Cet ouvrage est introduit par l´article de A. Darío Lara: “Alfonso Barrera, poète et romancier” traduit par Nicole Fourtané qui a déjà permis à nos lecteurs de mieux connaître en français son œuvre. Par ailleurs, nous tenons à remercier vivement l´équatorianiste Gabriel Judde qui, très généreusement, nous a autorisé à publier sa traduction inédite de ce formidable roman. Deux morts en une vie.
ALFONSO BARRERA, POÈTE ET ROMANCIER*
Si le nom d’Alfonso Barrera Valverde est connu dans les lettres grâce à sa poésie dans laquelle: «le discours est d’une telle valeur lyrique qu’il semble, une fois la lecture achevée, qu’une lumière nous a éclairés», comme l’écrivit Benjamín Carrión, par contre, on ne savait rien de lui en tant que romancier. Dès lors, on comprend la surprise que causa, que me causa son premier roman Dos muertes en una vida (1). Qu’un romancier écrive de la poésie est arrivé fréquemment dans nos pays; mais qu’un poète au sommet de sa production publie un roman, ce n’est pas arrivé souvent. En tout cas, ça ouvre une attente. Il est intéressant de savoir si cette tentative a eu ou non du succès. Ce sera ma préoccupation dans les paragraphes qui suivent.
– «Aux alentours d’Ambato les jours se divisent en solitudes…»
Une confirmation manifeste que, chez Alfonso Barrera Valverde, la prodigieuse pépinière de laquelle son inspiration extrait les vers les plus surprenants n’est pas épuisée. Sur ce point, son roman est une nouvelle affirmation de son tempérament poétique exceptionnel. Mais le roman? Et le romancier?
Dès ma première et rapide lecture, par ce reflet pathétique du drame humain sans cesse à un pas de la mort; par ce mélange de réalisme et d’imagination; par cet admirable balancement du ton poétique et de l’insolite du récit: au fur et à mesure que j’avançais en compagnie de Jean Hiedra, quelque chose de cette enfance imprégnée de campagne et de terre natale agitait mon esprit, enfance baignée de poésie, avec son soleil spécifique et ses ombres exactes, comme celle que nous a laissée dans les pages du Grand Meaulnes cet adolescent génial que fut Alain Fournier: «ange des transparences». En lisant l’histoire de Jean Hiedra, comment ne pas rappeler Radiguet, cet autre «ange des ténèbres», génial lui aussi, «dont la vie – comme dit Cocteau – se déroule trop rapidement jusqu’à la fin». Comment ne pas évoquer enfin, en lisant Dos muertes en una vida, ce monde de mystère et de poésie dans lequel nous transporte Pedro Páramo, si le paysage de Camala n’était pas totalement désertique et calciné, tellement différent de celui de Barrera: paysage plein de verdure et de solitude.
Mais, au-delà de la première saveur du paysage et de la poésie; au-delà de ce «réalisme magique et poétique», le livre de Barrera offre un contenu beaucoup plus riche. Derrière le récit passionnant (expression d’un rêve vécu, c’est-à-dire poésie parfaite), il y a toute la saveur aigre-douce de notre pays, avec ses côtés plaisants et ses tragédies, avec ses enchantements et ses désagréments quotidiens. Derrière une toile de fond lumineuse et poétique, on découvre, on dénonce (avec quelle finesse, avec quelle clairvoyance!) toute l’amère réalité sociale qui jusqu’à maintenant ronge de façon scandaleuse, «après des siècles de soumission et d’attente», une grande partie des habitants de nos pays andins, victimes d’un sous-développement injuste et dégradant, mais dont ils ne sont pas responsables ou, tout du moins, pas les uniques responsables.
Cependant, il ne faut pas se tromper. Barrera n’est pas tombé dans la facilité et n’a pas fait de concessions aux tendances dépassées de l’abondante littérature bon marché sur ce thème. La «charge idéologique» qui a égaré les autres n’a pas obnubilé le poète, le narrateur dans ce qu’il a authentiquement ressenti et qui l’a troublé. Pour cette raison, l’œuvre de Barrera est, avant tout, une expression intime du sentiment populaire: «Je n’ai fait que m’asseoir à la porte d’une maison de campagne, converser avec les gens qui passaient, les aimer beaucoup et écrire un livre. Pendant que je le faisais, j’ai été surpris de l’accumulation de sagesse qui repose sous un chapeau paysan, sous un poncho, dirais-je plutôt, car celui-ci va près du cœur…», confesse l’auteur du roman. En ce sens, bien que Dos muertes en una vida puisse être rattaché au genre romanesque équatorien de dénonciation, de protestation qui a commencé dans la décennie 1930, Barrera a été trop conscient de ce lien pour éviter un danger dans lequel sont tombés bon nombre d'»indigénistes» d’occasion, qu’il dénonce, d’ailleurs, sans miséricorde: «Je ne vous cache pas que j’ai souffert de constater comment, parmi les plus coupables de l’exploitation et de l’exportation déformantes, les intellectuels ont eu un rôle coupable et inexcusable… Si j’ai évité les noms et les localismes indigènes, je l’ai fait justement pour ne pas présenter un produit supplémentaire des artisanats exotiques dont, avec des accents de colonialistes, se sont nourris nos révolutionnaires… ». Peut-être pour cela même, au-delà du terroir et de l’horizon andin, «les symboles du terrain sur lequel Jean Hiedra a cheminé» peuvent être considérés comme universels; Barrera le suggère ainsi: «… Je n’ai rien prétendu faire avec mon roman, sinon payer très partiellement une dette aux gens qui font l’histoire sans crier. Sur ce plan, sans prétentions, j’ai trouvé que les Caius de Rome ne sont pas différents des Tisalema de Pachanlica» (2).
«Quelque jour l’Anne-Marie pleurera pour moi tout un grand feu de bois vert. Ce n’est pas moi qui le dis, don Inocencio, mais une chanson que l’on m’a apprise. Et si je n’y suis plus, que deviendront les miens devant tant de fumée?» (3).
Et toute la philosophie d’un peuple millénaire:
Ainsi, bien que Dos muertes en una vida soit un roman authentiquement équatorien, pourquoi ne pas le rapprocher des formes nouvelles du roman universel? Peu importe le nom que l’on donne à ce courant, à cette tendance littéraire; ce nom ne sera qu’une lointaine approximation à la réalité, car plus que jamais dans l’histoire des lettres, l’expression «nouveau roman» appliquée à un courant demeure imprécise et vague. En réalité, elle n’évoque ni une catégorie esthétique ni un principe de création, ni même une technique définie. Tout au plus, elle sert à opposer le «nouveau» roman à l’ «ancien», considéré comme caduc. Sans doute, le «nouveau roman», si l’on en juge par la production actuelle, marque une période de stagnation ; nous ne connaissons plus l’effervescence des années 60 autour de Robbe-Grillet, Michel Butor, Claude Ollier, Marguerite Duras, Robert Pinget…, quand chacun de leurs livres sonnait comme une victoire sur le roman classique. Aujourd’hui, ce n’est pas le temps de l’abondance. Mais le «nouveau roman» continue à vivre, tout au moins dans les débats théoriques, dans les revues spécialisées et hermétiques. Si leurs luttes s’apaisent et leurs adeptes optent pour des expressions différentes, il ne fait aucun doute que le «nouveau roman» continue son chemin.
Plus encore, non seulement le «nouveau roman» est déjà entré dans l’histoire littéraire, comme en attestent les manuels, mais il a connu aussi une répercussion internationale. En atteste le fameux colloque du 20 au 30 juillet 1971, au «Centre Culturel International» de Cérisy-la-Salle, organisé par Raymond Jean, Jean Ricardou et Françoise van Rossum-Guyon, auquel ont participé sept écrivains représentants les plus notables du «nouveau roman». Lors de ce colloque, face à des auteurs aussi remarquables, se trouvaient aussi des critiques des principales revues littéraires et une pléiade d’universitaires français et étrangers. L’intelligente Jacqueline Platier, journaliste au «Monde», a qualifié ce colloque de Cérisy comme «le second âge du nouveau roman» (5). Les deux volumes de documents, discussions, déclarations et commentaires qui ont été publiés (6) confirment l’importance de l’appel à regarder le futur du mouvement et on comprend que le «nouveau roman» revendique une seconde jeunesse, sous la houlette de Jean Ricardou, laissant Robbe-Grillet un peu déçu, lequel n’aspire, par son œuvre antérieure, qu’à un rôle de «pré-théoricien», pas même de «précurseur».
Sans prétendre faire une analyse de fond, étrangère à cette présentation, comment ne pas rapprocher Dos muertes en una vida de Barrera de quelques œuvres des représentants du «nouveau roman». De celles de Claude Ollier, par exemple. Il n’est pas le plus difficile des membres du groupe, car il ne recourt pas à la désarticulation de la syntaxe ni aux artifices de la typographie ni aux méthodes narratives qui désorientent la continuité du récit. S’il partage avec les autres une vertigineuse faculté d’abstraction, Ollier, comme Barrera, se préoccupe de l’analyse de l’existence, de plusieurs existences possibles, dans un milieu privé de toute séduction anecdotique. Mais l’Équatorien, s’éloignant du Français, ne cherche pas les termes techniques qui viennent renforcer une impression d’air raréfié et son vocabulaire convient à l’exploration des êtres humains authentiques.
Et de Marguerite Duras, dont les œuvres se déroulent presque comme un film, avec de brèves annotations pour la localisation et le mouvement des personnages; les dialogues très rares sont comme inscrits derrière le décor et se réduisent à des mots rapides, à des regards, des grimaces, des insinuations… où l’on admire le triomphe de l’ellipse, de la litote. Comme dans le roman français, chez Barrera, une obscure fascination qui émane des ombres du récit est toujours présente et ses phrases résonnent comme un poème, comme un poème de la mort qui se grave dans notre esprit pour prolonger un cauchemar permanent.
Dans la description que nous apporte Barrera sur le tremblement de terre d’Ambato, par exemple, (et qui nous évoque cet autre chapitre plus détaillé et composé d’Arturo Montesinos Malo, dans les pages de son admirable Arcilla indócil) (7), comment ne pas rapprocher la ville andine détruite par le tremblement de terre de 1949, de cette autre ville, dans l’œuvre de Pinget, dévastée par un cataclysme et dont il ne reste que des décombres. Rêve ou réalité; des hommes nus qui dévorent des cadavres et parmi lesquels surgit Miaille à la recherche d’un asile, dans le coin d’une ferme. Cette fuite engendre l’idée de l’exil dont ledit personnage est l’incarnation; ensuite viendra l’idée de la dénonciation de tous les exils et des exilés qui en réalité «n’ont jamais laissé les lieux qu’ils pleurent«. On est déjà à un pas de la fable: dans l’exil de «la vallée de larmes«; dans l’exil de «ce monde«. Peut-être l’intention de toute l’œuvre est-elle de dénoncer cette terreur. Mais rien n’est sûr chez Miaille, comme rien n’est très clair chez Pinget. Pinget répondit à Jean-Louis de Rambures qui l’interrogeait sur la «structure» de son œuvre: «C’est un mot très à la mode, je le sais; mais je suis un poète, pas un mathématicien. Il n’y a pas un plan préétabli, une structure faite d’avance». Barrera, le poète auteur de Dos muertes en una vida, n’est-il pas dans la ligne de Pinget, l’auteur de Fable?
Cependant, dans son premier roman, Barrera se trouve très éloigné de ces auteurs dont le style révèle le travail pénible de l’extraction de leur univers obscur, étrange, qui gît dans le subconscient humain. Dans de nombreuses œuvres modernes, la lecture devient pénible à cause d’un style volontairement hermétique et de phrases jalonnées de signes cabalistiques et la pensée de l’auteur conserve difficilement une certaine logique que le lecteur essaie d’organiser. «Pourquoi infliger ce supplice mental? On a droit à l’expression claire, à la compréhension facile«, écrivait un sévère critique français en se référant aux œuvres de deux auteurs latino-américains et pas des moindres. Et le critique acerbe concluait: «Il est regrettable que tout ce talent se dilue de cette manière» (8).
Barrera dans son premier roman, comme les créateurs authentiques, sous n’importe quel climat, dans n’importe quel lieu du monde, n’ignore pas que «l’on écrit et que l’on doit écrire pour les mêmes raisons que celles pour lesquelles on vit et que l’on devine toujours l’homme derrière l’auteur«. C’est en cela que se fonde la dignité et la gravité de ce haut et délicat travail de la plume. «Un livre vrai et noble a quelque chose d’éblouissant; le sujet, au fond, est le même, toujours le même: un homme dit ce que sont ses relations profondes avec le monde» (9), a écrit aussi Guéhenno dans la préface de l’un de ses principaux livres. Le lecteur de Dos muertes en una vida sera émerveillé face à un livre plein de vérité et aussi d’éblouissement, car son auteur poète diaphane et si humain s’est fait l’interprète de son peuple; il nous a confié ses relations avec ce tout petit monde de sa terre natale: si l’on peut dire petit quand il s’agit du destin d’un seul être humain. Son livre, un grand livre, chante comme une confidence et une confession; mais aussi comme une accusation et un témoignage. C’est ainsi que je comprends – et je lui donne raison – B. Guido quand il écrit: Dos muertes en una vida est une petite grande œuvre…. Le roman d’Alfonso Barrera Valverde devra être dans les bibliothèques à côté de La ville et les chiens, près des œuvres de Ciro Alegría, près sans doute de celles de García Márquez, en particulier Pas de lettre pour le colonel (10). Et j’ajouterai: près du Grand Meaulnes, Le Diable au Corps, Pedro Páramo, c’est-à-dire près des œuvres classiques.
À l’heure où les études équatoriennes connaissent un intérêt particulier, grâce à l’organisation du «Centre d’Études équatoriennes» à l’Université Paris X, la belle traduction de Dos muertes en una vida que nous offre mon cher ami et collègue le Professeur Gabriel Judde arrive à point nommé. À coup sûr, cette petite œuvre sera bien accueillie par nos étudiants et le public en général. Bien qu’elle soit brève, c’est un bijou précieux et elle marquera, à coup sûr, une étape importante et décisive dans le genre romanesque de mon pays qui a toujours donné aux lettres hispano-américaines des prosateurs et des poètes de grande valeur, parce qu’ils ont été les interprètes authentiques des trésors de notre nature privilégiée, des problèmes et de l’âme de l’homme de l’Équateur!
Professeur A. Darío Lara
Maître de Conférences à
la Faculté des Lettres Libre
et
Chargé de Cours à l’Université Paris X
Notes:
* Nous remercions très chaleureusement Mme. Nicole Fourtané d’avoir traduit cet article de A. Darío Lara, publié le dimanche 17 avril 1977 dans le journal équatorien “El Tiempo” (Gaceta) ainsi que les critiques des étudiantes.
Je viens de lire Dos muertes en una vida d’Alfonso Barrera. Ce qui m’a d’abord impressionnée, c’est de voir à quel point cette œuvre suit la trace des plus illustres écrivains hispano-américains contemporains. En effet, cette année à la Sorbonne, nous avons étudié plusieurs écrivains hispano-américains, en particulier Vargas Llosa et Rulfo, car ils sont des chantres insignes de leur pays. À son tour, Alfonso Barrera fait un éloge de son pays, l’Équateur, mais il ajoute quelque chose de plus, quelque chose d’omniprésent, qui entoure subtilement son œuvre: la poésie.
Rappelons, par exemple, la manière délicate de décrire la cécité de la mère du protagoniste:
ou simplement l’évocation du petit matin:
«Avant tout le monde, la terre s’éveillait. Ensuite, avant qu’apparaissent les lumières, quelque chien, noctambule ou matinal, terriblement triste. On ne pouvait pas se fier aux coqs, car ils étaient de différentes sortes: ceux de deux heures du matin, ceux de quatre heures, et les retardataires».
Tout est imprégné de réalisme, toujours nuancé d’un grand lyrisme. L’histoire de Jean (le protagoniste) n’est pas celle d’un paysan, c’est plutôt celle de l’archétype d’un paysan: celui de l’Amérique latine.
C’est d’abord une simplicité et une pureté de sentiments, qui se manifestent avec peu de paroles et une intuition profonde:
C’est ainsi que tous deux, empiriquement, apprirent à cheminer ensemble».
lorsque la mort apparaît comme une fatalité:
Et tout se mélange dans un folklore bigarré qui n’a pas échappé non plus à la plume d’Alfonso Barrera:
Enfin, c’est le paysan attaché à sa terre et à son village:
«– Qu’a donc ta mère, qu’ont donc les tiens, pour ne jamais bouger de l’endroit où ils sont?
– Maman dit qu’à Pachanlica et à Ambato elle se trouve plus près de Dieu et des siens».
Barrera aurait pu dénoncer ces peuples sous-développés mais, sans violence, il préfère nous mettre face à une réalité qui, malheureusement, est vraie, nous la montrer. À la fin du roman, Jean meurt pour défendre les droits des pauvres; il meurt sans bruit, doucement, car Barrera n’a pas voulu faire de cette mort l’essentiel de son récit; car Jean laisse un fils, c’est-à-dire qu’une vie va continuer ce qu’il a commencé. C’est l’espérance qui surgit à la fin: rien ne se termine tant qu’il reste la vie pour agir.
Un grand réalisme se dégage de l’œuvre; à travers Ambato ou Pachanlica, les petits villages de la campagne où vivent ou plutôt survivent des hommes, Alfonso Barrera dénonce les problèmes de son pays.
Ces notes que j’ai écrites sur sa vie pourraient commencer par une date de naissance. Mais ce serait mentir: Jean Hiedra naquit bien longtemps avant ou après, ce qui finalement revient au même. Il naquit en effet plusieurs fois. La première, quand la poule cendrée tomba du perchoir le plus haut et qu’Anne-Marie comprit alors que la basse-cour avait toujours été un peu vide. Elle était célibataire à cette époque, et le curé du village la regardait les dimanches à l’heure de la Bénédiction. Anne-Marie ne put rien faire pour elle, ni pour la basse-cour, ni pour le poulailler. Elle ne put que mettre sa solitude à l’endroit où se soulevait son corsage et remercier Dieu qui lui permettait d’apaiser momentanément ce trouble qui établissait un lien entre les perchoirs des poules et cet air qu’avaient les hommes la regardant traverser la place, de la fontaine au coin de l’église.
Jean naquit une seconde fois le jour où mourut la jument blanche. Personne ne souffla mot. L’église, qui sonne d’habitude pour les autres enterrements, ignora même le cadavre avec lequel les mains d’Anne-Marie jouèrent, pendant que sa mère, l’aïeule de Jean, était secouée par le tremblement de la maladie nerveuse qui, par la suite, la protégerait contre les derniers souffles de la vie. Sur le sentier qui s´élançait de l´arrière-cour de la maison, Anne-Marie se demanda comment elle pourrait remplir ses mains, entre lesquelles le toucher des rênes, dur toucher, cadavre flamboyant, réclamait quelque remède pour calmer le gonflement de son cœur, gonflement auquel il fallait donner un nom.
Quand il naquit, et ce n´est pas une simple formule, c´était le Vendredi Saint. La sage-femme qui prodiguait des soins aux accouchées du village tomba à genoux au milieu de la pièce, parmi les pommes de terre éparpillées, pleines de terre et de racines. Ils se signèrent: elle trois fois, et l´air trois fois de plus.
C´est donc ainsi qu´il naquit, car dire que l´on naît le Vendredi Saint, le jour de Noël, de la Fête-Dieu, ou le jour des Morts a une plus grande, bien plus grande signification. On n´a même pas besoin de se souvenir, le nom lui-même est presque superflu.
Ce que je connus en premier de Jean Hiedra furent ses lundis, ou, pour mieux dire, les lundis de ses fèves, de ses pommes de terre et de ses fraises, car c´étaient elles, toutes ensemble, qui descendaient avec Jean à la ville et la trouvaient blottie dans un repli du sol.
À vrai dire, sa semaine à lui, et ce qui le touchait de près, cela s´étalait sur deux jours: le lundi, très bref, et l´autre, à n´en plus finir, qui allait du mardi au dimanche. On pouvait rétorquer qu´il y en avait trois, avec le dimanche. Ce n´est pas certain. Aux alentours d´Ambato (3) les jours se divisent en solitudes. Celle du lundi a son aspect propre. Ce jour-là, comme tous les autres habitants, était à sa façon plus profond, plus éloigné des contingences. Du mardi au vendredi (4), il coupait l´herbe du champ de luzerne, conduisait ses bêtes au canal, saluait avec crainte tout être humain passant sur le chemin, ajustait son poncho qui glissait, cadeau de quelqu´un de plus grand que lui, par l´échancrure duquel, trop grande pour sa petite tête, non seulement ses yeux mais aussi ses épaules risquaient d´apparaître. Il fallait rattraper ce tissu ami quand, en descendant la pente, il tombait jusqu´aux coudes. Sans s´en expliquer la raison, Jean associait aux quatre coins du poncho les souvenirs de toutes les fois où l´eau du canton s´était perdue à cause du barrage mal construit, simplement parce qu´en obstruant le passage il avait incorporé trop peu de galets à la boue et qu´en outre il n´avait pas bien aplati les vertèbres de ce mélange, au point de les maîtriser.
Le lundi de Jean Hiedra commençait le dimanche soir. Durant les jours précédents, durant ce grand trou qui n´en finissait pas de se combler, du mardi au samedi, ses yeux se fixaient fréquemment sur la table du cordonnier voisin de la maison. En touchant les semences, le chanvre, la semelle, Jean pouvait atteindre seulement les dimanches “l´heure de la veille”, car à tous les autres moments le dos et le marteau du cordonnier, ainsi que les formes de métal, s´interposaient entre lui et ce silence si palpable que Jean était capable de percevoir uniquement sur la table libre l´endroit où ses mains pouvaient passer une fois par semaine.
Il convient certes d´expliquer pourquoi la nuit du dimanche s´appelait “ la veille”. Il est arrivé que la Grand-Fête, celle de la Vierge, “tombât” un lundi. Quand il en était ainsi, les prêtres repoussaient généralement les cérémonies au mardi afin de ne porter préjudice ni à la foire, ni aux participants, ni aux organisateurs. Mais comme il s´agissait de l´Immaculée Conception le docteur César Palacios, prêtre prestigieux maintenant décédé, candidat permanent au poste de Vicaire Général et futur candidat au titre d´Archevêque et d´Évêque de l´Archevêché ou des différents diocèses, décida que la Fête serait célébrée le lundi même et que la foire d´Ambato pour une fois serait privée de ses habitués.
Depuis cette date, et bien que ceci arrivât une cinquantaine d´années auparavant, la nuit du dimanche cessa de s´appeler dimanche. Et lorsque l´on convoquait les paroissiens à la bénédiction où figurait l´ostensoir, les gens ne disaient pas “nous allons à la bénédiction” mais “nous allons à la veille”. C´est ce qui permet d´expliquer pourquoi le lundi, dans l´esprit de Jean, ne pouvait commencer qu´un dimanche. Et même si ce n´avait pas été pour la Grand-Fête, le lundi commençait pour Jean au moment où, chaque semaine, on lui permettait de s´assoir à la table du cordonnier.
On ne comprendrait pas le destin de Jean, ses différentes naissances, la petitesse du cercle au dedans duquel sa vie, sa passion et sa mort avaient pu prendre de l´importance, si l´on n´en avait pas su un peu plus sur ses lundis.
Ses lundis, c´était un chemin poudreux gardé par des eucalyptus, des cactus et des fleurs d´agaves. Ce chemin avait pour origine la jeunesse de son père, et aboutissait au champ de foire du petit chef-lieu de province. Des deux points, le premier signifiait quelque chose de mieux défini et de plus concret que l´autre. Alors que la place du marché lui produisait une sensation diffuse, où se mêlaient les fruits, la foule tumultueuse, une saveur et une atmosphère difficilement définissables, la jeunesse de son père était derrière lui, se situant avec une parfaire clarté. En effet, son père avait raconté plusieurs fois comment il avait attendu la première arrivée du train dans la province (5). Mais ce n´est que lorsqu´ils descendirent ensemble au champ d´orge pour voir passer la machine du bord même des rails, qu´une amitié accrue, une parenté plus grande s´établit entre eux.
À partir de ce moment, cet instant représenta pour Jean la jeunesse de son Père. C´est d´elle que partaient tous les chemins. Les chemins n´avaient qu´une seule direction: celle du départ. Pour partir dans de bonnes conditions on partait de bonne heure. Et Jean aimait les petits matins parce que c´étaient des petits matins collectifs, avec ceux d´en haut, de Sainte Lucie la Haute; avec ceux d´ici tout près, de la Ravine; ceux de plus loin, de Terremoto (6); ceux de Sainte Marie la Basse, longue frange bordée de collines, où le Jour des Rois les cavaliers de Pucará représentait la défaite des fantassins vaincus “ pour toujours par les cavaliers”.
Mais les premiers à se lever n´étaient pas les hommes. Avant tout le monde, la terre s´éveillait. Ensuite, avant qu´apparaissent les lumières, quelque chien, noctambule ou matinal, terriblement triste. On ne pouvait se fier aux coqs, car ils étaient de différentes sortes: ceux de deux heures du matin, ceux de quatre heures, et les retardataires.
– Il commence à faire jour- avait coutume de dire à tour de rôle celui auquel c´était le tour de parler, cette semaine-là.
– Il commence à faire jour, annonçaient gravement les autres, comme s´ils avaient dit “Dieu existe”.
Avant de parler et avant de se regrouper, pendant que la terre s´éveillait, tous l´apprenaient peu à peu, car les murs de torchis des maisons captent les bruits souterrains et parfois les répètent à l´oreille de l´homme.
– Laurent … en … en …, Laurent Quisshpecé, le jour doit poindre par là. Enferme bien les miens, qu´ils n´aillent pas faire du mal. Les “miens”, c´était la petite basse-cour. “Aller faire du mal” signifiait que les animaux pourraient entrer dans les champs ensemencés.
Le dialogue ne s´amplifiait pas de maison en maison, de bouche à bouche, mais de colline à colline. C´est pour cela, et pour l´ensemble, que Jean aimait les petits matins.
Son père se leva frais et dispos ce lundi-là. Il rencontra les vendeurs d´herbe et les salua. Puis le bûcheron et il prit des nouvelles des arbres. Quand il rencontra le curé, il se laissa interroger. Pour dire qu´il se sentait bien, il répondit que le vent du vallon avait hurlé pendant la nuit comme il ne l´avait jamais fait auparavant. Mais Monsieur le curé ne partait jamais avec eux. Il avait coutume d´arriver après avoir célébré la première des trois messes autorisées pour les hameaux voisins. Et il restait.
Après s´être assurés que Monsieur le curé avait pris congé d´eux, convaincus qu´il étaient au complet, après avoir bien arrimé la charge sur les ânes et avoir prévenu les collines voisines qu´ils partaient, Jésus, Jean et le restant du groupe se mettaient en marche. Le chemin poussiéreux devenait alors le salon de conversation, où, pendant qu´ils cheminaient, ils se racontaient leur semaine, sous la direction de celui à qui c´était le tour de parler, pendant les haltes.
Cette fois, en arrivant à Ambato, avec le dernier souffle de vent à droite et un nuage de poussière citadine en face qui jouait au chien qui salue, il faisait grand jour. Des différents chemins, les groupes convergeaient dans une seul rue, capable de répartir les nouveaux arrivés entre la place aux légumes, celle aux victuailles, celle au pain et aux fruits et celle aux animaux domestiques. Jean éprouvait une légère crainte lorsque, de ses pieds maigres, il foulait la ville.
Les camions, réveillés tôt ou ayant roulé la nuit sur d´autres routes, passaient en flairant les paysans, les effrayant, et leurs lourdes bâches battaient des ailes furieusement.
Jésus reçut le premier avis de l´un d´eux. En roulant, sa jante avant droite, celle qui ressemblait le moins à une roue de charrette, frôla une pierre ronde jetée là sur le chemin, l´enfonça d´abord dans le sol et ensuite la projeta. La pierre passa en face des yeux de Jésus, à deux centimètres, et s´incrusta dans le mur humide d´une maison de pisé.
– Il s´en est fallu de peu que ce soit mon heure -prédit-il, tout en regardant la pierre dont la trajectoire avait longé les frontières de la mort, frontières que le curé disait connaître si bien et si profondément.
– Jésus dit facilement des bêtises. Quand ça doit arriver, on n´y échappe pas. Ҫa ne préviendra pas. La mort est une belle garce, elle vous agrippe quand vous vous y attendez le moins.
– Misère, il faut que je te laisse, comme un objet abandonné, et me rende où l´on ne saura rien de moi ni de mon passé- chantonna un homme du groupe, celui auquel c´était le tour de parler le plus cette semaine-là. Celle qui grondait Jésus, c´était Maman Fischi, vieille commère qui, parce qu´elle avait guéri les blessés du village n´avaient jamais perdu le droit de descendre à Ambato chaque lundi et de prononcer tous les jugements d´ici-bas.
– Ils ont cessé de chanter et n´ont d´autre occupation que la mort- avait coutume de dire le directeur de l´école, prenant la défense de Pierre, quand on lui demandait s´il était juste qu´il fabrique des cercueils pour les enterrements.
Il confectionnait les cercueils sur mesure. Il avait de nombreux montants tout prêts, dont le bois était poli à l´intérieur, verni à l´extérieur, les morceaux de velours coupés, non encore collés, afin de raccourcir au moyen des ciseaux et de l´égoïne ce qui dépasserait après avoir mesuré le nouveau mort. Avec les morceaux qui étaient en trop il faisait des consoles, qui généralement aboutissaient à l´église, afin que les nombreuses statues assises aient un endroit où reposer leurs pieds ou dans le but d´ajouter aux prie-Dieu un endroit destiné au missel des femmes âgées.
Les morceaux encore plus petits étaient destinés aux enfants, pour qu´ils jouent, accolés aux losanges de bois, auxquels des manches avaient été ajoutés dans les angles irréguliers, grâce à deux clous énormes, tout cela pour frapper une minuscule pelote de solide ficelle, qui volait du coin de la rue des Défunts jusqu´à la ligne indiquée pour les rebonds, à l´endroit où l´ombre du cyprès ne pouvait parvenir, et où elle ne réussissait pas à faire pousser la mousse. Pour cette raison, parce que son père n´était pas grand, parce que son oncle lui avait donné des morceaux d´une dimension différente, plus grands que d´ordinaire, avec lesquels on jouait facilement; parce que cette pierre volait semblable à une balle rapide frappée par une main amie pendant les nuits passées sur le haut plateau, frappée pour ne pas rebondir, pour se fixer dans le destin, Jean eut la légère intuition qu´il recevait un avertissement.
Cela arriva en pleine ville, quelques heures plus tard. Ils avaient déjà réussi à vendre les légumes. Les acheteuses -“estimez en pommes de terre”- invitèrent les autres à acquérir à plusieurs au prix du quintal ce que les boutiques, dans le cas contraire, vendraient à la livre. C´est ainsi que l´acheteur ingénieux se défendait: On s´unissait afin que plusieurs pauvres puissent se tirer d´affaire au même compte qu´un autre moins déshérité.
Jésus avait vendu ses trois quintaux à plusieurs “estimeuses”. Il restait encore à annoncer le boisseau de maïs et les quatre sacs de “mellocos” (8). Mais il voulut acheter des chemises pour ses trois neveux et une glace pour ce fils qui l´accompagnait. Il le prit par la main. Ils s´apprêtaient tous les deux à traverser la rue quand ils virent venir un camion sur eux. Jésus, atteint violemment à la jambe droite, tomba face contre terre, sa tête heurtant le bord du trottoir. Jean se vit tout à coup au centre du tumulte, en possession du corps de son père, sans savoir en quoi la vie commençait à consister, naissant, contemplant ses propres mains et apprenant qu´à certains moments, et à des moments précis, elles ne servent pas à grand chose.
Quand ils le dépossédèrent de ce corps, quand tous emmenèrent son père, il ne sut même pas ce qu´il allait devenir. Il demanda où était l´hôpital.
Il les trouva devant la porte, occupée à des tâches différentes: les hommes regardaient le heurtoir; les femmes, assises sur le trottoir, reconstituaient un évènement dont elles n´avaient pas été témoins. Elles le reliaient à la pierre annonciatrice, citaient le Seigneur et le chien qui hurlait toutes les nuits derrière le robinet de la place, où les fantômes étanchent leur soif puis continuent leur chemin.
IV
Il s´assit sur le trottoir avec le groupe de femmes. Non loin, à l´angle de la rue, les ouvriers municipaux, manœuvres employés à l´urbanisation, en uniforme délavé, frappaient une croix de pierre à coups de marteau: ils voulaient l´atteindre par dessous. C´était la même technique que pour abattre un arbre. Des longes de cuir entouraient la partie supérieure, entre la tête et les bras. Quand les coups réussirent à l´ébranler, les longes tirèrent la croix en arrière. Ils la soutinrent au moyen d´étais en bois, ceux-ci cédèrent peu à peu et à la fin elle fit s´élever son nuage de poussière comme a coutume de le faire toute croix quand elle tombe.
Ils pénétrèrent dans un long corridor et, avec, eux, le silence et la faible lumière. Les camarades restaient derrière, face au grand heurtoir. Le docteur Raphaël posait des questions.
La salle de Sœur Isabelle, vaste étendue aux grandes fenêtres, semblait construite pour les âmes, non pour les corps. Le lit de son père était au fond. Il n´était pas dedans. Ils le cherchèrent. Ils le trouvèrent dessous. Tombé par terre, entièrement habillé, l´échancrure de sa chemise du côté droit, et une grande tache de terre sur le revers. Jésus était là, courbé en deux, comme s´il voulait défendre avec ses genoux cette tête blessée qui saignait non par les cheveux mais par la bouche, et qui laissait couler non pas du sang mais un vomissement couleur café, peu abondant, épais, coagulé tout près des yeux. Le lit, en haut, où peut-être quatre ou six bras avaient laissé ce corps auparavant, ne faisait, de même que le camion, que le recevoir et passer sur lui. Pour Jean la salle était une rue de plus, une rue avec des couffins vidés. Sœur Isabelle saluait au loin, depuis la porte, d´une main et avec un sourire semblables à ceux des voyageurs.
– Nous voici, docteur.
– Nous apportions la radiographie. Le cas est grave, docteur. On voit clairement les deux lignes de fracture.
– Vous n´auriez pas dû le déplacer. Est-il possible qu´on le laisse seul et qu´il tombe ainsi du lit!
– Nous n´avons pu maîtriser cet homme, docteur, tellement il s´est débattu; s´il avait voulu se laisser faire…
– Maintenant, remontez-le avec beaucoup de soin. Non, pas par la tête. Il ne doit même pas sentir qu´on le déplace. Maintenez-le, maintenez-le bien.
Une dose pour plusieurs hommes lui fut injectée. Jean vit la tranquillité, eau dormante, gagner les traits de son père. Il n´en fut pas effrayé. Il savait que cette tranquillité n´était pas définitive mais qu´elle constituait à peine une nouvelle anticipation, plus douce que la pierre du voyage.
– C´était donc un mensonge, ces aboiements du chien hier au soir.
– Ne parlez pas trop vite, Maman Fishi. Avec une fracture du crâne on n´a vu vivre personne.
– Chien de malheur, dès mon retour je le tue pour avoir volé et parce que ça fait deux poules qu´il me mange.
Sa mère sortit aussi peu de temps après. Les médecins ne pouvaient rien faire d´autre que de veiller au repos et de soigner à l´intérieur les nerfs et le sang. Personne ne pouvait rien faire, pas même Anne-Marie, qui ne cessait de pleurer en revenant chez elle.
V
Pour sûr, des tournures comme “s´éveiller” et “être matinal” sont aussi une façon de parler, car lui se mettait en tort aux heures du crépuscule. Quand les autres membres de la famille se réunissaient autour du malade, qui commençait déjà à marcher et à s´asseoir sur la chaise haute, celle du prie-Dieu, Jean calculait qu´on ne l´appellerait pas, courait chez le propriétaire du gramophone, son oncle plus exactement; il passait sans que “celles de la cuisine” le voient, remontait la manivelle (ce qui est différent de remonter avec la manivelle), plaçait les disques, les écoutait avec une sensation de terre lointaine vers une terre encore plus éloignée, avait envie de pleurer, et alors il était temps de se mettre à courir de nouveau afin que personne ne remarque ses absences. Sa manœuvre n´était pas facile, car il n´était pas question de se confier aux cousins, qui eux non plus ne pourraient approuver le sacrilège de ses mains audacieuses qui atteignaient la musique d´autrui.
De toutes façons, les faits qui influencèrent le plus la vie de Jean Hiedra furent peut-être le gramophone et la lucidité soudaine de son père, deux blessures qui étaient jumelles: grandes à l´intérieur, faible plainte à l´extérieur.
Jean avait cru auparavant que quelque pacte existait entre ses parents afin qu´elle seulement, “parce qu´elle était de naissance supérieure”, pût formuler un jugement avec les évènements. Mais tout à coup il se rendait compte que le pacte signifiait un certain renoncement conscient de l´homme. Et dans cette lucidité acquise par le malade, il apparut clairement que Jésus connaissait non seulement ceux qui lui rendaient visite (bien que parfois il intervertît leurs noms) mais aussi les gens âgés déjà décédés.
– Vous ferez en sorte que don Inocencio soit content, et qu´il parte de même-conseillait-il (Don Inocencio Fernández était mort trente ans auparavant).
– Oui, il est bien installé et on s´occupe bien de lui également- s´empressaient de répondre Pierre et en outre quiconque des présents, en faveur de don Inocencio, personnage à la longue barbe qui présidait alors la réunion, appuyé sur la poignée métallique de l´une de ses brillantes cannes d´écaille, protégées par un dé à l´extrémité inférieure.
– Dans ce cas, vous ne partirez pas, don Inocencio. Savez-vous que depuis plusieurs jours je suis pris d´une fatigue, comme une montagne mal sellée, dont les étriers me frappent ici -il indiquait approximativement les tempes-. Voyez-vous, don Inocencio, quand l´Anne-Marie me demandait si vous avez été content, je ne savais quoi lui répondre. Je profite donc de l´occasion. Vous souvenez-vous de notre marché de Misquilli? Je vous ai vendu mon arbre aux “capulis” (10) mûrs et vous m´en avez vendu deux portant des fruits, afin que nous les mangions tous ensemble, à l´ombre. Il me semble que vous m´avez abusé, don Inocencio, car j´étais jeune et vous de peu mon aîné, excusez ma franchise. Et vous avez dû accepter n´importe quel prix pour que je n´abandonne pas. Comme le font maintenant tous ceux ici présents qui acceptent ce que je dis et préparent à la hâte, parce que je suis malade, la citronnelle ou la verveine. Ne croyez pas don Inocencio que je ne me rende pas compte. Quand j´étais en bonne santé, ni vous ni moi ne valions grand chose. Anne-Marie elle-même n´était pas ainsi avec moi.
– Ne dis pas de sottises, Jésus -répondait chaque fois don Inocencio, appuyé sur sa canne d´écaille. Ne dis pas ce qui est évident. Tu peux offenser tout le monde et les premiers à en souffrir seront toujours ta femme et son curé.
Soudain on entendait des hennissements –une cataracte de hennissements- qui se déchaînait contre les derniers murs de la nuit. Les chiens commençaient à aboyer. Et Jésus ne voulait pas continuer la conversation. Il les regardait tous, souriait tristement à Jean et, avec une visible précision fermait ses paupières et sa bouche. Jean, quant a lui, était là, sous ces paupières, monté sur le plus rapide des chevaux qui tournoyaient dans un nuage de poussière, au milieu des noms, des souvenirs. Jean, qui revenait de rendre visite au gramophone, ne pouvait non plus conter à personne comment les secousses s´atténuaient peu a peu sous ses jambes, devenant de douces échines, un pas lent, un endroit calme, s´harmonisant avec l´air en mouvement puis s´immobilisant.
VII
Arrivé de Guayaquil, Jacques, qui ne savait que faire de ses deux mains, s´arrêtait de l´autre côté de l´établi et pointait son nez sur l´allée et venue du rabot sur la planche, voyait monter le copeau accompagné de la fine poussière qui ne sort que du bois sec, pensait que beaucoup de poussière devait déjà s´être élevée jusqu´aux alvéoles du frère charpentier, par sa bouche, pour descendre ensuite dans ses poumons. Mais il n´en dit rien, de même qu´il ne lui dirait jamais que pendant les nuits qui l´assaillaient également, ses hauts plateau à lui, ceux de la malaria, s´emparaient de lui, le secouaient à l´aide de vents apparus sur la crête de la fièvre. Il ne le dit pas, il préféra parler du rabot qui glissait sur la fine planche.
VIII
Personne ne fut surpris, mais les larmes tombèrent également. Jean aurait voulu être conducteur d´omnibus, muletier ou bûcheron, quelque chose de différent, quelque chose qui aurait eu un rapport avec la musique du gramophone. Il regarda les nombreuses vallées, sa douleur tout en bas, comme seuls les hommes de la montagne peuvent voir. Deux collines plus loin, août agitait les cerf-volants des autres enfants. Il fit le signe de croix sur son visage. Il lui fallait, lui avait-on dit, avoir maintenant encore plus d´attention envers sa mère.
Le jour suivant, comme tout était prévu, on le conduisit à Ambato, chef lieu de la province. Des amis plus âgés “lui donnaient un gîte” pour qu´il puisse continuer ses études dans un collège du gouvernement. Son père commençait à s´appeler non seulement Jésus Hiedra mais plus généralement Père Pachanlica. Sa mère aussi s´appellerai Mère Pachanlica. Et lui, bien qu´il ne sût jamais grand chose de lui-même, serait à sa façon, Jean Pachanlica.
Ainsi, qu´il aimât les personnes et les choses allaient constituer un fait définitif, supérieur, indépendant de la qualité des autres ou de la durée des objets familiers. Mais qu´il pensât ou non d´une façon, qu´il s´agît d´une façon ou d´une autre dépendait désormais, sans aucun doute et pour une grande part, des idées elles-mêmes, et surtout de l´impression -ou de son absence- qu´elles lui donnaient de faire partie du lundi de son village.