D´Atala à Cumandá :
Juan León Mera et l´expiation du péché américain

Emmanuelle Sinardet
CRIIA – Université Paris Ouest Nanterre – La Défense
Source :
Emmanuelle Sinardet, « D´Atala à Cumandá (1879) : Juan León Mera et l´expiation du péché originel américain », in : Nicole Fourtané, Michèle Guiraud (éd.), Emprunts et transferts culturels dans le monde luso-hispanophones : réalités et représentations, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2011, pp. 111-124.

La critique a souvent présenté Cumandá (1879) de l´Équatorien Juan León Mera (1832-1894) comme un avatar américain d´Atala (1801) de Chateaubriand, considérant déterminante l´influence du Français sur la trame, les personnages, les descriptions paysagères mais aussi la démonstration à l´œuvre. Pourtant, si Atala constitue indéniablement un modèle, Cumandá est loin d´être une copie. Mera s´approprie les codes romantiques d´Atala pour proposer une lecture personnelle de la réalité américaine. Celle-ci s´exprime dans l´élaboration d´un habile jeu d´oppositions entre civilisation et barbarie qui tente de penser une équatorianité en germe. Elle prend toutefois toute sa mesure dans l´expression d´une mauvaise conscience blanche.
Ce travail s´efforcera ainsi de montrer que, contrairement au modèle français, le personnage principal n´est pas Cumandá mais le dominicain Domingo. Ce dernier comprend qu´il porte en lui une culpabilité, le péché originel américain qu´il tente d´expier. Or le rachat s´avère impossible. La réélaboration du modèle initial introduit en effet le topique d´une haine raciale ancestrale et implacable, fatum funeste dont aucun personnage ne réchappe. La portée du roman s´en trouve transformée, offrant une vision tragique de l´humanité.

D´ATALA, LE MODÈLE ROMANTIQUE, À CUMANDÁ, LE ROMAN INDIANISTE
Espaces, personnages, motifs : la nature magnifiée et le roman sentimental
Juan León Mera s’inspire de modèles à qui il rend hommage dans sa dédicace1. L´un d´eux, Cooper, auteur de Le dernier des Mohicans (1826) ou La Prairie (1827), évoque la destruction de l’Indien en des termes opposant civilisation et barbarie, opposition structurante de Cumandá. Son roman Les puritains d’Amérique ou la vallée Wish-Ton-Wish (1829) annonce aussi la trame de Cumandá : la fillette blanche enlevée et élevée par des

1    Juan León MERA, Cumandá, Quito, Libresa, 1985, p. 34.
2    Benito VARELA JÁCOME, Evolución de la novela hispanoamericana en el siglo XIX, Madrid, Cupsa, 1982, p. 7.
3    François-René de CHATEAUBRIAND, Atala, Paris, Hachette éducation, 2009.
Indiens meurt lorsque son époux Conunchet est exécuté par son ennemi . L´influence de Bernardin de Saint-Pierre s´avère également déterminante : à l´instar de Paul et Virginie (1788), les paysages pittoresques de la jungle équatorienne célèbrent la nature tropicale comme une exaltation des sens, avec ses odeurs, ses bruits, ses subtiles gradations de lumière. Toutefois, Atala de Chateaubriand s´impose comme la matrice de Cumandá, par l´exotisme de ses personnages indiens relevant de la figure du Bon sauvage et vivant paisiblement dans une nature idéalisée ; par les thèmes du sentiment amoureux, de la persécution et de la fuite ; par l´amant condamné à mort mais sauvé par une jeune fille courageuse et déterminée, puis le sacrifice de cette dernière ; par l´ambigüité de l´identité de l´héroïne, le lien de parenté des amoureux découvert à la toute fin et l´inceste évité ; enfin, par le rôle civilisateur du catholicisme . L’influence romantique de Chateaubriand préside, dans le cas équatorien, à la naissance du roman indianiste .
Dans Atala comme dans Cumandá, l’action se déroule en effet dans une nature américaine exubérante. Splendide et généreuse, elle se présente comme un Éden primitif. Certes, elle abrite mille dangers et peut s´avérer menaçante pour l´homme. Mais elle touche au sublime et permet de rapprocher l´homme de son Créateur. Dans les deux romans, les sentiments humains vibrent d´ailleurs avec la nature, selon un jeu de correspondances qui instaure la vision d’une harmonie parfaite : « Todo estaba ahí en armonía con el estado de ánimo de la infeliz Cumandá »  nous informe le narrateur omniscient. Évidemment, cette nature, celle du Mississipi comme de l´Amazonie, contribue à l’exotisme. Rappelons que pour le lecteur équatorien de l´époque, les provinces amazoniennes, bien que proclamées partie prenante du territoire national, restent méconnues voire ignorées.
Cumandá rejoint Atala non seulement par le traitement des paysages et de l´espace mais celui des personnages et de leurs sentiments. Les rebondissements y naissent du sentiment amoureux, un amour intense mais chaste que les couples Atala / Chactas et Cumandá / Carlos entendent bien vivre en prenant la fuite. À l´issue de la persécution, le dénouement funeste relève du topique de l’amour impossible. Cet amour contrarié donne lieu à l’expression de la passion mais aussi à celle de la douleur, avec une profusion de larmes et de soupirs. Il est d´ailleurs annoncé par des augures tragiques qui alimentent le pathos romantique.
Chateaubriand contribue à la création de l´archétype du héros romantique, solitaire et tourmenté, qui inaugure le roman sentimental. Carlos est ainsi un René équatorien, beau, généreux, intelligent et sensible. Dans le chapitre VII qui lui est consacré, intitulé « Un poeta », il exprime sa mélancolie et sa douleur face au monde. Cumandá, Atala équatorienne, se présente également comme héroïne romantique. Cette « purísima virgen del desierto »6, belle, pieuse, noble, meurt prématurément, restant à jamais pure. Cependant, à l´instar du modèle, sa douceur ne l’empêche pas de se montrer énergique et courageuse pour défendre son bien-aimé. Forte et résolue, elle avance de son propre chef vers le sacrifice ultime.
La démonstration sous-jacente : la défense de l´État théocratique
L´avatar équatorien rejoint encore le modèle français dans le traitement de l´Indien comme figure idéalisée qui contribue à l´effet exotique et renvoie au type du Bon sauvage. Or, ce Bon sauvage n’attend que l’action bénéfique de la mission civilisatrice pour quitter son état de barbare américain. Nara Araújo souligne qu’Atala et Cumandá défendent un même modèle, un « modelo apologético de la religión, como vehículo ideal para civilizar » . Ainsi, dans les deux romans, un prêtre catholique assume-t-il une fonction protectrice lors de la fuite des amants. Plus largement, personnages et espaces s’y articulent autour des pôles civilisation / barbarie, Blancs / Indiens, chrétiens / païens, prospérité / misère.
Les propos romantique et indianiste, en effet, servent la défense de l’État théocratique . Comme le dit son rapport harmonieux avec une nature édénique, le Bon sauvage est à même de se civiliser au contact de la mission évangélisatrice. Dans les deux romans, la sauvagerie de l’Indien dépend directement de son degré d’évangélisation. Les Záparos, parmi lesquels vit la pieuse Cumandá, sont doux et accueillants : ils relèvent du pôle de la civilisation, en l´occurrence de la mission dirigée par le père Domingo. En revanche, si le cacique de la tribu jivaro, Yahuarmaqui, sait faire preuve de sagesse et d’équité, il reste un sauvage impitoyable au moment d’exécuter son ennemi. Il s´inscrit dans le pôle de la barbarie, n´ayant pas été converti9.
Cumandá est conçu sous la présidence de García Moreno qui propose de construire un Équateur stable et prospère en faisant de l’Église l´acteur central de la consolidation de l’autorité de l’État national, selon un modèle théocratique. Mera, conservateur ultramontain, conçoit également le catholicisme comme le moteur de la civilisation, un principe de paix sociale et politique . Appuyant le projet garcianiste, il s´inspire naturellement d´Atala, œuvre de l´auteur du Génie du christianisme dont il partage l´idéal. Pour Juan Valdano, Mera « no fue lo que podríamos llamar un terrateniente, pero sí fue aquello que Gramsci llamó un intelectual orgánico, adscrito a la clase propietaria. […] Era una suerte de portavoz intelectual de [la] ideología garciana primero, y conservadora después » . Pour asseoir la démonstration des bienfaits civilisateurs du catholicisme, le narrateur évoque d´emblée l’œuvre des premiers missionnaires. En effet, en dépit de leur expulsion en 1767, l´action des Jésuites aurait porté ses fruits en Amazonie :

Ha más de un siglo, la infatigable constancia de los misioneros había comenzado a hacer brillar algunas ráfagas de civilización entre esa bárbara gente […]. Cada cruz plantada por el sacerdote católico en aquellas soledades, era un centro donde obraba un misterioso poder que atraía las tribus errantes para fijarlas en torno, agregarlas a la familia humana y hacerlas gozar de las delicias de la comunión racional y cristiana. ¡Oh! ¡qué habría sido hoy del territorio oriental y de sus habitantes a continuar aquella santa labor de los hombres del Evangelio12!…

Regretter l’arrêt de l’évangélisation permet, en creux, d´en souhaiter le rétablissement. Son action est présentée comme indispensable à la création d’une grande nation, ce qui souligne la pertinence du projet théocratique garcianiste, bien que la trame se situe en 1808, à la veille du processus d´indépendance. Benjamín Carrión considère ainsi Cumandá comme une « propaganda católica, arte al servicio de una doctrina » .

LE MODÈLE REFORMULÉ AU PRISME DE L´ÉQUATORIANITÉ
Des paysages aux territoires nationaux
Si Atala reste la matrice de Cumandá, les reformulations du modèle sont inévitables en raison de l´acclimatation tardive du roman romantique en Amérique latine, due au long processus d’indépendance, aux luttes intestines, au caudillisme et à un système éducatif balbutiant. En dépit d´une traduction espagnole quasi immédiate, publiée dès 1801, Atala ne s´y diffuse réellement qu’à partir de 1822, grâce à la tragédie du Colombien José Fernández Madrid puis aux poèmes de José María Heredia et de Gabriel de la Concepción Valdés . Toutefois, dans Cumandá, les reformulations du modèle débouchent sur une quête identitaire inédite.
Malgré l´influence d´Atala, Cumandá est aujourd´hui tenu pour le premier roman équatorien : premier roman publié en Équateur par un Équatorien, d´une part, il s´efforce de penser des spécificités nationales, d´autre part. En effet, le modèle réélaboré sert la réflexion autour d´une équatorianité en germe, qui peine à se définir moins d´un demi-siècle après la naissance de la République de l´Équateur.
Le projet littéraire de Mera rejoint son engagement politique. Mera est aussi l’auteur de l’hymne national qui très tôt propose une représentation du territoire national comme un ensemble cohérent et intégré, formés de trois régions, la Sierra, la Costa mais aussi l’Oriente, à savoir les provinces amazoniennes. Une nation conçoit sa spécificité notamment par le biais de la représentation de son sol : celle-ci ancre la collectivité présentée comme nationale dans le temps long de la nature, à travers celui du territoire . Cumandá contribue à ce processus élémentaire de « représentation de soi » . Le roman, première œuvre équatorienne à situer l’action en Amazonie, intègre cet Oriente à l´imaginaire collectif naissant. En témoigne la multiplication des descriptions paysagères qui envahissent littéralement l´espace textuel au détriment de l´action. Elles participent de l´équatorianisation des provinces amazoniennes, ne fût-ce qu´en tant qu´espaces fictionnels.
Du Bon sauvage à la réhabilitation de l´Indien
Le traitement de la figure de l´Indien reformule également les codes romantiques d´Atala en vue de proposer une lecture toute équatorienne de l´élément autochtone. Mera est un homme politique relativement progressiste pour son époque. Il prône ainsi une meilleure incorporation des Indiens à la vie nationale. Bien que le titre Cumandá o un drama entre salvajes illustre sa vision condescendante, au mieux paternaliste de l´Indien, Mera est l’un des rares à justifier les révoltes indiennes. Le grand propriétaire en est présenté comme le principal responsable : « Con frecuencia hacían los indios estos levantamientos contra los de la raza conquistadora, y frecuentemente, asimismo la culpa estaba de parte de los segundos por lo inhumano de su proceder con los primeros » . En effet, les Blancs sont à l´origine d´une catastrophe plus terrible que les soulèvements : la réduction des Indiens à un quasi esclavage. Dénoncer les abus et injustices dont l´Indien est victime, telle est l´ambition de Mera, dont rend compte cette lettre adressée à Varela :

En mis escritos, en las legislaturas a que he concurrido, en los empleos que he desempeñado, he sido defensor constante de los indios contra las preocupaciones y los abusos de la gente de mi raza; pero los abusos y las preocupaciones han sido más poderosos que todos mis razonamientos y mis esfuerzos …

Mera juge en partie fausse la représentation négative de l´Indien qui prévaut alors parmi les élites, celle d´un sauvage nécessairement inférieur au Blanc. L´utilisation du topique du Bon sauvage, d´une part, une double représentation de la figure du Blanc, d´autre part, participent d´une réhabilitation de l´Indien. À l´instar d´Atala, c´est dans une nature fascinante et sauvage, dont la virginité renvoie à une barbarie primitive, que surgit un foyer de civilisation sous la forme de la mission catholique d´Andoas où officie le père Domingo. Cependant, le prêtre équatorien diffère du père Aubry : le religieux est aussi José Domingo de Orozco. Deux représentations du Blanc cohabitent. La première renvoie au grand propriétaire égoïste et insensible, à l´origine de la terrible révolte de 1790. La référence explicite au soulèvement de Guamote et Columbe inscrit Cumandá dans une histoire nationale qui donne au roman une portée bien différente de celle d´Atala. Le narrateur omniscient entend y dénoncer l´univers infernal des obrajes et des huasipungos, piliers de l´économie coloniale, aux antipodes de la nature édénique préservée des Blancs :

Quien en aquellos tiempos nombraba una hacienda de obraje nombraba el infierno de los indios; y en ese infierno fueron arrojados el viejo Tubón, su esposa e hijo. La pobre mujer sucumbió muy pronto a las fatigas de un trabajo a que no estaba acostumbrada y al espantoso maltrato de los capataces. El látigo, el perpetuo encierro y el hambre acabaron poco después con el anciano: un día le hallaron muerto con la cardadera en la mano19.

La férocité des Indiens se présente comme la réponse aux abus dont ils sont victimes de la part du maître blanc omnipotent, nouvelle facette du conquistador. Leur comportement, en revanche, n´est que douceur lorsqu´ils vivent au contact de l´autre figure du Blanc, celle du dominicain Domingo, le missionnaire patient et dévoué. Le système asymétrique de l’hacienda n’est pas ici dénoncé comme tel. En effet, contrairement au roman indigéniste postérieur, le roman indianiste limite sa mise en cause aux abus sur lesquels le système débouche. En définitive, seule importe l´œuvre civilisatrice des Blancs pour peu qu’ils acceptent de reconnaître dans le sauvage un Bon sauvage, en l´occurrence un catholique potentiel. Il s´agit moins de condamner Orozco que de montrer l’œuvre bénéfique d’un père Domingo considérant enfin l´Indien comme son prochain :

¿Qué pasaba en esas almas [de los indios]? Lo que pasa en todas las que aman a María, cuando a ella se dirigen: una dulce emoción, una inefable ternura, una confianza sin límites, un no sé qué propio de la sencilla fe cristiana y de la esperanza en la Reina del Cielo
[…]20.

L´héroïne, incarnation possible de l´équatorianité
La réhabilitation de la figure de l´Indien et sa prise en compte dans le projet de construction nationale reposent également sur le portrait de l´héroïne. Celle-ci n´est pas une simple copie du modèle français, mais s´inscrit, d´après l´auteur, dans un fond culturel autochtone :

[…] Vine a fijarme en una leyenda, años ha trazada en mi mente. Creí hallar en ella algo nuevo, poético e interesante; refresqué la memoria de los cuadros encantadores de las vírgenes selvas del Oriente de esta República; reuní las reminiscencias de las costumbres de las tribus salvajes que por ellas vagan; acudí a las tradiciones de los tiempos en que estas tierras eran de España y escribí Cumandá .

La légende est posée comme le fruit d´une tradition équatorienne, comme un produit culturel genuino. Or, la figure littéraire qui en résulte donne à l´Équateur un visage féminin hybride. Comme Atala, Cumandá présente une « ambigüité ethnique »  : Atala a un père espagnol et une mère indienne ; si les parents de Cumandá sont blancs, elle a été recueillie par des Indiens. En 1790, sa nourrice indienne l´a sauvée et l´a conduite avec Tubón, son compagnon, chez les Záparos d´Amazonie. Cumandá est biculturelle, ayant grandi avec bonheur dans un environnement indien. À la fois fille de Tubón, l´Indien humilié qui a conduit la révolte contre Orozco, et fille d´Orozco, figure du Blanc conquistador, elle réconcilie les héritages. Elle envisage d´ailleurs de s´unir à Carlos, le Blanc. Elle incarne l´Équatorienne à venir, car elle dépasse les clivages pour représenter ce troisième terme qui marie harmonieusement civilisation et substrat indien. Elle est catholique et pure, à la fois indienne et blanche, des Andes et d´Amazonie. Elle permet de penser un futur pour la nation sous les auspices de la civilisation, de l´intégration des territoires et de l´alliance des héritages.
Avec Cumandá, Mera inaugure un traitement national de l´Indien. Le roman récupère des termes quechuas que Mera entend revaloriser . Dans Ojeada histórico-crítica sobre la poesía ecuatoriana (1868), il prône déjà la possibilité d’une écriture proprement équatorienne à travers une langue recourant largement au vocabulaire quechua. De même, le lyrisme des nombreuses descriptions de la vie quotidienne contribue à exalter une tradition certes largement recréée et folklorisée, mais revendiquée comme équatorienne. Enfin, la narration de légendes censées décrire l´idiosyncrasie indienne participe aussi de la construction d´un patrimoine culturel national. Toutefois, le traitement équatorianiste du modèle français prend toute sa mesure dans l´expression d´une mauvaise conscience blanche.

UNE VISION TRAGIQUE : L´IMPOSSIBLE EXPIATION DU PÉCHÉ AMÉRICAIN
Péché et châtiment
Selon Juan Valdano, « en todo hombre blanco se prefigura la ancestral imagen del conquistador español »24. La Conquête hante l´œuvre comme « una herida vieja y mal cicatrizada »25. Mera serait ainsi conscient d´un péché historique et social de la Conquête qui tourmente les élites blanches contemporaines. Ce péché est au fondement même de l´ordre américain et se présente comme un péché collectif originel pour le jeune Équateur. Il préside à une représentation tourmentée de l’âme nationale, habitée par les figures du châtiment, de l´expiation et de la malédiction.
À l´Éden d´une nature protégée de la cruauté du Blanc, s´oppose l´univers infernal de l´hacienda. José Domingo de Orozco, auteur des exactions contre les Indiens, y incarne ce péché américain :

Arraigada profundamente, en europeos y criollos, la costumbre de tratar a los aborígenes como a gente destinada a la humillación, la esclavitud y los tormentos, los colonos de más buenas entrañas no creían faltar a los deberes de la caridad y de la civilización con oprimirlos y martirizarlos. […] El buen Orozco no estaba libre de la tacha de cruel tirano de los indios .

Le châtiment du péché originel américain s´abat sur le Blanc sous la forme du terrible soulèvement des Indiens. Orozco y perd ses biens et sa famille, à l´exception de son aîné, Carlos, alors interne à la ville. Il comprend qu´il est puni du péché qu´il porte en lui : « Eres culpable, le dijo la conciencia, y en cierta manera tú mismo fuiste la causa del exterminio de la familia »27. Orozco se repent et décide d´expier en renonçant aux biens qui lui restent, à son nom prestigieux et à la vengeance. Devenu le dominicain Domingo, un homme nouveau, dépouillé des attributs du Blanc destructeur, il fonde la mission d´Andoas dans l´Amazonie encore vierge. Il tente d´amender l´histoire en rejouant la Conquête : celle-ci n´y est plus violence et cruauté, mais évangélisation civilisatrice par la douceur et l´amour du prochain.
Le narrateur qualifie cette forêt vierge de « désert ». Le terme invite à lire le parcours des personnages comme une tentative de fonder la nation sur de nouvelles bases, purifiées et saines. Il renvoie en effet au désert de la Bible que le peuple élu doit à plusieurs reprises traverser, dans lequel il est amené à errer et souffrir, avant d´atteindre la Terre promise. Le père Domingo, Carlos, Cumandá, Tubón sont autant d´Équatoriens du désert, souffrant et expiant pour mieux refonder la nation. Ils peuvent se racheter et racheter cette dernière en jetant les bases de la civilisation sous la tutelle du Dieu catholique, selon le modèle théocratique ici défendu.
Expiation et tentatives vaines de rachat
Les personnages, bien qu´ancrés dans la réalité locale, assument des traits bibliques exprimant l´expiation et le rachat. La figure de Domingo rejoint celle de Job qui perd aussi richesses, enfants, position sociale, et qui, pourtant, se soumet à la volonté de Dieu qu´il loue humblement.
Sa foi surmonte en effet de multiples épreuves. Il apprend de la bouche de celle qu´il croyait être la mère de Cumandá que la jeune fille est en réalité sa propre fille, Julia, qu´il tenait pour morte dans l´incendie de l´hacienda. La figure du père Domingo recoupe alors celle du patriarche Abraham face au sacrifice de l´enfant sommé par Dieu :

‒¡Señor! ¡Señor! He aquí a tu siervo anonadado al golpe de tu brazo; pero ¿hasta cuándo?… ¡Ay! mis entrañas están despedazadas por el dolor. ¡Me has arrojado al abismo de la tribulación, y me niegas un rayo de tu luz para salvarme de él! ¡Piedad, Dios mío! […] ¡Gracia, Padre mío, gracia y salvación para Carlos y Cumandá, cuya inocencia está patente a tus ojos!…
Mas el Señor, que ha querido someter a su ministro a una terrible prueba, sin duda para purificarle del todo en el mundo, y recompensarle después infinitamente en su seno, parece decirle en misteriosa voz que resuena en el fondo del alma: ‒Exijo el sacrificio, no escucho el ruego; quiero tu santificación por el dolor, no tu consuelo en la tierra. Todavía no has satisfecho toda tu deuda: tus antiguos delitos claman todavía al pie de mi trono y piden completa reparación: ¡pena y sufre !

La voix que perçoit Abraham-Domingo dans cette forêt-désert-buisson ardent exige bien le paiement de la dette, à travers le sacrifice. Mais contrairement à Abraham, Domingo est totalement impuissant dans la mesure où il ne peut se soustraire au sacrifice de son enfant : soit il sauve Cumandá et condamne Carlos, soit il sauve Carlos mais sacrifie sa fille. Une dimension tragique traverse alors le roman sous la forme d´un destin funeste qui doit s´accomplir, sans échappatoire possible.
C´est Cumandá qui, par amour pour Carlos, décide de se sacrifier. La figure mariale de la « vierge du désert » acquiert alors une dimension christique. Elle donne sa vie pour sauver Carlos, rachetant l´homme blanc entaché par le péché originel américain en tant que fils de son père, descendant des conquistadors. En se sacrifiant, elle le sauve également d´un autre péché, l´inceste.
Carlos, libéré, rejoint son père avec qui il entreprend de sauver Cumandá. De nouveau, le choix du sacrifice de l´enfant se pose à Domingo-Abraham. En effet, Tubón est mourant. Le dominicain peut choisir de sauver l´âme tourmentée de ce fils en religion et perdre le temps précieux qui lui permettrait de libérer Cumandá, ou bien sauver sa fille et promettre Tubón à la malédiction des enfers. Domingo opte pour sauver Tubón.
Là encore, le choix revêt une dimension tragique qui broie implacablement Domingo. Non seulement Tubón refuse les derniers sacrements, mais il ne pardonne rien au Blanc, à José Domingo de Orozco qu´il reconnaît. Le prêtre est ainsi rattrapé par les abus du grand propriétaire qu´il a été, par ce péché originel américain qu´il pensait pouvoir expier. En effet, bien qu´agonisant, Tubón trouve la force de crier sa haine : « ¡Ah!… ¡blanco!… ¡te conozco! contesta el moribundo volviendo a abrir los apagados ojos. Tú eres uno de los tiranos de mi raza… tú martirizaste y mataste a mis padres… tú eres el odiado blanco llamado José Domingo de Orozco… » .
Le père Domingo ressent lui-même une bouffée de haine face au responsable de la mort des siens : « El mérito de dieciocho años de virtud está a punto de desaparecer; la corona de la austera y larga penitencia vacila en la frente de su alma, y el diablo se ríe » . Pourtant, il reste auprès de l’Indien. Domingo-Abraham accepte le sacrifice que lui impose Dieu, prix du rachat. Mais la figure de Domingo se révèle être celle d´un anti-Abraham : Dieu ne vient pas sauver l´enfant mais, au contraire, le laisse mourir. Domingo perd un fils en l´âme de Tubón qu´il ne parvient pas à sauver ; il perd sa fille, arrivant trop tard pour secourir Cumandá ; puis il perd son fils qui meurt de désespoir, inconsolable de la perte de sa sœur. Quant à José Domingo de Orozco, l´hacendado blanc, il se perd lui-même : le voilà éternellement maudit, sans rachat possible, comme en témoignent la destruction répétée de sa descendance et son échec à sauver Tubón.
Il retourne à Quito et s´y cloître pour « continuar su vida de dolor y penitencia »31. Il se révèle alors un anti-Job. Les sacrifices, la patience, la foi inébranlable n´amènent aucune récompense. Contrairement à Job, Domingo n´obtient ni richesses, ni enfants, ni félicité, ni paix, mais seulement culpabilité et douleur.
Chez le Blanc, le péché s´hérite, au même titre que les biens et le patronyme . La faute paternelle retombe sur le fils selon la loi archaïque. Chez l´Indien, cet héritage nourrit une haine ancestrale qui interdit le pardon et la réconciliation et, partant, le rachat d´Orozco. Cumandá se distingue de son modèle Atala en ce que le moteur de l´action, outre le sentiment amoureux, relève de la haine raciale. À deux reprises, l´héroïne tente d’échapper à un mariage avec Yahuarmaqui qu’elle refuse par amour pour Carlos (trame sentimentale) ; mais, ce faisant, elle se soustrait aux attentes de son père indien qui exclut toute union avec un Blanc (trame « raciale »). La haine de Tubón alimente les différents rebondissements. Il ourdit plusieurs pièges pour tuer Carlos, que déjoue Cumandá. Et c’est parce qu’il échoue à faire exécuter Carlos qu´il exige la mort de sa fille.
Le motif romantique de l’amour contrarié est sous-tendu par cette haine ancestrale qui précipite le dénouement tragique. Celui-ci entretient la vision d´un fatum américain de la destruction, où l´expiation ne conduit jamais au rachat. L´homme y parait alors condamné, quoiqu´il fasse, à une trajectoire du malheur.

Conclusion
Fernando Alegría souligne avec justesse l´influence déterminante de Chateaubriand sur le romantisme américain : « Imitando a Chateaubriand nuestros novelistas descubren el paisaje de América y lo interpretan con sentimiento lírico […]; incorporan vocablos indígenas enriqueciendo así el lenguaje literario; acumulan datos sobre costumbres y tradiciones; dramatizan leyendas autóctonas » . Néanmoins, Cumandá échappe à l´imitation. Le roman interprète le modèle initial pour penser des spécificités équatoriennes qui dépassent largement la portée d´Atala, comme en témoigne l´expression d´une mauvaise conscience blanche sous la forme d´un destin implacable qui n´épargne personne. Certes, Orozco a pardonné à Tubón sur son lit de mort. Toutefois, cet acquis semble dérisoire à la lumière des multiples sacrifices consentis.
La critique a parfois regretté la « tragicomédie d’erreurs »  et de contretemps censée relancer l´action. Or, les apparentes erreurs de jugement des personnages, parce qu’elles précipitent leur disparition, servent, à notre sens, l´accomplissement de leur destin. Ainsi Carlos et son père quittent-ils la mission pour partir à la recherche de Cumandá, alors que celle-ci parvient, entretemps, à s’enfuir de la cabane où elle est retenue prisonnière ; elle rejoint alors… une mission vide. Il ne s’agit pas là d´un contretemps artificiel, mais du fatum ourdissant le dénouement funeste. L´image du diable ricanant plane sur Cumandá, roman tragique de l´équatorianité.

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