Présentation : Claude Lara
«J’ai aussi souvent rencontré ces jours-ci le Professeur René L.F. Durand, remarquable hispaniste, traducteur expérimenté et critique littéraire, qui se consacrait à l’étude de mon œuvre et à la sélection de mes poèmes pour l’édition de Seghers dans la collection ‘Poètes d’aujourd’hui’. À sa parfaite maîtrise de l’espagnol s’ajoutait sa connaissance personnelle et vécue de la psychologie des peuples hispano-américains qu’il avait connus pendant sa jeunesse. Notre amitié était née au Vénézuela (3), durant ma première mission dans ce pays, quand Durand exerçait les fonctions de Conseiller culturel au près de l’Ambassade de France. Ces dernières années il avait traduit pour les éditions Seghers: Rubén Darío et Juan Ramón Jiménez et, pour les Éditions Gallimard: Alejo Carpentier, Miguel Angel Asturias et d’autres écrivains. L’éminent traducteur et critique littéraire a remis aux médias, avant mon départ de Paris, [le tapuscrit] du livre dédié à ma poésie, ce qui a permis sa publication à la fin de l’année 1966» (4).
René L.F. Durand (in Correspondencia de Jorge Carrera Andrade con intelectuales de lengua francesa, T.I, Claude y Darío Lara, p. 282, Abya-Yala, Quito, 2004)
“Antony 5 avril 2006
Très cher ami,
Il y a là pour moi des renseignements très intéressants.
Très cher ami, un grand merci encore, et à bientôt.
Veuillez présenter mes hommages respectueux à Madame Darío Lara.
s) René L.F: Durand”
Je vous remercie très vivement de l’envoi de votre Clemente Ballén de Guzmán que je viens de lire avec une attention soutenue de la première à la dernière ligne. Votre travail de recherche, que j’admire, est digne du grand historien que vous êtes. L’Équateur et la France vous seront particulièrement reconnaissants pour les divers points que vous avez établis entre nos deux pays. Je crois que votre oeuvre de pionnier dans ce domaine est unique en ce qui concerne l’Amérique de langue espagnole et l’Europe.
J’ajouterai que pour ce qui est de Ballén de Guzmán devenu citoyen de Fontainebleau et résistant, l’exemplarité de votre recherche a bien saisi, de façon émouvante, le caractère humaniste de votre compatriote de Guayaquil.
Le texte est relativement court et peut-être comme vous le laissez entendre votre fils pourrait-t-il le faire imprimer?(7). Mais il me paraît nécessaire de vous envoyer un exemplaire ronéoté (?)
Merci pour les paroles d’espoir que je partage oh combien!
Antony, Hauts de Seine, 9 septembre 2007”. (voir note A).
Très cher ami,
Je vous souhaite un bon séjour à Yèvres. À bientôt sans doute.
NOTES:
Ainsi, c’est avec grande émotion que nous transcrivons ce texte posthume de René L.F. Durand:
En 1945, les Éditions Suma de Caracas publièrent, avec les illustrations de l´artiste Ramón M. Durbán, un livre intitulé Poesías Escogidas (Poésies Choisies) de Jorge Carrera Andrade, écrivain et diplomate équatorien, qui était pour l´heure chargé d´affaires de son pays dans la capitale du Venezuela. Cette anthologie présente un caractère exceptionnel. En effet, la présence de son auteur à Caracas lui a valu d´être “corrigée” par lui, ainsi qu´il en est fait mention; elle est préfacée par Pedro Salinas, écrivain et poète espagnol de premier plan, sous le titre: “Registro de Jorge Carrera Andrade, Mundo, Viaje y Poesía» (Inventaire de Jorge Carrera Andrade. Monde, Voyage et Poésie) et cette préface a connu le privilège d´être appréciée au point de devenir quasi inséparable de l´œuvre même du poète.
Enfin cette édition offre au lecteur une précieuse biographie poétique de Jorge Carrera Andrade, intitulée Edades de mi Poesía (Époques de ma Poésie) (1) dans laquelle s´exprime le commencement du destin d´un poète. Salinas y analyse le thème de la “ventana” (la fenêtre) et les vers phares du premier poème de Poesías Escogidas où l´auteur expose son Art Poétique:
En cette année 1945 du séjour de Jorge Carrera Andrade à Caracas (2), fut publié à Buenos Aires, Editorial Losada, un ouvrage intitulé La poesía Francesa del Romanticismo al Superrealismo, dû à Enrique Díez Canedo, qui présentait le riche contenu annoncé sous forme de notices et de traductions en espagnol de poèmes. Dans l´introduction de sa Poesía Francesa Contemporánea, Quito 1951, Jorge Carrera Andrade écrit: “parmi les écrivains qui nous ont fait connaître la poésie franҫaise, se trouve en première ligne Enrique Díez Canedo qui publia en compagnie de Fernando Fortún la meilleure anthologie moderne parue au premier quart de siècle. Cette anthologie fut complétée au bout de quelques années par un nouveau et plus ample volume où trouvèrent place les poètes franҫais de générations plus proches de nous”. Parmi les collaborateurs de cette remarquable anthologie, figure Jorge Carrera Andrade; Díez Canedo y publie sa traduction d´un poème de Paul Valéry, “La Hilandera”, et de huit poèmes de Pierre Reverdy.
Jorge Carrera Andrade et Victor Hugo
Il y a en fait de nombreuses Chansons dispersées dans plusieurs ouvrages de Victor Hugo. Pour nous en tenir au seul livre des Contemplations (1856), la “Chronologie” citée nous renseigne sur trois chansons et vingt et un poèmes en quatrains de vers courts, c’est-à-dire le mètre des Chansons; ce qui signifie que Carrera Andrade pouvait se référer aux Chansons des rues et des bois en connaissance de cause, quoique de faҫon partielle. Dans un poème (XXXIX) des Feuilles d’automne (1831), Victor Hugo évoque ses “chansons aimées” pour désigner sa production poétique antérieure:
¡Amor! En su armonía toda concordia ¡espera!
Cielo azul, de los lobos aquieta las rencillas
¡Plaza a todos! Soy Pan; ¡Júpiter, de rodillas!
Ces vers de Hugo traduits par Enrique Díez Canedo sont parmi les premiers que publie l’anthologie en espagnol déjà citée, “ordenada” par lui même, et dont il donnait en 1945 une remarquable édition à laquelle Carrera Andrade avait collaboré. Pan! Depuis la séduction exercée sur ce dernier par Francis Jammes et l’évocation de son monde rural, l’âme universelle des choses imprègne sa poésie. “Les choses sont des chiffres incompréhensibles qui s’évanouissent. Seules restent les ruines, ossements de la vanité humaine. La poussière, cadavre du temps. La zone minée du mystère sexuel. Les dépouilles d’êtres, de familles, de rêves qui flottent dans le fleuve des minutes et vont déboucher dans la solitude. La solitude est certainement l’embouchure finale de notre planète. Elle est aussi la matière dont sont faites toutes les choses. Elle est mère des éléments et des formes éphémères. Le fleuve est une solitude d’eau. Le vent, une solitude errante dans l’espace. Tout est une affirmation de la grande solitude de la terre”.
Mides el silbo líquido de insectos y de pájaros
La dulzura entregándome del mundo
(Tu discernes le fluide sifflement d’insectes et d’oiseaux
Qui m’offrent la douceur du monde).
Jorge Carrera Andrade et José Joaquín de Olmedo
Que disait Pope dans les Epístolas traduites par Olmedo?
Contempla el mundo, observa la cadena
De amor que une entre sí todos los seres…
No hay un ser, no hay un átomo siquiera
Que exista solo…
Jorge Carrera Andrade et l’Unanimisme
Le son me vient sur sur la clarté
Et j’écoute onduler vers moi
Une musique à flamme jaune…
Unanime et bleu soulèvement de la mer:
Ses multitudes liquides, ses émeutes de sel.
Tout un effondrement de montagnes brisées
Et un silence subit qui devient mouette.
Je me mêle, mer, à tes tumultes
«Je suis sur la ligne de trains de l’Ouest, employé à l’inventaire du monde, notant derrière mon guichet naissances et décès d’horizons, allumant dans ma pipe les frontières devant la bibliothèque de toitures des villages et maîtrisant le cirque de mon sang avec la cordiale pulsation de l’univers».
Dans le domaine littéraire on ne peut aborder l´œuvre et la personnalité du grand poète Jorge Carrera Andrade sans se réferer à Darío Lara qui a été longtemps son fidèle confident,
s) René L.F. Durand.
Antony
(Hauts de Seine, octobre 2007)
(10) Historia de la Literatura hispanoamericana. Buenos Aires 1945, editoriales reunidas, S.A. Argentina, tomo 1; pp. 435-436. “La plus haute hiérarchie lyrique revient à Jorge Carrera Andrade” écrit Julio Leguizamón. Le poète Équatorien “a bien compris le processus du phénomène créateur, sa manière ineffable. Il condense en un petit nombre de termes expressifs son esthétique: le poète ne s’assied pas à sa table de travail de faҫon délibérée, pour fabriquer de la poésie, mais celle-ci vient inespérément d’en haut, comme un vent tempétueux, comme un ange batailleur, qui secoue l’homme, le torture, et la victime se débat dans son agonie, et balbutie des phrases entrecoupées qui constituent le poème, car la poésie véritable est uniquement ce qui est resté du combat avec l’ange”.
Vida del grillo-Vie du grillon
Dès cinq heures
Le jet d’eau de l’étoile
Remplit la petite cruche du grillon.
Dans les cours d’eau de l’air.
La nuit misanthrope,
Il suspend dans sa maison d’herbe
Le lumignon de son chant.
Feuille enroulée vivante
Il garde écrite en lui-même
La musique du monde!
Vida perfecta-Vie parfaite**
Petit chercheur de la sagesse,
Tu feuillettes comme un livre l’humble choux savoureux
Et tu observes les volettements des hirondelles
Comme Saint Siméon, de ta grotte obscure.
** À ce poème il manque les deux dernières strophes traduites par René L.F. Durand et que nous reproduisons:
Tu vis en odeur de sainteté parfaite.
Te ceindre le cordon du père Saint François
Canción de la manzana-Chanson de la pomme
Pomme au sein dur
Aux neiges lentes au toucher
Douces rivières pour le goût,
Pour l’odorat cieux embaumés.
La pomme est entre nos mains
Un souvenir du paradis.
Ciel mystérieux: en son entour
Un ange odorant bat des ailes.
Expedición al país de la canela-Expédition au pays de la cannelle
La jungle aux mille bras végétaux
Autour des hommes serrée
Garde jalousement ses éternels secrets
Et ne cède pas au tranchant de l’épée.
Est-ce Gonzalo Pizarro ce pantin crispé
Ce visage jaune recru de fatigue
Qui pour l’oreiller n’a que son harnais?
Biografía-Biographie
Elle bavarde avec les flaques de la rue,
Avec les miroirs enfants des appartements
Et les toitures en grève.
Orientent les foules
Avec leus harangues diaphanes.
La fenêtre est la rambarde du bateau de la terre:
Une houle de nuages l’enserre doucement:
Le capitaine Esprit cherche l’île de Dieu
Et les yeux baignent dans des tempêtes bleues.
Promesa del río Guayas-Promesse du fleuve Guayas
Interminable, tu débouches dans la mer,
Fleuve Guayas, chargé d’horizons,
Et de navires qui descendent sans hâte
Tes bosses de cristal, monts liquides.
Sur tes épaules roule vers l’oubli.
Tu as mille fois porté jusqu’à la terre
Où tu as englouti dans ta tombe mouvante
Le vaisseau de guerre ou de commerce
Celui de l’expédition ou de l’aventure.
Sans cesse contemplant tes propriétés
Tu vois défiler haciendas, bœufs, grottes vertes.
Parcourant tes profondes solitudes
Tu te perds parmi tes joies humides.
Ô cœur fluvial qui fais battre
D’un rythme égal celui de toutes choses:
Canne à sucre et lézard endormi
Survivant d’un autre âge!
Mémoire, ô fleuve ou solitude fluctuante!
Tu passes, mais toujours tu demeures pressé,
Égal et toutefois différent
Et tu coules poursuivi par toi-même.
Ô fleuve, capitaine des grands fleuves!
Ton flux large, incessant, est égal
À celui de mon sang parcouru de navires
Qui vont et viennent à chaque instant.
Soledad de las ciudades-Solitude des villes
De vivantes frontières se dressent
à un pas de mes pas.
Image de la solitude:
Le maçon qui chante sur un échafaudage,
Radeau fixe du ciel.
Images de la solitude:
Le voyageur qui se plonge dans un journal.
Le garçon de café qui cache un portrait sur sa poitrine.
Où étais-tu, solitude,
Toi que je n’ai pas connue avant mes vingt ans?
Dans les trains, les miroirs et les photographies
Tu es toujours à côté de moi.
Cette solitude est pétrie de livres,
De promenades, de pianos et de défilés de foules,
De villes et de ciels conquis par la machine,
De liasses d’écumes
Qui se déroulent jusqu’à la limite de la mer.
On a tout inventé.
Mais rien ne pourra nous libérer de la solitude.
Les cartes à jouer gardent le secret des greniers.
Les sanglots sont faits pour être fumés dans une pipe.
On a essayé d’enterrer la solitude dans une guitare.
On sait qu’elle hante les appartements vides de locataires;
Qu’elle commerce avec les vêtements des suicidés
Et qu’elle embrouille les messages sur les fils télégraphiques.
Historia contemporánea-Histoire contemporaine
Dès six heures la fumée jaillit des cheminées
Et ne cesse de montrer de son bras la direction du vent.
Qu’une pierre attend dans un virage le signe du destin.
La machine à écrire, mitrailleuse au tac-tac de mots,
Tire sur la sentinelle invisible du carillon.
Les enclumes martèlent un rêve sonore de fers à cheval
Et les machines à coudre accelèrent leur tachycardie de vieilles filles
Au milieu de la houle virevoltante des tissus.
L’après-midi transporte un ballot de soleil dans un tramway.
Le marchand de poissons, les crieurs de journaux
Et l’homme qui moud le ciel dans son orgue de Barbarie
Se donnent la main à l’heure du souper
Dans les égouts et sous l’aisselle des ponts
Où les déchets jouent au jardinier
Et tirent la langue les boîtes de conserve.
El cantón sin nombre-Le canton sans nom
Dans mon canton il y a des villages et du bétail,
Des sacs de nuages qui versent le maïs d’argent de la grêle,
Un ciel qui ouvre et referme soudain ses vitrines,
Des citrouilles qui dorment d’un sommeil lourd sur les routes,
Un torrent qui sort de sa grotte de faux monnayeur,
Des légumes matinaux qui voyagent en mule à la ville,
Tous les insectes échappés d’une table de multiplication
Et un air qui a toute heure tripote les fruits.
Abastos del cielo-L’épicerie du ciel
Poissonnerie de la pluie:
Yeux troubles. Écailles d’argent.
Oisellerie de la pluie:
Oiseaux d’eau.
La terre, le ciel et la mer
En la pluie résumés.
Dans sa peau de raisin et de deuil
Elle garde la lumière mauve du couchant.
Elles luisent comme des bulles
À la peau douce, que dilatent
Le sang et le sucre.
Edición de la tarde-Édition du soir
La mort subite des choses
Englouties dans la mare de la nuit,
Les faibles appels au secours des astres
De leur prison d’infini
La marche incessante des armées du rêve
Contre l’insurrection des fantômes
Et, à la pointe des baïonnettes de la lumière,
L’ordre nouveau implanté dans le monde par l’aube.
Servicio-Service
Lavent de leurs pleurs les écorces
Et servent de pleins seaux à la soif des ramures.
Nourrices des fruits enfants
Elles les bercent de la fraîcheur de leur chant
Appris dans l’atmosphère en leur voyage vertical.
Une fois réparties en parts égales toutes leurs amphores,
Les eaux désamorcent leurs humides hameçons
Et vont pêcher des bulles dans les mares,
Ces provinces liquides du ciel.
Cartel electoral del verde-affiche électorale du vert
Lumière sous-marine du boqueteau
Où plantes, insectes et oiseaux vivent en se consumant
Dans l’amour silencieux d’un dieu vert.
Odeur verte de l’agave charnue
Qui dans sa marmite végétale élabore
Une enivrante liqueur
Faite de pluie et d’ombre.
Verte musique des insectes qui cousent sans cesse
Le gros drap du chiendent,
Les moustiques qui habitent dans les violons
Et le roulement de l’opaque tambourin vert de la grenouille.
Biografía para uso de los pájaros-Biographie à l’usage des oiseaux
Ma mère revêtue des lueurs du couchant
Garda sa jeunesse dans une profonde guitare
Qu’elle ne montrait que certains soirs à ses enfants
Enveloppée de musique, de lumière et de paroles
Moi j’aimais l’hydrographie de la pluie,
Les puces jaunes du pommier
Et les crapauds qui deux ou trois fois faisaient tinter
Leur gros grelot en bois
Plus loin dans la vallée s’étendaient les haciendas
Où l’aurore égrenait ses cocoricos
Et à l’ouest la terre où de la canne à sucre
Ondulait le fanion pacifique, et où le cacao
Gardait dans un écrin sa fortune secrète,
Une cuirasse odorante corsetant l’ananas
Et une tunique en soie la banane nue.
Tout est passé désormais au rythme égal de la houle
Comme les chiffres vains de l’écume.
Sans hâte les années mêlent leurs lichens
Et le souvenir n’est qu’un nénuphar
Dont le visage de noyé
Surgit entre deux eaux.
Orgullo del agua gaseosa-Fierté de l’eau gazeuse
Et ces mondes tournoyant en lumineux essaim
Naissant sans cesse et se décomposant
En courses de soleil que la hâte bouscule
Avec la certitude de la mort.
Des myriades de fraîcheur écument
En un flux cosmique, dans un crissement de sable.
Dans l’eau gazeuse un paon
Déploie sa bruissante queue ocellée.
Vocación del espejo-Vocation du miroir
La alquimia vital-L’alchimie vitale
Días impares-Jours impairs
Propiedad-Propriété
Paralysés mais jeunes les épis
Font le pari de rivaliser avec le vent.
Une spirale de poussière se détache
Enlaçant les arbres forçats
-complicité des trilles et des fruits-
Et engloutissant dans un chaos sonore
La puérile géométrie des champs ensemencés.
Tout est désir qui en secret s´agite
Pour subsister: l’animal au pâturage
Et les herbes, élèves de la pluie.
El extranjero-L’étranger
Un territoire glacé m’entoure,
Une zone imperméable et silencieuse
Où s’éteignent les signes ardents
Et perd de son sens le langage des hommes.
Étendues de plantes et de cités
Qu’anime seulement l`ubiquité du vent,
Latitude abrégée par la nuit,
Méridiens perdus sur la carte du rêve.
Nul geste d’amitié de l’oiseau ou de la nuée
Ou du grégaire toit renfrogné,
Un moine vert muet habite en chaque arbre
Et un ciel sans pupilles regarde le monde.
Parmi des visages divers et des immeubles en construction
Je cherche une compagnie qui me sauve;
Mais un os amer est lové en son fruit
Et dans mes mains demeure sa forme de cendre.
Toi, solitude perdue et recouvrée,
Tu livres aux oiseaux ton domaine sans bornes
Et je pénètre dans tes provinces intimes
Protégé par des forces invisibles.
Sans mémoire de boussole ni de langues terrestres,
Par le ciel éperonné
Parcourant à gué des déserts comme des fleuves,
Je traverse la géographie muette de la planète.
Morada terrestre-Demeure terrestre
J’habite un immeuble de cartes à jouer,
Une maison de sable, un château aérien,
Et je passe mon temps à attendre
L’effondrement du mur, l’arrivée de la foudre,
Le céleste courrier porteur de la dernière nouvelle,
La sentence qui vole dans une guêpe,
L’ordre tel un sanglant coup de fouet
Dispersant dans le vent une cendre d’anges.
Je perdrai alors ma demeure terrestre
Et me trouverai nu de nouveau.
Les poissons, les étoiles
Remonteront le cours de leurs cieux inversés.
Tout ce qui est couleur, oiseau ou nom,
Redeviendra à peine une poignée de nuit,
Et sur les dépouilles de chiffres et de plumes
Et le corps de l’amour fait de fruits et de musique,
Descendra enfin, comme le rêve ou l’ombre,
La poussière sans mémoire.
Lugar de origen-Le pays où je suis né
Je viens du pays où le corossol,
Sachet de brocart, empêche son écrin
D’égoutter la douceur de sa neige ronde
Où l’avocat à la verte peau lisse
Dans sa prison ovale, en secret élabore
Sa substance de fleurs, de veines et de climats.
Pays qui nourrit des oiseaux étudiants en langues,
Des plantes qui macérées tuent ou rendent amoureux
Ou procurent un rêve magique ou une force heureuse.
De petites bêtes rendues chétives par leur manque de nourriture et leur paresse
De petits insectes à la chair végétale et mélodieuse
Soit lueur minérale soit pétales qui volent.
Capuli -la cerise de l’Indien des Andes-
Caille, tatou chasseur, dure tige
Au feu condamnée ou à être filet ou vêtement,
Eucalyptus aux feuilles pendantes tels chapelets de poissons
Soldat aux armures de feuilles
Qui déploie dans les airs son céleste combat-
Tels sont les doux alliés de l’homme du pays
D’où je viens, libre, avec ma leçon apprise des vents
Et mon poids d’oiseaux aux langues universelles.
Segunda vida de mi madre-Seconde vie de ma mère
J’entends autour de moi ton pas familier,
Ta démarche de nuage ou de lent cours d’eau,
Ta présence impérieuse, ton humble majesté
Qui rendent visite au sujet que je suis de ton éternel domaine.
Sur un temps blême, inoubliable,
Sur de vertes familles, dans la terre couchée,
Sur des habits vides et des coffres pleins de larmes, sur un pays de pluie, tu règnes en silence.
Tu t’avances sous l’aspect d’insectes et de champignons
Et tous les jours tes lois sont par moi obéies
Et ta voix par mes lèvres glisse furtivement
Adoucissant ma voix de métal et de cendre.
Boussole de ma longue traversée terrestre.
Origine de mon sang, source de mon destin.
Quand la poussière sans visage t’a recluse en son repaire
Je me suis réveillé stupéfait d’être encore vivant.
Et j’ai voulu abattre les portes invisibles
Mais prisonnier je me suis en vain tourné et retourné,
Je me suis pendu sans succès avec une corde de sanglots
Et j’ai traversé en t’appelant les marais du rêve.
Mais voilà que tu vis toujours à mon côté.
Je te sens respirer calmement
Dans ces douces choses qui me regardent
En un ordre céleste par ta main disposées.
Tu occupes dans son vaste espace le soleil du matin
Et avec ton habituelle tendresse tu m’enveloppes
Dans son léger manteau, à la chaude lumière,
Encore froid des chants de coq de l’aube et des ombres nocturnes.
Tu discernes le fluide sifflement d’insectes et d’oiseaux
Qui m’offrent la douceur du monde
Et ton amour maternel me fait signe et me guide,
De ton langage secret comblant ma solitude.
Tu es présente dans ce que je fais, tu habites mes silences
Tu me dictes ta volonté par dessus mon épaule
Lorsque la nuit abolit les couleurs
Et que ta présence infinie emplit l’espace vide.
J’entends au fond de mon être tes paroles prophétiques
Et tu me tiens compagnie toute une nuit de veille
M’informant d’événements, de clés mystérieuses,
De naissances d’étoiles, d’âges des plantes.
Hôtesse du ciel, vis, vis sans le poids des ans,
Ô mon sang originel, ma première lumière.
Que ta vie immortelle, qui palpite en toutes choses
En un vaste et simple chœur m’entoure et me soutienne.
Polvo cadáver del tiempo-Poussière, cadavre du temps
Tu es l’esprit de la terre: poussière impalpable,
Omniprésente, évanescente, en chevauchant le vent
Tu parcours des milles marins et de terrestres distances
Avec ta cargaison de visages et de larves.
Ô subtile visiteuse des appartements!
Les armoires fermées te connaissent.
Innombrable dépouille ou cadavre du temps,
Tes débris s’effondrent comme un chien.
Avare universelle, dans des trous et des caves
Tu entasses sans trêve ton or inutile et léger.
Tu collectionnes en vain les traces et les formes,
Tu prends les empreintes digitales des feuilles.
Sur des meubles, des portes condamnées, des recoins,
Sur des pianos, des chapeaux hors d’usage, de la vaisselle
Ton ombre ou ton flot mortel
Déploie le sinistre drapeau de la victoire.
Tu campes en maître sur la terre
Avec les pâles légions de ton empire dispersé.
Ô rongeur, tes dents innombrables dévorent
La couleur, la présence des choses.
La lumière elle-même se revêt de silence
Grâce à ton voile gris, couturière des miroirs.
Ultime héritière d’un univers défunt
Tu gardes toutes choses en ta tombe ambulante.
Nada nos pertenece-Rien ne nous appartient
Chaque jour le même arbre entouré
De sa verte famille bruissante.
Chaque jour le battement d’un temps enfant
Que la pendule berce dans l’ombre.
Le fleuve distribue sans se hâter sa carte à jouer transparente.
Le silence chemine vers un bruit imminent.
Avec ses tendres petits doigts
La semence déchire ses langes de limon.
Nul ne sait pourquoi existent les oiseaux
Ni ton tonneau de vin, pleine lune,
Ni le coquelicot qui se brûle tout vif,
Ni la femme à la harpe, heureuse prisonnière.
Et il faut se vêtir d’eau, de dociles tissus,
De choses invisibles et cordiales
Et se farder avec de légères dépouilles de colombes,
D’arcs- en- ciel et d’ange.
Et laver l’or rare du jour
En comptant ses pépites quand le couchant blessé
Brûle tous ses vaisseaux et que s’approche la nuit
À la tête de ses tribus obscures.
Tu parles, alors, ô Ciel:
Ta haute cité nocturne s’illumine.
Ta foule passe avec des flambeaux
Et en silence nous regarde.
Toutes les formes vaines et terrestres:
Le jeune homme qui dans son lit cultive une statue,
La femme avec ses deux cœurs d’oiseau,
La mort furtive déguisée en insecte.
Tu recouvres toute la terre, homme mort, tombé
Comme une cape brisée
Ou une coquille d’œuf cassée
Ou la demeure de chaux d’une araignée monstrueuse.
Les morts sont les moines de l’Ordre
Des anachorètes souterrains.
La mort est-elle la suprême pauvreté
Ou le royaume originel revisité ?
Homme nourri d’années et de corps de femmes:
Quand Dieu t’éperonne tu tombes à genoux
Et seule la mémoire des choses
Met dans tes mains vides une chaleur désormais inutile.
Soledad habitada-Solitude habitée
La solitude marine qui convoque les poissons,
La solitude du ciel griffé d’ailes,
Se prolongent en toi sur la terre,
Solitude dépeuplée, solitude habitée.
Les feuilles de l’arbre, chacune à sa place, esseulée,
Savent que tu leur réserves une mort privée.
Le poisson et la guitare ne peuvent, de leur bouche ronde
À coups de morsures de musique, te dévorer.
Chargée de désert et de soleil couchant
Tu vas sur la planète, en vent déguisée,
Emplissant grottes, parcs et dortoirs
Et faisant soupirer les statues.
Tu nous conduis vers ta chausse-trappe
Avec ta langue d’oiseau ou ta langue de cloche.
À jamais prisonniers dans tes rets
Nous rongeons l’azur de ta maille infinie.
Tu es partout, solitude,
Unique partie humaine.
Nous tous tes habitants portons lovée en nos cœurs
Ta grise, ton irréductible emprise
Aquí yace la espuma-Ci-gît l’écume
L’écume, douce moniale, en son hôpital marin
Par des escaliers d’eau, par des marches bleutées,
Descend jusqu’au sable sur ses pieds de lys et de lune.
Ô Sainte revêtue de toisons de brebis!
Tes pansements immaculés donnent aux roches blessées
Une parfaite guérison don du ciel.
D’où viennent tant de neige errante,
Tant de fleurs salées
Et de copeaux de cierges et de chemises d’ange?
Ô moniale boulangère ! De fours cristallins
Froids de toute éternité, tu retires infatigable
De grands pains blancs moelleux.
Tu déplies la nappe d’un festin d’infini
Où l’horizon, dans son plat de nuages,
Sert les mets du rêve et de l’oubli.
Ouvrière nivéenne, tu es aussi croque-mort:
Tu portes jusqu’au sable, à pleines pelletées,
Des monceaux de cadavres de mouettes pâles.
Sur le rivage roulent tes sculptures éphémères
Qui vite se délitent
En un marbre soluble, en plumes légères.
Mobile, nuage effondré, quand tu heurtes la terre,
Tu expires, mais ta présence parmi les roches s’élève
Tel un fantôme vaporeux.
Ta cape retroussée, au bruissant frou-frou, chaste moniale,
Tu parcours en soupirant
Ta plantation errante de magnolias.
Avec un équipement de hérons et de méduses,
Ton ciment aérien immaculé
Va-t-il étayer une idéale architecture?
Frontière de l’abîme, gardée par des colombes!
Ton armée nivéenne s’avance vers la terre
Ô moniale capitaine, en d’aurorales batailles.
Dans le sable ou les rochers tu trouves ton frais tombeau;
Mais tu renais à chaque instant et dans les coquillages
Tu entasses sans trêve les trésors de ton albitude.
La balsamique salive des fauves marins
Caresse tes plantes cristallines et glacées
Sainte Écume, défunte dans les chantiers de l’Océan!
Cuaderno del paracaídista-Cahier du parachutiste
Je n’ai rencontré que deux oiseaux et le vent,
Les nuages avec leurs rouleaux de cartes
Et des fleurs de fumée qui s’épanouissaient en me cherchant
Pendant mon voyage vertical dans le ciel.
Je viens en effet du ciel
Comme dans les prophéties et les hymnes,
Émissaire d’en haut avec mon uniforme de feuilles,
Ma provision de vies et de morts.
Je descends du ciel comme le jour.
Je mouille les paupières
De ceux qui m’attendent: j’ai suivi
La route de la lumière et de la pluie.
Arbuste bienveillant, protège-moi.
Dis, terre, à ton sillon trempé de m’accueillir
Et à ce tronc abattu
De m’apprendre la couleur, la forme inerte.
Me voici, paysans d’Europe!
Je viens au nom du pain, des mères du monde,
De toute la blancheur décapitée:
Le héron, le lys, l’agneau, la neige.
Paysans du monde: je suis descendu du ciel
Comme une blanche ombelle ou méduse de l’air.
J’apporte de secrets éclairs, ma provision de morts,
Mais j’apporte aussi les futures récoltes.
J’apporte la moisson paisible, sans soldats,
Les fenêtres à nouveau éclairées, qui pourchassent
La nuit à jamais vaincue.
Je suis l’ange nouveau de ce siècle.
Citoyen de l´air et des nuages,
En mes veines coule cependant un sang terrestre
Qui connaît le chemin menant à chaque demeure,
Le chemin qui sinue au-dessous des charrois,
Les eaux qui prétendent être identiques
À celles qui jadis ont coulé déjà,
La terre en bétail et cultures fertiles au prix de la douleur des hommes
Où je vais de mes mains incendier le jour.
(a) Rappelons que ce recueil comprend vint-neufs poèmes supplémentaires.
* Nous les publions ici dans l’ordre des publication des Poesías Escogidas de Jorge Carrera Andrade, éditées à Caracas en 1945.