent le poème, car la poésie véritable est uniquement ce qui est resté du combat avec l’ange”.

ORDRE DES POÈMES*
1. Vie du grillon
2. Vie parfaite
3. Chanson de la pomme
4. Expédition au pays de la cannelle
5. Biographie
6. Promesse du fleuve Guayas
7. Solitude des villes
8. Histoire contemporaine
9. Le canton sans nom
10. L’épicerie du ciel
11. Édition du soir
12. Service
13. Affiche électorale du vert
14. Biographie à l’usage des oiseaux
15. Vocation du miroir
16. Fierté de l’eau gazeuse
17. Le voyage infini
18. L’alchimie vitale
19. Jours impairs
20. Propriété
21. L’étranger
22. Demeure terrestre
23. Le pays où je suis né
24. Seconde vie de ma mère
25. Poussière, cadavre du temps
26. Rien ne nous appartient
27. Solitude habitée
28. Ci-gît l’écume
29. Cahier du parachutiste (a)
 * Poésies choisies traduites en français par René L.F. Durand et Anne-Marie Kennett.

Vida del grillo-Vie du grillon

Invalide depuis toujours
Il déambule dans la campagne
Avec ses béquilles vertes.

Dès cinq heures
Le jet d’eau de l’étoile
Remplit la petite cruche du grillon.

Plein d’ardeur au travail, avec ses antennes
Il va tous les jours à la pêche

Dans les cours d’eau de l’air.
La nuit misanthrope,
Il suspend dans sa maison d’herbe
Le lumignon de son chant.

Feuille enroulée vivante
Il garde écrite en lui-même
La musique du monde!

Vida perfecta-Vie parfaite**

Lapin: frère timide, mon maître philosophe
Ta vie m’a appris la leçon du silence.
Puisqu’en la solitude tu trouves ta mine d’or
Peu t’importe l’éternelle marche de l’univers.

Petit chercheur de la sagesse,
Tu feuillettes comme un livre l’humble choux savoureux
Et tu observes les volettements des hirondelles
Comme Saint Siméon, de ta grotte obscure.

Demande à ton bon Dieu un potager dans le ciel
Un potager avec des choux de cristal au paradis
Et une cascade d’eau douce pour ton tendre museau
Et sur ta tête un envol de colombes.

** À ce poème il manque les deux dernières strophes traduites par René L.F. Durand et que nous reproduisons:
Tu vis en odeur de sainteté parfaite.
Te ceindre le cordon du père Saint François

Le jour de ta mort. Avec tes longues oreilles
Les âmes des enfants joueront dans le ciel.
In: Jorge Carrera Andrade. Poètes d’Aujourd’hui N° 156, Pierre Seghers éditeur, Paris, 1966; p. 95.

Canción de la manzana-Chanson de la pomme

Ciel vespéral en miniature
Jaune, vert, rouge,
Garni d’étoiles de sucre
Et de petits nuages de satin,

Pomme au sein dur
Aux neiges lentes au toucher
Douces rivières pour le goût,
Pour l’odorat cieux embaumés.

Signe de la connaissance
Porteuse d’un important message:
La loi de la gravitation
Ou celle du sexe et de l’amour.

La pomme est entre nos mains
Un souvenir du paradis.
Ciel mystérieux: en son entour
Un ange odorant bat des ailes.

Expedición al país de la canela-Expédition au pays de la cannelle
La jungle aux mille bras végétaux
Autour des hommes serrée
Garde jalousement ses éternels secrets
Et ne cède pas au tranchant de l’épée.

Orchidées, aras, sont les signes
D’une vie sauvage placée sous l’empire
Du roi des pays tropicaux,
Le serpent dans l’arche lové.

Est-ce Gonzalo Pizarro ce pantin crispé
Ce visage jaune recru de fatigue
Qui pour l’oreiller n’a que son harnais?

La fièvre aux longues mains moites
A déjà mis cent hommes au tombeau
Et la jungle a triomphé de l’épée.

Biografía-Biographie

La fenêtre naquit d’un désir de ciel
Et se posa tel un ange sur la muraille noire.
Elle est amie de l’homme
Et concierge de l’air.

Elle bavarde avec les flaques de la rue,
Avec les miroirs enfants des appartements
Et les toitures en grève.

De leur hauteur, les fenêtres
Orientent les foules
Avec leus harangues diaphanes.

La baie vitrée
Répand ses lumières dans la nuit.
Elle extraie la racine carrée d’un météore,
Additionne des colonnes de constellations.

La fenêtre est la rambarde du bateau de la terre:
Une houle de nuages l’enserre doucement:
Le capitaine Esprit cherche l’île de Dieu
Et les yeux baignent dans des tempêtes bleues.

La fenêtre distribue entre tous les hommes
Un empan de lumière et un seau d’air.
Elle est, labourée par les nuages,
La petite propriété du ciel.

Promesa del río Guayas-Promesse du fleuve Guayas
Interminable, tu débouches dans la mer,
Fleuve Guayas, chargé d’horizons,
Et de navires qui descendent sans hâte
Tes bosses de cristal, monts liquides.

Même le temps en ton cours dissout
Et coule en tes eaux confondu.
Le jour tropical qui jamais ne revient

Sur tes épaules roule vers l’oubli.

Tu as regardé passer, indifférent,
Les années qui peu à peu s’évanouissent,
Les lentes migrations, les âges,
Ô pasteur des rivages et de cités.

Tu as mille fois porté jusqu’à la terre
Où tu as englouti dans ta tombe mouvante
Le vaisseau de guerre ou de commerce
Celui de l’expédition ou de l’aventure.

Seuls troublent le calme de ta vie
Quelques cris de toi pétrifié
Ou tes rêves: la plante engloutie
Et le poisson à la fois lourd et léger.

Sans cesse contemplant tes propriétés
Tu vois défiler haciendas, bœufs, grottes vertes.
Parcourant tes profondes solitudes
Tu te perds parmi tes joies humides.

Ô fleuve agriculteur qui pétris le limon
Pour le rendre fertile sur tes rives
Peuplées d’arbres et de maisons
Juchées sur leurs échasses en bois!

Ô cœur fluvial qui fais battre
D’un rythme égal celui de toutes choses:
Canne à sucre et lézard endormi
Survivant d’un autre âge!

Sur ta berge, la nuit, l’ombre
D’un défunt boucanier grave son empreinte,
Et un canot bleu qui pêche des étoiles
Vogue en contrebande sur le marécage.

Mémoire, ô fleuve ou solitude fluctuante!
Tu passes, mais toujours tu demeures pressé,
Égal et toutefois différent
Et tu coules poursuivi par toi-même.

Je jette à tes chiens d’écume et d’eau
Mon faux vêtement d’emprunt
Et j’ai foi en la promesse de tes flots
Et en ton langage de fraîcheur.

Ô fleuve, capitaine des grands fleuves!
Ton flux large, incessant, est égal
À celui de mon sang parcouru de navires
Qui vont et viennent à chaque instant.

Soledad de las ciudades-Solitude des villes

Sans connaître mon numéro
Entouré de murailles et d’interdits.
Avec une lune de forçats
Et ma cheville enchaînée par une ombre perpétuelle.

De vivantes  frontières se dressent
à un pas de mes pas.

Il n’y a ni Nord, ni Sud, ni Est, ni Ouest,
Seule existe la solitude multipliée,
La solitude divisée pour telle quantité d’hommes.
La course du temps dans le cirque de l’horloge,
Le nombril lumineux des tramways,
Les cloches aux épaules d’athlète,
Les murs qui épèlent deux ou trois mots coloriés,
Sont faits d’une matière solitaire.

Image de la solitude:
Le maçon qui chante sur un échafaudage,
Radeau fixe du ciel.
Images de la solitude:
Le voyageur qui se plonge dans un journal.
Le garçon de café qui cache un portrait sur sa poitrine.

La ville a une apparence minérale.
La géométrie urbaine est moins belle
Que celle qu’on nous apprit à l’école.
Un triangle, un œuf, un morceau de sucre
Nous initièrent à la fête des formes.
Plus tard seulement fut la circonférence:
La première femme et la première lune.

Où étais-tu, solitude,
Toi que je n’ai pas connue avant mes vingt ans?
Dans les trains, les miroirs et les photographies
Tu es toujours à côté de moi.

Les paysans sont moins seuls
Parce qu’ils ne font qu’un avec la terre.
Les arbres sont leurs enfants,
Ils observent dans leur propre chair les changements de temps
Et ils prennent exemple sur la Vie des Saints des petites bêtes.

Cette solitude est pétrie de livres,
De promenades, de pianos et de défilés de foules,
De villes et de ciels conquis par la machine,
De liasses d’écumes
Qui se déroulent jusqu’à la limite de la mer.
On a tout inventé.
Mais rien ne pourra nous libérer de la solitude.

Les cartes à jouer gardent le secret des greniers.
Les sanglots sont faits pour être fumés dans une pipe.
On a essayé d’enterrer la solitude dans une guitare.
On sait qu’elle hante les appartements vides de locataires;
Qu’elle commerce avec les vêtements des suicidés
Et qu’elle embrouille les messages sur les fils télégraphiques.

Historia contemporánea-Histoire contemporaine
Dès six heures la fumée jaillit des cheminées
Et ne cesse de montrer de son bras la direction du vent.

Les bancs conservent le sommeil congelé des clochards.
Les vitrines des restaurants encadrent la rue
Et la vendent parmi les fruits, flacons et crustacés.
Les écoliers sur leurs noires ardoises additionnent pains et étoiles
Et les automobiles foncent sans savoir

Qu’une pierre attend dans un virage le signe du destin.

La machine à écrire, mitrailleuse au tac-tac de mots,
Tire sur la sentinelle invisible du carillon.
Les enclumes martèlent un rêve sonore de fers à cheval
Et les machines à coudre accelèrent leur tachycardie de vieilles filles
Au milieu de la houle virevoltante des tissus.
L’après-midi transporte un ballot de soleil dans un tramway.

Aux yeux d’ouvriers en chômage le ciel ressemble à un panier de pommes.
Des régiments venus du froid
Dispersent les groupes de vagabonds et de mendiants.

Le marchand de poissons, les crieurs de journaux
Et l’homme qui moud le ciel dans son orgue de Barbarie
Se donnent la main à l’heure du souper
Dans les égouts et sous l’aisselle des ponts
Où les déchets jouent au jardinier
Et tirent la langue les boîtes de conserve.

Leurs ombres grandissent au-delà des toits pointus
Et peu à peu recouvrent la ville, les chemins et la proche campagne
Jusqu’au moment où dans leur coeur s’efface le relief du monde.

El cantón sin nombre-Le canton sans nom
Dans mon canton il y a des villages et du bétail,
Des sacs de nuages qui versent le maïs d’argent de la grêle,
Un ciel qui ouvre et referme soudain ses vitrines,
Des citrouilles qui dorment d’un sommeil lourd sur les routes,
Un torrent qui sort de sa grotte de faux monnayeur,
Des légumes matinaux qui voyagent en mule à la ville,
Tous les insectes échappés d’une table de multiplication
Et un air qui a toute heure tripote les fruits.

Dans mon canton les fleurs offrent leurs menottes ouvertes
Ou leurs petits poings fermés
L’essence du silence de la terre.
Une cascade escamote ses miroirs
Et précipite ses brebis d’eau
Comme un troupeau dans un défilé.
Dans mon canton les habitants parlent aux chevaux,
Les fers à cheval imitent la voix des cloches,
Les crapauds sentinelles lancent leur cri d’alerte
Lorsque la pluie passe en courant sur ses échasses.
Sous les orgues colorés du ciel
L’orge innombrable s’agenouille
Et l’horizon couché est un bœuf
Qui calmement rumine des lointains.

Abastos del cielo-L’épicerie du ciel
Poissonnerie de la pluie:
Yeux troubles. Écailles d’argent.
Oisellerie de la pluie:
Oiseaux d’eau.

Fruiterie de la pluie:
Oranges liquides,
Raisins de cristal et groseilles
De larmes.

La terre, le ciel et la mer
En la pluie résumés.

L’aubergine
A volé son éclat au vitrail d’une église.

Dans sa peau de raisin et de deuil
Elle garde la lumière mauve du couchant.

Les prunes sont les yeux
D’une vache fantôme
Qui regarde entre les arbres.

Elles luisent comme des bulles
À la peau douce, que dilatent
Le sang et le sucre.

En roulant, les prunes
Comme des regards humides,
Sont copie de la terre.

Edición de la tarde-Édition du soir

Le soir lance sa première édition d’hirondelles
Annonçant la nouvelle politique du temps,
La pénurie des épis de la lumière,
Les navires mis à flot dans le chantier du ciel,
Le magasin d’ombres du couchant,
Les émeutes et les perturbations du vent,
Le changement de domicile des oiseaux,
L’heure d’ouverture des étoiles.

La mort subite des choses
Englouties dans la mare de la nuit,
Les faibles appels au secours des astres
De leur prison d’infini
La marche incessante des armées du rêve
Contre l’insurrection des fantômes
Et, à la pointe des baïonnettes de la lumière,
L’ordre nouveau implanté dans le monde par l’aube.

Servicio-Service

Les eaux du ciel, pieuses servantes des arbres

Lavent de leurs pleurs les écorces
Et servent de pleins seaux à la soif des ramures.
Nourrices des fruits enfants
Elles les bercent de la fraîcheur de leur chant
Appris dans l’atmosphère en leur voyage vertical.

Seuls les oiseaux connaissent leur aventure:
La commune ascension sur des routes accablées de chaleur,
Le vol lent sur le dirigeable d’un nuage,
La manœuvre aérienne des phalanges diaphanes
Et leur retour sur terre en claires multitudes.

Une fois réparties en parts égales toutes leurs amphores,
Les eaux désamorcent leurs humides hameçons
Et vont pêcher des bulles dans les mares,
Ces provinces liquides du ciel.

Cartel electoral del verde-affiche électorale du vert

Vert marine, amiral des verts,
Vert terrestre, camarade des paysans,
Anticipation sans nombre du bonheur universel,
Ciel infini du bétail qui paît de fraîches éternités.

Lumière sous-marine du boqueteau
Où plantes, insectes et oiseaux vivent en se consumant
Dans l’amour silencieux d’un dieu vert.
Odeur verte de l’agave charnue
Qui dans sa marmite végétale élabore
Une enivrante liqueur
Faite de pluie et d’ombre.

Table tropicale où suinte avec son panache vert
La tête tatouée de l’ananas.
Arbustes aux bosses vertes,
Parents pauvres des collines.

Verte musique des insectes qui cousent sans cesse
Le gros drap du chiendent,
Les moustiques qui habitent dans les violons
Et le roulement de l’opaque tambourin vert de la grenouille.

La verte colère du cactus
Et la patience des arbres qui recueillent dans leur filet vert
Une pêche miraculeuse d’oiseaux.
Tout le vert apaisant du monde
Se noyant dans la mer, grimpant sur les montagnes jusqu’au ciel
Et affluant dans le cours d’eau -école de nudité-
Et dans la vache nostalgique du vent.

Biografía para uso de los pájaros-Biographie à l’usage des oiseaux

Je suis né au siècle du décès de la rose
Quand le moteur avait mis en fuite les anges.
Quito voyait rouler la dernière diligence
Et à son passage défilaient en bon ordre les arbres,
Les clôtures et les maisons des dernières paroisses,
Sur le seuil de la campagne
Où les vaches lentes ruminaient le silence
Et le vent éperonnait ses rapides chevaux.

Ma mère revêtue des lueurs du couchant
Garda sa jeunesse dans une profonde guitare
Qu’elle ne montrait que certains soirs à ses enfants
Enveloppée de musique, de lumière et de paroles
Moi j’aimais l’hydrographie de la pluie,
Les puces jaunes du pommier
Et les crapauds qui deux ou trois fois faisaient tinter
Leur gros grelot en bois

Sans cesse manœuvrait la grand-voile de l’air,
La cordillère était un littoral du ciel.
La tempête soufflait et au roulement du tambour
Ses régiments trempés montaient à l’assaut;
Mais ensuite le soleil avec ses patrouilles d’or
Restaurait la paix agraire et transparente.
Je voyais les hommes prendre des brassées d´orge
Des cavaliers s’enfoncer dans le ciel
Et descendre à la côte embaumée de mangues
Les wagons chargés de bœufs mugissants.

Plus loin dans la vallée s’étendaient les haciendas
Où l’aurore égrenait ses cocoricos
Et à l’ouest la terre où de la canne à sucre
Ondulait le fanion pacifique, et où le cacao
Gardait dans un écrin sa fortune secrète,
Une cuirasse odorante corsetant l’ananas
Et une tunique en soie la banane nue.
Tout est passé désormais au rythme égal de la houle
Comme les chiffres vains de l’écume.
Sans hâte les années mêlent leurs lichens
Et le souvenir n’est qu’un nénuphar
Dont le visage de noyé
Surgit entre deux eaux.

La guitare n’est plus qu’un cercueil de chansons
Et le coq se lamente à la tête blessée.
Tous les anges terrestres ont émigré,
Y compris l’ange brun du cacao.

Orgullo del agua gaseosa-Fierté de l’eau gazeuse

En un vertige d’or transparent
Clarté prisonnière qui bouillonne et monte,
Ou rideau de poussière frappé par la lumière
Tel une voie lactée qui vit et se consume.

Et ces mondes tournoyant en lumineux essaim
Naissant sans cesse et se décomposant
En courses de soleil que la hâte bouscule
Avec la certitude de la mort.

Une robe de soie se déchire-t-elle, ou est-ce la mer
Qui soupire, ou bien le vent et ses colombes?
Née du dégel d’un miroir
Coule la transparence en cascade joyeuse.

Des myriades de fraîcheur écument
En un flux cosmique, dans un crissement de sable.
Dans l’eau gazeuse un paon
Déploie sa bruissante queue ocellée.

Vocación del espejo-Vocation du miroir

Quand les choses oublient leur forme et leur couleur
Traqués par la nuit les murs se replient
Et tout s’agenouille ou cède ou se confond,
Toi seul es debout, présence lumineuse.
Tu imposes aux ténèbres ta claire volonté.
Dans l’obscurité ton silence minéral scintille.
Comme des colombes rapides, tel l’éclair
Tu envoies aux choses les messages secrets.
Chaque chaise s’étire dans la nuit et attend
Un invité irréel devant un plat d’ombre,
Et toi seul, témoin transparent,
Tu répètes par coeur une leçon de lumière.

La alquimia vital-L’alchimie vitale

Un vieillard vit en moi précurseur de ma mort.
À son souffle les années en cendre se transforment,
Les fruits décomposent leur sucre
Et le givre visite le labyrinthe de mon corps.
Cet amphitryon à l’affût manipule
Vent, aiguilles et pâles substances.
Parfois, dans mon sommeil, on entend un doux liquide
Qui se déverse dans sa cruche.
Il a baigné ma peau de sa jaune chimie.
Il a adouci le climat de ma main.
Au lieu de mon visage je vois dans les miroirs
Le sien tout ridé.
Il conspire au plus profond
Là où les entrailles palpitent tel un animal à bout de forces
Et parmi de vertes substances et des cornues de glace
En élaborant ma mort laisse passer les ans.

Días impares-Jours impairs

Il y a des jours qui se lèvent très tôt
Avec leurs yeux bovins et leur front assombri
Sans se rappeler leur nom peut-être
Se trompent-ils de semaine.
Des jours où nous ne trouvons ni noms de rues ni dates,
Nous oublions les roses et les nombres,
Et les fenêtres nous montrent leurs images revêches.
Nous ne savons plus ce que sont devenus la clé du coffre-fort
Ni le serment d’amour en anneau transformé,
Nous sommes aux prises avec des lettres et des mémoires,
Nous confondons l’ombre et un habit.
Jours de sable qui détraquent les pendules,
Où nous descendons des escaliers de cendre.
Où tous les murs de la maison nous refoulent
Tandis que nous cherchons en vain la porte de sortie.

Propiedad-Propriété

Je ne possède d’autre bien que la fenêtre
Qui veut être mi-campagne, mi ciel
Et dans sa fragile frontière avec le monde
Enregistre la présence des choses.
L’arbre est revêtu d’une cotte de mailles,
Sur une épée se fraye un chemin de lumière,
Les casques des javelles telles des guérillas
Protègent la propriété et l’épouvantail désarmé
Dévoile au milieu des oiseaux
Sa vile parenté avec les cadavres.

Paralysés mais jeunes les épis
Font le pari de rivaliser avec le vent.
Une spirale de poussière se détache
Enlaçant les arbres forçats
-complicité des trilles et des fruits-
Et engloutissant dans un chaos sonore
La puérile géométrie des champs ensemencés.
Tout est désir qui en secret s´agite
Pour subsister: l’animal au pâturage
Et les herbes, élèves de la pluie.

Sur un môle du ciel, la fenêtre.
Entre ses montants aériens immuables
Les oiseaux sont poissons ou reflets,
Le feuillage est vanité croulante,
Les nuages sont chargés de semences
Quand ils lancent leurs amarres vers la terre
Et leurs escales sont des plantes et des cours d’eau
Dans leur voyage d’aller et retour dans le cosmos.

El extranjero-L’étranger

Un territoire glacé m’entoure,
Une zone imperméable et silencieuse
Où s’éteignent les signes ardents
Et perd de son sens le langage des hommes.
Étendues de plantes et de cités
Qu’anime seulement l`ubiquité du vent,
Latitude abrégée par la nuit,
Méridiens perdus sur la carte du rêve.

Nul geste d’amitié de l’oiseau ou de la nuée
Ou du grégaire toit renfrogné,
Un moine vert muet habite en chaque arbre
Et un ciel sans pupilles regarde le monde.

Parmi des visages divers et des immeubles en construction
Je cherche une compagnie qui me sauve;
Mais un os amer est lové en son fruit
Et dans mes mains demeure sa forme de cendre.

Toi, solitude perdue et recouvrée,
Tu livres aux oiseaux ton domaine sans bornes
Et je pénètre dans tes provinces intimes
Protégé par des forces invisibles.

Sans mémoire de boussole ni de langues terrestres,
Par le ciel éperonné
Parcourant à gué des déserts comme des fleuves,
Je traverse la géographie muette de la planète.

Morada terrestre-Demeure terrestre

J’habite un immeuble de cartes à jouer,
Une maison de sable, un château aérien,
Et je passe mon temps à attendre
L’effondrement du mur, l’arrivée de la foudre,
Le céleste courrier porteur de la dernière nouvelle,
La sentence qui vole dans une guêpe,
L’ordre tel un sanglant coup de fouet
Dispersant dans le vent une cendre d’anges.

Je perdrai alors ma demeure terrestre
Et me trouverai nu de nouveau.
Les poissons, les étoiles
Remonteront le cours de leurs cieux inversés.

Tout ce qui est couleur, oiseau ou nom,
Redeviendra à peine une poignée de nuit,
Et sur les dépouilles de chiffres et de plumes
Et le corps de l’amour fait de fruits et de musique,
Descendra enfin, comme le rêve ou l’ombre,
La poussière sans mémoire.

Lugar de origen-Le pays où je suis né

Je viens du pays où le corossol,
Sachet de brocart, empêche son écrin
D’égoutter la douceur de sa neige ronde

Où l’avocat à la verte peau lisse
Dans sa prison ovale, en secret élabore
Sa substance de fleurs, de veines et de climats.
Pays qui nourrit des oiseaux étudiants en langues,
Des plantes qui macérées tuent ou rendent amoureux
Ou procurent un rêve magique ou une force heureuse.

De petites bêtes rendues chétives par leur manque de nourriture et leur paresse
De petits insectes à la chair végétale et mélodieuse
Soit lueur minérale soit pétales qui volent.

Capuli -la cerise de l’Indien des Andes-
Caille, tatou chasseur, dure tige
Au feu condamnée ou à être filet ou vêtement,

Eucalyptus aux feuilles pendantes tels chapelets de poissons
Soldat aux armures de feuilles
Qui déploie dans les airs son céleste combat-

Tels sont les doux alliés de l’homme du pays
D’où je viens, libre, avec ma leçon apprise des vents
Et mon poids d’oiseaux aux langues universelles.

Segunda vida de mi madre-Seconde vie de ma mère

J’entends autour de moi ton pas familier,
Ta démarche de nuage ou de lent cours d’eau,
Ta présence impérieuse, ton humble majesté
Qui rendent visite au sujet que je suis de ton éternel domaine.

Sur un temps blême, inoubliable,
Sur de vertes familles, dans la terre couchée,
Sur des habits vides et des coffres pleins de larmes, sur un pays de pluie, tu règnes en silence.

Tu t’avances sous l’aspect d’insectes et de champignons
Et tous les jours tes lois sont par moi obéies
Et ta voix par mes lèvres glisse furtivement
Adoucissant ma voix de métal et de cendre.

Boussole de ma longue traversée terrestre.
Origine de mon sang, source de mon destin.
Quand la poussière sans visage t’a recluse en son repaire
Je me suis réveillé stupéfait d’être encore vivant.

Et j’ai voulu abattre les portes invisibles
Mais prisonnier je me suis en vain tourné et retourné,
Je me suis pendu sans succès avec une corde de sanglots
Et j’ai traversé en t’appelant les marais du rêve.

Mais voilà que tu vis toujours à mon côté.
Je te sens respirer calmement
Dans ces douces choses qui me regardent
En un ordre céleste par ta main disposées.

Tu occupes dans son vaste espace le soleil du matin
Et avec ton habituelle tendresse tu m’enveloppes
Dans son léger manteau, à la chaude lumière,
Encore froid des chants de coq de l’aube et des ombres nocturnes.

Tu discernes le fluide sifflement d’insectes et d’oiseaux
Qui m’offrent la douceur du monde
Et ton amour maternel me fait signe et me guide,
De ton langage secret comblant ma solitude.

Tu es présente dans ce que je fais, tu habites mes silences
Tu me dictes ta volonté par dessus mon épaule
Lorsque la nuit abolit les couleurs
Et que ta présence infinie emplit l’espace vide.

J’entends au fond de mon être tes paroles prophétiques
Et tu me tiens compagnie toute une nuit de veille
M’informant d’événements, de clés mystérieuses,
De naissances d’étoiles, d’âges des plantes.

Hôtesse du ciel, vis, vis sans le poids des ans,
Ô mon sang originel, ma première lumière.
Que ta vie immortelle, qui palpite en toutes choses
En un vaste et simple chœur m’entoure et me soutienne.

Polvo cadáver del tiempo-Poussière, cadavre du temps

Tu es l’esprit de la terre: poussière impalpable,
Omniprésente, évanescente, en chevauchant le vent
Tu parcours des milles marins et de terrestres distances
Avec ta cargaison de visages et de larves.

Ô subtile visiteuse des appartements!
Les armoires fermées te connaissent.
Innombrable dépouille ou cadavre du temps,
Tes débris s’effondrent comme un chien.

Avare universelle, dans des trous et des caves
Tu entasses sans trêve ton or inutile et léger.
Tu collectionnes en vain les traces et les formes,
Tu prends les empreintes digitales des feuilles.

Sur des meubles, des portes condamnées, des recoins,
Sur des pianos, des chapeaux hors d’usage, de la vaisselle
Ton ombre ou ton flot mortel
Déploie le sinistre drapeau de la victoire.

Tu campes en maître sur la terre
Avec les pâles légions de ton empire dispersé.
Ô rongeur, tes dents innombrables dévorent
La couleur, la présence des choses.

La lumière elle-même se revêt de silence
Grâce à ton voile gris, couturière des miroirs.
Ultime héritière d’un univers défunt
Tu gardes toutes choses en ta tombe ambulante.

Nada nos pertenece-Rien ne nous appartient

Chaque jour le même arbre entouré
De sa verte famille bruissante.
Chaque jour le battement d’un temps enfant
Que la pendule berce dans l’ombre.
Le fleuve distribue sans se hâter sa carte à jouer transparente.
Le silence chemine vers un bruit imminent.
Avec ses tendres petits doigts
La semence déchire ses langes de limon.

Nul ne sait pourquoi existent les oiseaux
Ni ton tonneau de vin, pleine lune,
Ni le coquelicot qui se brûle tout vif,
Ni la femme à la harpe, heureuse prisonnière.
Et il faut se vêtir d’eau, de dociles tissus,
De choses invisibles et cordiales
Et se farder avec de légères dépouilles de colombes,
D’arcs- en- ciel et d’ange.

Et laver l’or rare du jour
En comptant ses pépites quand le couchant blessé
Brûle tous ses vaisseaux et que s’approche la nuit
À la tête de ses tribus obscures.

Tu parles, alors, ô Ciel:
Ta haute cité nocturne s’illumine.
Ta foule passe avec des flambeaux
Et en silence nous regarde.

Toutes les formes vaines et terrestres:
Le jeune homme qui dans son lit cultive une statue,
La femme avec ses deux cœurs d’oiseau,
La mort furtive déguisée en insecte.

Tu recouvres toute la terre, homme mort, tombé
Comme une cape brisée
Ou une coquille d’œuf cassée
Ou la demeure de chaux d’une araignée monstrueuse.

Les morts sont les moines de l’Ordre
Des anachorètes souterrains.
La mort est-elle la suprême pauvreté
Ou le royaume originel revisité ?

Homme nourri d’années et de corps de femmes:
Quand Dieu t’éperonne tu tombes à genoux
Et seule la mémoire des choses
Met dans tes mains vides une chaleur désormais inutile.

Soledad habitada-Solitude habitée

La solitude marine qui convoque les poissons,
La solitude du ciel griffé d’ailes,
Se prolongent en toi sur la terre,
Solitude dépeuplée, solitude habitée.

Les feuilles de l’arbre, chacune à sa place, esseulée,
Savent que tu leur réserves une mort privée.
Le poisson et la guitare ne peuvent, de leur bouche ronde
À coups de morsures de musique, te dévorer.

Chargée de désert et de soleil couchant
Tu vas sur la planète, en vent déguisée,
Emplissant grottes, parcs et dortoirs
Et faisant soupirer les statues.

Tu nous conduis vers ta chausse-trappe
Avec ta langue d’oiseau ou ta langue de cloche.
À jamais prisonniers dans tes rets
Nous rongeons l’azur de ta maille infinie.

Tu es partout, solitude,
Unique partie humaine.
Nous tous tes habitants portons lovée en nos cœurs
Ta grise, ton irréductible emprise

Aquí yace la espuma-Ci-gît l’écume

L’écume, douce moniale, en son hôpital marin
Par des escaliers d’eau, par des marches bleutées,
Descend jusqu’au sable sur ses pieds de lys et de lune.

Ô Sainte revêtue de toisons de brebis!
Tes pansements immaculés donnent aux roches blessées
Une parfaite guérison don du ciel.

D’où viennent tant de neige errante,
Tant de fleurs salées
Et de copeaux de cierges et de chemises d’ange?
Ô moniale boulangère ! De fours cristallins
Froids de toute éternité, tu retires infatigable
De grands pains blancs moelleux.

Tu déplies la nappe d’un festin d’infini
Où l’horizon, dans son plat de nuages,
Sert les mets du rêve et de l’oubli.

Ouvrière nivéenne, tu es aussi croque-mort:
Tu portes jusqu’au sable, à pleines pelletées,
Des monceaux de cadavres de mouettes pâles.

Sur le rivage roulent tes sculptures éphémères
Qui vite se délitent
En un marbre soluble, en plumes légères.

Mobile, nuage effondré, quand tu heurtes la terre,
Tu expires, mais ta présence parmi les roches s’élève
Tel un fantôme vaporeux.

Ta cape retroussée, au bruissant frou-frou, chaste moniale,
Tu parcours en soupirant
Ta plantation errante de magnolias.

Avec un équipement de hérons et de méduses,
Ton ciment aérien immaculé
Va-t-il étayer une idéale architecture?

Frontière de l’abîme, gardée par des colombes!
Ton armée nivéenne s’avance vers la terre
Ô moniale capitaine, en d’aurorales batailles.

Dans le sable ou les rochers tu trouves ton frais tombeau;
Mais tu renais à chaque instant et dans les coquillages
Tu entasses sans trêve les trésors de ton albitude.

La balsamique salive des fauves marins
Caresse tes plantes cristallines et glacées
Sainte Écume, défunte dans les chantiers de l’Océan!

Cuaderno del paracaídista-Cahier du parachutiste

Je n’ai rencontré que deux oiseaux et le vent,
Les nuages avec leurs rouleaux de cartes
Et des fleurs de fumée qui s’épanouissaient en me cherchant
Pendant mon voyage vertical dans le ciel.

Je viens en effet du ciel
Comme dans les prophéties et les hymnes,
Émissaire d’en haut avec mon uniforme de feuilles,
Ma provision de vies et de morts.

Je descends du ciel comme le jour.
Je mouille les paupières
De ceux qui m’attendent: j’ai suivi
La route de la lumière et de la pluie.

Arbuste bienveillant, protège-moi.
Dis, terre, à ton sillon trempé de m’accueillir
Et à ce tronc abattu
De m’apprendre la couleur, la forme inerte.

Me voici, paysans d’Europe!
Je viens au nom du pain, des mères du monde,
De toute la blancheur décapitée:
Le héron, le lys, l’agneau, la neige.

Paysans du monde: je suis descendu du ciel
Comme une blanche ombelle ou méduse de l’air.
J’apporte de secrets éclairs, ma provision de morts,
Mais j’apporte aussi les futures récoltes.

J’apporte la moisson paisible, sans soldats,
Les fenêtres à nouveau éclairées, qui pourchassent
La nuit à jamais vaincue.
Je suis l’ange nouveau de ce siècle.

Citoyen de l´air et des nuages,
En mes veines coule cependant un sang terrestre
Qui connaît le chemin menant à chaque demeure,
Le chemin qui sinue au-dessous des charrois,

Les eaux qui prétendent être identiques
À celles qui jadis ont coulé déjà,
La terre en bétail et cultures fertiles au prix de la douleur des hommes
Où je vais de mes mains incendier le jour.

(a) Rappelons que ce recueil comprend vint-neufs poèmes supplémentaires.
* Nous les publions ici dans l’ordre des publication des Poesías Escogidas de Jorge Carrera Andrade, éditées à Caracas en 1945.

 

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