Il nous a semblé intéressant de reproduire cette préface telle quelle, ainsi que les lettres de Fernand Verhesen à Darío Lara illustrant cet écrit « savant et fouillé ».
NOTES :
(1) Nous soulignons ce qu´écrivait madame Anne-Marie Guérineau, la directrice de ce magazine, numéro 94, printemps 2004 dans son « Billet » intitulé : « Littératures d´ailleurs : […] Cette ouverture sur les autres cultures, les petites nations la pratiquent déjà par nécessité. Et à cet égard, l’Équateur et le Québec offrent bien des similarités. Appartenant, le premier, à la grande culture hispanophone, le second à la culture française, leur poids démographique ne leur permet pas d’y figurer largement, d’y voir toujours comprise leur singularité, que parfois une culture étrangère, qui connaît un contexte comparable, saisira mieux. Faire ce détour d’ailleurs ne peut être qu’enrichissement et, s’il est source d’inspiration, il ne peut jamais mettre en danger l’originalité des œuvres qu’il suscite, les créateurs transformant et faisant toujours leurs toutes les influences » (p. 2), ainsi qu’à monsieur Alain Lessard, son rédacteur en chef.
TIRÉ À PART DU DOSSIER SUR LA LITTÉRATURE DE L’ÉQUATEUR
Dans un article intitulé « Des ‘aravicos’ aborigènes à la première génération du XXe siècle », A. Darío Lara de l’Académie équatorienne de la langue espagnole et de l’Académie nationale de l’Histoire, propose un large survol des lettres équatoriennes, de la littérature orale des aborigènes aux œuvres récentes. Auteurs, mouvements littéraires et écoles y sont situés dans leur contexte socio-historique.
C’est à Galo Galarza qu’a été confiée la tâche de présenter le paysage littéraire actuel des lettres équatoriennes. Diplomate, nouvelliste, l’auteur collabore à plusieurs revues littéraires et culturelles ; il situe pour nous les auteurs équatoriens à l’aube du XXIe siècle.
De nombreux extraits des œuvres d’auteurs présentés émaillant ce dossier et en particulier une traduction inédite d’un extrait d’un roman d’Alicia Yánez Cossío par l’écrivain et traducteur Louis Jolicœur.
(A) Comme nous l’avons déjà signalé, cette préface a été écrite en français et postérieurement traduite en espagnol par A. Darío Lara.
LETTRES DE FERNAND VERHESEN
Cher Darío Lara,
La préface est un peu plus longue que je ne le pensais, elle doit faire environ 180 lignes. C´est que j´ai absolument voulu éviter l’habitude des textes passe-partout et bourrés de généralités que l´on donne trop souvent comme préface. Il m´a semblé que l´hagiographie était hors de mise, vu qu´une petite étude, même très modeste, était plus indiquée, à la fois pour vous et pour Jorge. Mais vous jugerez et êtes bien entendu totalement libre d´accepter ou non ce texte… J´ai essayé (c´était présomptueux!) de cerner en peu de pages quelques traits qui me paraissent importants de la poétique de Jorge. Il est évident que cela prive mon texte de cette chaleur que j´aurais aimé manifester, mais je crois qu´il est temps d´aborder la poésie de Jorge en marge des déclarations chaleureuses qui ne signifient pas grand chose et de situer au moins quelques sentiers critiques qui “actualisent” Jorge et lui évitent un peu les lieux communs. Je sais que ce petit texte paraît un peu froid, mais une lecture précise signifie tout de même que Jorge es un poète merveilleusement “humain”… Si le texte est trop long, essayez de “couper”. Et si vous estimez qu´il ne cadre pas avec votre ouvrage, je le comprendrais parfaitement et pourrais facilement le publier en revue.
Je vous enverrai en même temps que mon texte les photocopies des lettres que j´ai pu réunir de Jorge ; j´y joins copie des épreuves des “Armes de la Lumière”, et un texte, fragmentaire, d´une conférence écrite à la Columbia University, et prononcée là. Vous pourrez certainement repérer ce texte que vous connaissez sans doute.
Il me reste à vous dire un immense merci pour les livres que vous avez bien voulu m´envoyer ; je vous avoue que je n´ai pas encore eu le temps (surtout en raison de … ma chute qui m´a immobilisé pendant plusieurs semaines et me laisse pas mal de séquelles!). J´ai cependant lu le parcours que vous avez fait avec Lafond de Lurcy, et c´est tout simplement passionnant. Une révélation, aussi. C´est d´ailleurs un livre d´histoire, dans le sens le plus haut et le plus rigoureux. Fruit de formidable recherche et cependant d´une lecture aussi agréable qu´aisée, les questions juridiques très approfondies ne me rebuteront pas pour les ouvrages de Claude Lara Brozzesi, et je vais sans aucun doute apprendre bien des choses, sévères, mais indispensables.
Je vois que vous citez dans la bibliographie de votre ouvrage sur Lafond de Lurcy des travaux de Jijón y Caamaño (p. 292). Je suis en rapports avec une remarquable poète d´origine belge qui a épousé un Équatorien, Margarita Jijón Caamaño… son mari serait-il le fils de Jacinto Jijón y Caamaño?
s) Fernand Verhessen
Cher Darío Lara,
Vous fournissez tous les documents nécessaires, et personne au monde ne pouvait le faire mieux et plus complètement que vous. Ce qui m’impressionne, c’est que vous n’avez pas eu la prétention d’écrire une biographie de Jorge, mais – simplement, honnêtement – de fournir tous les éléments qui permettent d’entrer littéralement en communion, ou mieux en une sorte d’osmose, avec le personnage, œuvre et vie confondus. Ce qui sera de toute manière évident pour tout lecteur de votre œuvre, c’est que la haute stature, physique, morale, intellectuelle de l’homme et du poète en même temps que de l’écrivain (on oublie parfois l’historien) sera mieux affirmée qu’elle ne le fut jamais, dans sa grandeur mais aussi dans sa complexité. A propos de la vie privée de Jorge, vous avez la délicatesse de ne pas dévoiler ce qui n’appartenait qu’à lui, et c’est très beau, cela. Ce qui n’interdira à personne d’établir les rapports de création, s’il y en a, entre la personnalité que fut Jorge et la genèse de son œuvre. Je pense que, lorsqu’aura paru le deuxième volume, votre travail monumental constituera l’une des bases de toute étude sur la poésie hispano-américaine et spécialement, naturellement, de la poésie équatorienne.
s) Fernand Verhesen
Je viens de recevoir le tome II de Jorge Carrera Andrade – Memoria de un Testigo, et je vous en remercie infiniment. Si ce n’est pas la seule œuvre de votre vie, car vous en avez d’autres, il n’empêche que celle-ci est capitale, à la fois pour vous, pour Jorge et pour toute la littérature hispano-américaine. Des années de travail minutieux, passionné, acharné à ne laisser dans l’ombre aucun aspect de la vie et de l’œuvre de Jorge, voilà qui se concrétise en un document magnifique, digne de votre « héros ». Inutile de vous dire à quel point je suis honoré et heureux de participer modestement à ce splendide hommage à l’un des poètes majeurs de ce temps. Je vous dois cette faveur, et je tiens à vous dire ma profonde reconnaissance. Au fond, en quoi consiste-t-elle, cette reconnaissance ? Je vous le dis en deux mots : Vous m’avez permis, en me demandant cette préface, d’exprimer indirectement ma gratitude qui va, bien entendu, d’abord à Jorge qui m’a permis l’une des plus hautes faveurs que j’ai connues, celle de l’amitié d’un homme pour qui j’éprouvais autant d’admiration que d’affection. L’autre faveur, je la dois à un poète de même envergure, je veux dire René Char. Ainsi j’ai plus que l’impression, la certitude de n’avoir pas traversé cette existence sans au moins en avoir côtoyé quelques-unes de plus belles figures. Car comment définir autrement la figure de Jorge, sinon par cet adjectif terriblement banal mais qui peut encore prendre toute la valeur : cette figure était, reste belle dans les sens les plus exigeants et les plus complets qui soient. Il en va d’ailleurs de même pour René Char. Jorge était, si l’on peut dire, un être « total » embrassant un nombre assez stupéfiant de perspectives humaines.
Singulière impression de voir mon visage si près de Jorge, et je vous assure que cette proximité, à laquelle vous avez eu la gentillesse de penser, me touche énormément.
Votre fils étant nommé Consul Général de l’Equateur à Montréal, voilà une autre et belle satisfaction qui doit vous combler, ainsi que votre épouse, et en outre cette désignation vous aura permis de vous rafraîchir sous le climat canadien et de découvrir, sans doute, cette ville assez impressionnante qu’est Montréal (avez-vous eu le temps de faire un saut à Québec, où le vieux quartier es particulièrement sympathique ?).
s) Fernand Verhesen
Plus qu´un message qu´il n´eut jamais l´intention d´adresser, Carrera Andrade a signifié, tout au long de son œuvre, une manière d´orienter gestes et paroles vers l´homme, pour l´homme, vers les choses de ce monde et également pour elles, dans une attitude de généreuse et constante découverte. Si Carrera Andrade enregistre et fait l´inventaire de ce que capte son regard, ce n´est pas pour connaître, mais pour reconnaître, pour dire sa reconnaissance, peut-être aussi pour s´y reconnaître. Il ne s´est jamais agi pour lui de s´enfermer dans les limites d´une information ni des observations, mais de les acheminer en les respectant, vers le sens que l´émergence des êtres et des choses, leur intrusion insolite dans un monde aspirant à la stabilité, provoquent en celui-ci de troubles, de turbulences. Il importe donc de déceler, sinon de définir, ce mouvement vers une manière d´être avec l´homme, avec les choses, vers cette forme d´être qu´est, en somme, le poème. En cela le poème est susceptible de donner sens, le poète ne délivrant effectivement aucun message, mais ouvrant une possibilité – des possibilités – de sens. La démarche de vie, la démarche existentielle, entre l´autre, les choses et le moi, se déroulant dans l´illimité est nécessairement fluctuante, sans repérage immédiat temporel ni spatial, sans véritable “demeure” autre que ceux fournis par un moi errant dans un univers (dont l´unité est présumée, El cántico de la unidad universal, 1954-1958) en expansion, et soumis à l´apparence des choses imprévisiblement et infiniment surgissantes. La “Amistad de las cosas y los seres… en su vida cósmica enlazados / en oscura, esencial correspondencia”, permet sans doute l´espoir, fût-il chimérique (et Carrera Andrade s´en doutait), de résoudre leurs conflits ou antinomies. Comment tracer entre eux cette ligne de partage – ou mieux encore, nous le verrons – cette ligne de faîte où convergeraient leurs énergies chaotiques et sans mesure ? Par quels moyens confier au langage l´expression unificatrice, mais non réductrice, et concrètement efficace de ces énergies fondamentales, comment capter et… orienter leurs effets, le chatoyant miroitement de leurs reflets ? Carrera Andrade réservait précisément cette fonction à la métaphore, dépouillant celle-ci du tour fastidieusement ornemental qu´elle avait encore trop souvent dans la poésie hispano-américaine, et lui évitant tout recours à quelque idéalisme métaphysique que ce soit. Si Carrera Andrade explorait à l´infini les choses – avant les êtres, mais pour rencontrer plus sûrement ceux-ci – de ce monde, il souhaitait en transférer les données et les pouvoirs dans un langage qui fût doué d´une équivalence fonctionnelle : seule la métaphore lui parut susceptible d´assurer de manière immédiate et directe un tel transfert. La métaphore ne lui sembla cependant pas automatiquement (méfiance à l´égard des virtuosités d´un Surréalisme de surface) opérationnelle, et l´on peut se demander si la conscience qu´il avait de l´impossibilité de lui accorder des propriétés souveraines n´explique pas, en partie du moins, les moments de pessimisme qu´il ne cherchait pas à dissimuler : ils ne manquent pas de ternir parfois l´éclat essentiel de ce qu´il appelait superbement Les Armes de la Lumière (1953), destinées à éclairer la réalité. Sans doute à cette caducité passagère du pouvoir poétique faut-il trouver d´autres origines : dans la mélancolie, par exemple, dans la nostalgie à la sensibilité et à la pensée hispano-américaines qui toujours et sous toutes les latitudes (voir la période mexicaine, ses “Nocturnes” et ses “Solaires”) ont offert un contraste dramatique entre l´éblouissement qu´éprouvait et continue d´éprouver le regard devant la nature (particulièrement devant les splendeurs équatoriales), et un arrière-pays insondable. Car si Carrera Andrade atteignit maintes fois, au cours de certains de ses ouvrages, une lumineuse sérénité, le doute ne manqua pas de le tourmenter, et les métaphores s´assombrissaient souvent, sans jamais altérer leur capacité de déchiffrement du monde. Le seul regard n´a cependant pas pouvoir de questionnement, chez Carrera Andrade, c´est l´homme qui interroge au moyen du regard, et encore laisse-t-il souvent la question sans réponse : le mystère, généralement, reste entier. Peut-être tout simplement parce qu´il n´a pas de mystère : il y a, c´est tout. Chaque regard est une conquête sans violence, une douce et tendre conquête – mais jamais une appropriation – du monde : c´est pourquoi la question reste ouverte. Elle est plutôt participation en vertu d´un partage qui implique juste connaissance de la nature des “armes” dont nous disposons. Nommer, c´est partager de la vie, insuffler (acte du poème) de la vie aux choses ou reconnaître la leur. La conquête est, dans un premier stade, assumation inductive de ce que sont les êtres et les choses, et elle se mue en une création foncièrement identifiable à une tentative d´intelligibilité de l´univers. La métaphore, selon Aristote et ainsi que le rappelle Derrida, “sera un moyen de connaissance” (1). De la présence du monde nous inférons inévitablement (le monde serait-il sans notre regard ou sans que nous l´éprouvions ?) notre présence à nous-mêmes, sans la moindre altération de la sienne (“el país sin mapa… dentro de nosotros mismos”) (2) : c´est exactement à l´endroit, et au moment, de cette transmutation que Carrera Andrade reconnaît avoir connu un tournant décisif.
Ce champ associatif (un poème, ou un ensemble de poèmes groupés selon une thématique préalable ou postérieure à sa composition non intentionnelle) pourrait être considéré comme une métaphore générale, mais non synthétisante, ni globalisante, ni unificatrice et moins encore réductrice. Ce champ est bien celui où se déploie ce que Gaston Bachelard appelait si justement une “syntaxe de métaphores” (5). Celle-ci, très caractéristique de la poétique de Carrera Andrade, est essentiellement plurielle puisque vivifiée constamment par des facteurs nouveaux et imprévisibles : les métaphores sont suscitées à la fois par les événements, les rencontres fortuites, les “choses” innombrables et en perpétuel renouvellement.
Cette réalité, vue, sentie, éprouvée, côtoie le réel sur lequel la langue transfère la jouissance sensible en une jouissance sensibilisée de ce que l´intellect à son tour peut percevoir : d´une jouissance (ou d´une douleur, ou d´une nostalgie, ou d´une frustration, etc.) à l´autre, et les identifiant entre elles, ce seuil impalpable et transparent, la poésie. Celle-ci n´est pas vraiment transfiguratrice, mais bien plutôt élucidante et approfondissante de la réalité première, immédiate, “réserve” inépuisable, inaliénable, de ce qui ne cessera jamais de survenir, fût-ce pour des regards qui ne seront plus ceux-là qui dans le très éphémère aujourd´hui en perçoivent le décours.
Ce niveau est visiblement tracé par cette ligne de faîte dont nous parlions, où se trouve assurée la liberté créatrice du devenir en raison de l´éternelle dialectique entre le contingent et le permanent, le mouvant et le stable, le continu et le discontinu, le désordre et l´ordre, la vie et la mort.
C´est dans cette solitude dont nous parlions que Carrera Andrade vit son doute le plus profondément. Un doute qui exclut la “lumière naturelle” dans le sens où l´entendait Descartes (“Méditation Troisième”) et baigne comme d´un halo les sommets de son œuvre : cette lumière n´est ici en rien un absolu au centre rayonnant duquel toutes choses finiraient par s´équivaloir avant de s´absorber dans une sorte d´épiphanie d´apparence panthéiste, ou téléologique. Il n´en est rien : le regard fait retour vers la réalité et celle-ci est certes éclairée à la fois de l´extérieur par la lumière “naturelle” (dans le sens des Armes non cartésiennes de la Lumière), et de l´intérieur (lorsque l´homme accède à l´autonomie de sa conscience). Peut-être à ce moment est-il midi, l´heure médiane où la lumière est si puissante qu´elle en devient insoutenable et oblige le regard à l´horizontalité humaine (la poésie de Carrera Andrade est, avant tout, et dans une acceptation peu traditionnelle, humaniste). À ce moment-là demeure l´objet (les “choses”) irréductible, mais inconnaissable en soi, sur lequel porte la vue à la fois interrogative et enchantée.
NOTES :
Ce numéro de “Nuit blanche”, dédié aux lettres équatoriennes et intitulé “Regards sur la littérature équatorienne”, faisait partie d´une politique culturelle comprenant les activités suivantes : mois culturel au Québec, donation de milliers de livres, revues et cd de musique équatorienne et remise du buste de Juan Montalvo pour la place de l´Amérique Latine au Québec, ainsi que la création et la diffusion d´une page web sur l´Équateur par le Consulat Général de l´Équateur à Montréal (1).
(1) Mme Gloria Bourque, Mrs Gustavo Román et Fernando Romero ont aussi énormément travaillé (2000-2004) à l´élaboration, l´actualisation, la traduction et la diffusion de cette page web en trois langues : espagnol, français et anglais qui comprenait les sections suivantes sur l’Équateur : culturelle, touristique, économique, géographique, ainsi que sur le Canada et la province du Québec. Malheureusement, lorsque la nouvelle Consule Générale a pris ses fonctions, en 2004, quelques mois plus tard, tout a été effacé et plus particulièrement toutes les donations de livres, revues et cd réalisés (lieux, dates, et listes complètes des publications), la transcription des bulletins de presse mensuels en espagnol et anglais, une recherche sur 70 auteurs équatoriens traduits en français au XXe siècle avec une mini-biographie, les intitulés des œuvres traduites.